jeudi 4 juillet 2013

Les fruits de mer sont moins spectaculaires mais bien plus dangereux que les tigres


Depuis deux ans, j’encours régulièrement les foudres de ma très haute hiérarchie pour oser dire que les réformes successives au sein du ministère de la défense depuis la fin de la guerre froide ont, à force de rationalisations et d’économies de bouts de chandelles, surtout eu pour effet de rigidifier progressivement les armées et donc aussi de les fragiliser.

Lors d’une réunion avec quelques fonctionnaires qui se félicitaient, à l’époque, du maintien du volume du budget (ici), j’expliquais que, outre que cela restait insuffisant pour résoudre le problème de financement de nos grands programmes d’équipement, cela avait été payé d’une pression accrue sur les hommes et les femmes. Supprimer 54 000 postes permettait certes d’économiser environ 10 à 12 % du coût du programme Rafale, mais il n’y avait pas non plus 54 000 inutiles dans les armées. Pour les régiments, privés de la plupart de leurs véhicules, empêtrés dans les réglementations croissantes, dépendants de la bonne volonté de bases de défense, tout deviendrait plus long, plus lourd, plus compliqué à mettre en œuvre. Cela contribuerait, au minimum, à lasser une organisation qui plus que toute autre est fondée sur le volontariat et la motivation. Surtout, en supprimant ce qu’un technocrate appelle les redondances et ce qu’un tacticien nomme un élément réservé, on réduisait aussi les moyens de faire face aux surprises. Un ancien ministre de la défense renchérissait en disant que le nouveau pouvoir (nous étions en 2010) aurait à gérer une institution en crise. Nous y sommes. Un magnifique Cygne noir nommé Louvois a déjà montré les dégâts de cette vision technocratique entre dilution des responsabilités et incapacité à  faire face au problème, les « réserves » ayant disparu.

Dans un domaine qui me touche particulièrement, le public découvre maintenant qu’en « interarmisant » les services historiques puis en plaçant le tout sous la tutelle du Secrétariat général pour l’administration, on n'a, mystérieusement, pas rendu ce service « plus souple, plus réactif pour faire avancer la défense et donc la paix, etc ». Bien au contraire, la recherche historique en a été ralentie jusqu’à l’absurde (ici). Pire encore, l’histoire opérationnelle, celle qui sert à réfléchir aux opérations en cours ou à nourri la réflexion doctrinale ne peut plus vraiment utiliser cette immense base de données de centaines d’années d’expérience de guerre. Celle-ci est enserrée par mille fils de Lilliputiens et un excellent officier-général vient de payer pour avoir essayé de les trancher (ici).

On attend maintenant la prochaine série d’équivalents-Florange (déjà un par semaine depuis quatre ans) et donc aussi les prochains craquements qui ne manquerons pas de survenir dans ces flux de plus en plus tendus. Au moins, les Taliban et les combattants d’AQMI venaient nous affronter les armes à la main. Finalement, ils n’étaient pas les plus dangereux pour nos armées.

9 commentaires:

  1. Une analyse comme toujours pertinente. Cependant, au lieu de dénoncer en permanence et obstinément le pouvoir de l'énarchie parisienne sur le ministère il faudrait aussi que les militaires sachent faire leur examen de conscience afin d'optimiser les moyens que la Nation leur a allouée. Est-il normal par exemple, que certains gestionnaire fassent fi des qualifications et des compétences des individus qu'ils sont censés gérer ?

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    1. Très amusant. Citez moi une autre institution en France qui soit plus optimisée que le Ministère de la Défense ? Lorsqu'on liquide 54 000 personnels alors même qu'une partie d'entre eux étaient indispensables au bon fonctionnement de l'instrument militaire (et qui sont remplacés par des sous-traitants moins compétents et souvent plus chers), que l'on ferme des bases sans avoir préalablement chiffré (correctement) le coût (comptable et stratégique) de ces fermetures cela force nécessairement les structures et les personnels à se flexibiliser à l'extrême.

      Comme pour toute structure, l'optimisation a des limites. Optimisons les dépenses des autres ministères, des collectivités territoriales et nous ferons un pas de géant. Il est urgent de laisser la défense se réapproprier ses propres structures qui ont connu 20 ans de mutation permanente.

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    2. Certes le système militaire n'est pas parfait, mais en ce qui concerne les remises en cause et les tentatives pour améliorer son fonctionnement interne, il n'a de remarques à recevoir de personne. Les militaires ont avalé les réformes successives comme autant de couleuvres, tout en continuant d'accomplir leurs missions. Bien souvent au prix de leur équilibre personnel, familial ou financier.
      Donc oui, on peut toujours mieux faire. Mais un peu de stabilité dans les structures et une vision au delà de la prochaine élection, ça aide aussi à mettre en place des structures robustes. Et pour ce qui est de la gestion des compétences, quand Bercy exige de supprimer à tout prix un certain nombre de postes par an, malheureusement les gestionnaires ne peuvent plus se payer le luxe de gérer les effectifs en fonctions des compétences. Ils répartissent la misère. C'est fort regrettable, mais à l'impossible, même les militaires ne sont pas tenus (quoique...)

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  2. Bonjour mon colonel

    Vous savez le curseur de la connerie ne va tarder à faire un tour complet,
    Une petite blague de banquier valable pour la défense !
    Un jour les banquiers s’inscrivent à une course d’aviron, ils sont gonflés à bloc, ils sont sûr de gagner !
    Mais surprise ! Ils arrivent bon derniers ? « Nous ne comprenons pas pourquoi nous avons perdu, nous étions préparés ? » Le juge intervient « si je peux me permettre vous aviez 1 rameur et 5 barreurs ! Cela ne peut pas fonctionner » mais oui bien sûr.
    L’année d’après ils se représentent, ils vont gagner ils sont trop bien préparés …
    La course se termine et les voilà toujours dernier ! Le juge vient vers eux « vous n’avez pas tenu compte de mes conseils » mais si s’écrient les banquiers « nous avons pris soin de particulièrement motivé le rameur » !!

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  3. Grenadier de la Garde5 juillet 2013 à 19:52

    Mon colonel,

    Encore une analyse pertinente et surtout courageuse.
    Le cas du service historique est effectivement édifiant.
    Encore une fois, les "techno-stratifs" l'emportent sur les chefs de guerre. Après tout, n'est-ce pas là une fascination bien française ?
    Ce qui ne cesse de me surprendre, c'est que malgré les engagements de combat à répétition (en particulier AFGHA, Cote d'IVOIRE et MALI, mais n'oublions pas aussi les BALKANS ou le travail a été bien fait), il n'y a pas plus de respect du travail des chefs de guerre. N'est-ce pas là le signe absolu de la société post-moderne ? La fin du chef de guerre, définitivement terrassé par le technocrate.
    Je trouve votre expression "mille fils de Lilliputiens" particulièrement bien choisie. C'est exactement cela, et dans presque tous les domaines...
    Il parait que les Gardes Suisses des Tuileries se firent retirés leurs canons par une décision administrative quelques semaines avant l'assaut qui devaient les décimer le 10 août 1792...
    Bonaparte lui sut, au contraire, s'en saisir (avec Murat aux Sablons)et les utiliser à bon escient lorsqu'il devint le fameux général Vendémiaire....
    Bonne continuation

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  4. Les armées doivent évoluer (esprit, méthode, planification, maîtrise des systèmes, commandement, savoir-faire et savoir-être individuel et collectif) mais force est de constater que les interactions politiques diverses et variées nuisent à la réflexion, à la recherche d'organisations cohérentes et performantes.
    L'EMA qui est en première ligne est toujours prêt à restructurer, à baisser les effectifs, à sacrifier le volet financier, à casser les équilibres fragiles.
    Objectif 1 : rationalisation et optimisation. La belle affaire.
    Objectif 2 : établir les processus de travail. Incontournable pour comprendre ce que l'on fait mais surtout pour identifier ce qui peut être supprimé.
    Vous l'avez compris le ver est dans le fruit et personne ne traite le fruit. La déconstruction de notre Défense est bien programmée.

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  5. « Lorsqu’un gouvernement est dépendant des banquiers pour l’argent, ce sont ces derniers, et non les dirigeants du gouvernement qui contrôlent la situation, puisque la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit. [...] L’argent n’a pas de patrie ; les financiers n’ont pas de patriotisme et n’ont pas de décence ; leur unique objectif est le gain. » Bonaparte.
    Si le passé ne permet pas de prédire l’avenir, tout au moins permet-il d’expliquer ce qui advient. Et ce qui advient, c’est tout simplement la dissolution de la Nation en tant qu’entité indépendante. Plus personne ne peut le nier, l’évidence est là sous nos yeux. Sans théoriser sur le ‘pourquoi’ (j’ai bien sûr comme beaucoup une idée très précise sur la question, mais ça n’est pas le sujet de ce blogue), il suffit de prendre en compte le ‘comment’ : obligation faite à l’État de s’endetter sur le Marché (dette perpétuelle) + mise en concurrence des états pour une moins-disance fiscale (baisse organisée du budget des états) + financiarisation des économies et hourra-bourse (destruction programmée du Travail) + disparition du contrôle des changes et maillage planétaire des paradis fiscaux (appauvrissement organisé des états).
    La suite immédiate ? D’ici à quelque mois, le ‘service’ de la dette (et de ses intérêts) deviendra le premier poste de dépenses pour notre pays, devant l’Éducation Nationale.
    Si la Nation disparaît, littéralement vidée de sa substance, elle n’a donc plus besoin d’une armée, tout au plus d’une force de police militarisée (et privatisée ?) pour maintenir un ordre qui ne sera plus vraiment républicain. Sans même parler de notions aussi dépassées que l’indépendance ou la liberté, ça risque d’être un peu léger pour faire face aux dangers d’un monde qui réarme massivement.
    La question va donc se poser avec de plus en plus d’acuité : le peuple et le gouvernement ayant désormais des intérêts objectifs distincts, pour ne pas dire opposés, lequel des deux doit-on dissoudre ?
    N’ayant ni résidences ni comptes off-shores et pour seul bien que ma patrie, le choix me semble assez évident.

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  6. Bonjour,
    Très pertinent.
    Dans le même genre d'idées:
    Les Ours blancs sont bien plus spectaculaires mais bien moins utiles que les abeilles (qui assurent 80% de la pollinisation des plantes).

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