Les
deux journalistes libérés récemment en Syrie semblent avoir compris que les
rebelles qui les avaient capturés envisageaient de réinstaurer un califat en
Syrie. Arlésienne orientale ? Relecture fantasmée de l’histoire omeyyade ? Vœu
pieu dans une société largement sécularisée par des années de dictature
baasiste ? Tout cela à la fois. Envie de tenter une autre voie, un
renouvellement sur la base d’un mythe du retour aux origines, d’un retour aux Salaf, c'est-à-dire aux grands ancêtres.
Assurément. Toute la question est pourtant de savoir ce que pourrait bien
impliquer pour des Syriens (ou des non Syriens) un califat centré sur la Syrie.
Car il y a loin de la coupe aux lèvres. Si on s’en réfère à la tradition - et
c’est bien ce que les Salafistes font - un certain nombre de critères sont
requis.
Signifiant
« successeur » du Prophète ou « lieutenant » ou « vice-roi » d’Allah, le titre
de calife (khalifa en arabe) est
institué à la mort de Mahomet en l’an 632 (de l’ère chrétienne) pour recouvrir
la fonction militaire de commandeur des croyants (Amir al-muminin) et celle, religieuse, de guide des musulmans (imam) précédemment tenues par le
Prophète. Il contient donc dès ses fondements l’une des caractéristiques de
l’islam : la fusion des pouvoirs spirituel et temporel, la fonction spirituelle
l’emportant à l’origine sur la fonction politique.
Symboles
de l’âge d’or de l’islam, les quatre premiers califes – les « bien guidés » (rachidun) connaissent un mode de
désignation électif assez compliqué qui résulte de l’absence d’un principe
directeur dans l’organisation de la succession de Mahomet. Après l’émergence de
la prétention des Alides - descendants d’Ali, gendre du Prophète -, les
Omeyyades (661-750) leur succèdent et imposent un principe héréditaire ; ils
transportent leur capitale de Médine à Damas. Administrant le Syrie comme si
c’était son fief, organisant son pouvoir sur une base clientéliste, la dynastie
omeyyade jette le discrédit sur l’institution califale et contribue notamment à
faire émerger le chiisme comme un courant d’opposition susceptible de proposer
un projet plus équitable. En 750, les Omeyyades sont renversés par les
Abbassides (750-1258) qui se sont précisément appuyés sur les revendications
chiites pour attirer à eux les masses populaires. Ils reprennent cependant le
principe héréditaire de la transmission califale, laquelle exige une
légitimation par le sang puis un enregistrement pas des docteurs de la
religion, les ulémas. De façon à ne rien laisser de la dynastie omeyyade et à
se rapprocher de la tradition persane, les Abbassides installent leur capitale
à Bagdad. Durant cette période pluriséculaire, le califat se transforme
profondément, les califes abandonnant petit à petit leurs prérogatives pour ne
conserver que des fonctions de représentation.
Les
Omeyyades et les Abbassides n’ont pas été les seuls représentants du système
califal. Ils ont toujours dû partager leur pouvoir avec d’autres califats, tels
celui de Cordoue en Espagne (929-1031), celui des Fatimides du Caire, califat
chiite (909-1171) sans parler de la dynastie chiite des « Shahanshah »,
dynastie bowayhide iranienne (945-1055). Ainsi, la prétention au califat
universel n’a-t-elle jamais pu se mettre en place totalement. Après la mort de
Al-Mutasim en 1258, le titre de calife disparaît sous les coups des Mongols, païens
ou chrétiens. Autrement dit, dans le monde arabe, le titre califal n’a jamais
été totalement universel et il est tombé en désuétude dès le XIIIe
siècle.
Mais,
prétendant que le titre de calife leur a été cédé, les Ottomans restaurent le
califat en deux temps, d’abord entre
1261 et 1543 sous l’égide des sultans Mamelouks du Caire puis en 1517 avec le
sultan ottoman Sélim 1er qui est reconnu comme « Serviteur des Lieux
Saints » par le chérif de La Mecque. Le titre - qui n’entre officiellement dans
la titulature turque qu’au XVIIIe siècle - est avant tout un
instrument politique permettant de dominer un ensemble arabo-turc, car le
califat n’est plus arabe ; il est turc. Cela ne pose guère de problème tant que
les Arabes acceptent – ou subissent plus exactement – l’autorité turque. Mais
qu’elle vienne à être contestée et tout l’édifice califal s’en trouve bouleversé.
C’est
ce qui se passe au début du XXe siècle quand, sur fond
d’impérialisme occidental, le sultan ottoman décide de mobiliser une politique
panislamique pour assurer la cohésion d’un espace de plus en plus travaillé par
les nationalismes. Au cours des années 1920, l’idée de califat universel se
heurte plus frontalement à des revendications nationales tandis que les Arabes
revendiquent un islam spécifiquement arabe, exprimé dans la langue arabe. Le
projet de califat arabe doublé d’un congrès musulman s’est enraciné grâce au
livre d’un notable d’Alep (‘Abd al-Rahmân
al-Kawakibi, La Mère des Cités, 1903) qui a, en outre, rappelé la nécessité
de choisir le calife au sein de la tribu des Qurayshite, c'est-à-dire au sein
de la tribu du Prophète. Le califat des Ottomans se voit donc concurrencé par
le chérifat de La Mecque représenté par les Hachémites, d’abord en 1915 lors de
la révolte arabe puis plus ouvertement en 1924 après sa suppression par la
Turquie de Mustapha Kemal Atatürk qui a pris soin, au préalable de dissocier la
fonction politique (le sultanat est aboli en novembre 1922) de la fonction
califale (supprimée en mars 1924).
Cette
disparition califale de mars 1924 entraîne son lot de rivalités au sein du
monde arabe. Les concurrents historiques et presque naturels sont les
Hachémites car ils sont des descendants du Prophète. Ils sont représentés par
Hussein, maître des Lieux Saints et ses fils. Mais leur volonté de vouloir
dominer l’ensemble du Proche-Orient (avec Fayçal en Syrie puis en Irak, Abdallah
en Transjordanie) leur attire bien des ennemis, à commencer par le clan des
Saoud qui, venus du Nedj, veulent depuis longtemps s’emparer de la richesse de
La Mecque et de Médine (dont la prospérité est assurée par le pèlerinage). Plus
puissant militairement, Ibn Saoud s’empare du Hedjaz en octobre 1924. Mais
devant les prétentions califales du sultan du Maroc - poussé très largement par
Lyautey depuis 1915 -, Ibn Saoud, très prudent, préfère se contenter du titre
de « Gardien des lieux saints » en attendant qu’un congrès islamique le nomme
calife. Il sait qu’outre la prétention des ulémas à vouloir organiser des
congrès pour élire leur calife (congrès de mars 1926 au Caire, aussitôt
concurrencé par celui d’Alexandrie et celui de La Mecque), il existe d’autres
rivaux toujours plus nombreux : le roi d’Égypte, l’émir d’Afghanistan, Ahmed
Cherif, le chef de la congrégation des Sénoussis. L’impossibilité de trouver un
terrain d’entente débouche en 1927 sur l’idée d’une évolution vers une «
société des nations orientales », laquelle, plus politique que religieuse, est
un décalque de la société des nations européennes tout en étant déjà la
préfiguration de la Ligue des États arabes
(mars 1945).
En
conclusion, le califat a certes disparu du monde arabo-musulman parce que
Mustapha Kemal – un Turc laïc – l’avait souhaité. Mais s’il n’a pas été
restauré, c’est parce que les populations arabo-musulmanes n’ont pas su se
mettre d’accord. En conséquence, vouloir aujourd’hui restaurer un califat arabe
– d’obédience salafiste – comme outil de lutte (contre qui, contre quoi, là est
la question) est une absurdité puisque ce sont les Arabo-musulmans eux-mêmes
qui se sont orientés vers une position laïque avec la « société des nations
orientales ».
De
toute façon, restaurer un calife supposerait quelques préalables
indispensables, difficiles à réunir actuellement :
-
Trouver une figure charismatique susceptible de s’imposer à la fois comme un
chef politique et religieux, les qualités du calife étant attestées par le
Coran : il doit disposer de qualités naturelles : pubère, sain d’esprit, de
condition libre et de sexe mâle ; il avoir des qualités acquises comme une
aptitude à commander (nadjda) et
enfin avoir des compétences administratives (kifâya) et la connaissance des principes canoniques (‘ilm) ;
-
Obtenir l’accord des ulémas dans le cadre d’un congrès car la procédure
élective aura très certainement la préférence à un système dynastique ;
-
Trouver un projet politique qui ne soit pas un simple messianisme
révolutionnaire mais bien un moyen d’accompagner une jeunesse mieux éduquée
vers une vie plus moderne ;
-
Trouver enfin un projet califal qui soit compatible avec la réalité actuelle du
monde arabe c'est-à-dire avec des pays qui ont chacun une identité nationale
forte non soluble dans un ensemble supranational. En ce sens, faire de Damas le
centre du nouveau califat ne manquerait pas de susciter la colère du Caire, de
Bagdad, de Ryad, voire d’autres composantes de l’islam.
Julie d'Andurain
Enfin un article documenté et loin des fantasmes.
RépondreSupprimerMerci beaucoup. Il y en aura d'autres.
RépondreSupprimerJ.A.
Sous l'évocation des racines passées il y a peut être l'espoir d'émergence d'un plus grand
Supprimerdénominateur commun, les frontières n'étant que des épisodes de l'histoire.
Cependant, il parait toujours étonnant qu'un projet d'avenir soit un retour au passé.
"le titre de calife disparaît sous les coups des Mongols, païens ou chrétiens. "
RépondreSupprimerPardonnez mon ignorance, mais des mongols chrétiens ?? quelqu'un peut-il m'éclairer?
Les Mongols sont réceptifs aux cultes locaux. Les chrétiens nestoriens sont très présents en Asie centrale et beaucoup de chefs mongols se convertissent surtout dans l'armée qui part à l'assaut de l'empire arabe. Certains chrétiens croient en une justice divine châtiant l'Islam et envisagent une grande alliance...avant de subir la foudre à leur tour.
SupprimerMerci,
SupprimerEt ces Mongols Chrétiens que sont-ils devenus?
Pouvez-vous me conseiller un bon bouquin sur les mongols (synthétique et objectif) SVP?
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci pour cet article plutôt rare dans son genre. Je voudrais corriger 2,3 erreurs factuelles :
_ le califat abbasside ne disparaît pas avec le sac de Bagdad en 1258 : une branche de cette dynastie s'installa au Caire et subsista jusqu'à la conquête turque Ottomane (1217);
_ ce "second califat" abbasside fut purement honorifique et sous la tutelle suspicieuse des sultans Mamelouks (qui n'étaient pas Turcs et encore moins Osmanli) ;
_ la thèse de la dévolution califale entre les Abbassides et Selim 1er est une tradition apocryphe forgée tardivement et remise au goût du jour au XIX° siècle pour faire pièce au réveil du nationalisme arabe
_ la nature "césaropapiste" de l'autorité des sultans n'en était pas moins une réalité (le sultan étant l'"ombre de Dieu sur Terre") même s'ils n'en faisaient pas usage dans leur titulature.
Erratum : lire 1517 pour la conquête de l'Égypte par Selim 1er.
RépondreSupprimerA muadDib, merci pour ces remarques précises. Je n'avais pas développé sur le second califat car un "post" n'est pas une thèse, mais vous m'apportez des précisions intéressantes sur la tradition apocryphe de la fin du XIXe siècle. Merci.
RépondreSupprimerJ.A.
Pour l'histoire des Mongols, Jean-Paul Roux est un bon point de départ. Histoire de l'Empire mongol, Fayard, 1993.
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