Depuis
l’avènement de l’informatique et des réseaux numériques, le cyberespace
s’impose dans la majeure partie des activités humaines, aussi bien dans les
secteurs civil que militaire. En raison de sa place désormais incontournable,
il fait l’objet d’études et de réflexions au travers d’une discipline nouvelle
: la cyberstratégie.
L'ouvrage,
le premier du genre à destination du public francophone, se fait fort de
pénétrer dans les arcanes de cette discipline du côté russe.
La première partie est destinée à un public peu averti sur le fait cyberstratégique, et l'auteur nous emmène à la genèse de la cyberstratégie, tant dans son acception antique (ramenant à la gouvernance des hommes) que moderne (étude des systèmes de contrôle, d'information et de communication entre les êtres vivants et les machines). Tombée en désuétude, la cyberstratégie reprend cinquante ans plus tard et à son profit cette définition, tout en y ajoutant la composante du cyberespace. Après un chapître consacré à dégrossir certains termes souvent employés de façon identique, l'ouvrage fait place à une explication plus détaillée sur ce qu'est plus exactement la cyberstratégie, et d'insister sur la place de cette nouvelle discipline de l'art de la guerre/gouvernance (selon la modalité civile ou militaire) qui est à la fois autonome et transversale aux autres champs d'action stratégiques. Enfin, la partie introductive sur la cyberstratégie se clôture sur les enjeux contemporaux globaux qui ébauche les problématiques induites par l'essor du cyberespace sur différents plans avant de laisser place au coeur du sujet.
La
seconde partie traite de la spécificité de la cyberstratégie russe, ou plutôt
stratégie informationnelle comme l'auteur le précisera ultérieurement. Une
plongée dans le passé de la Russie est opérée pour expliquer combien l'absence
de service de renseignement et le manque d'unification des terres de la Rus'
(ou Rous') finit par être fatal à cette myriade de principautés en guerre les
unes contre les autres au moment où déferlent les hordes tataro-mongoles mieux
préparées car mieux informées sur l'adversité. C'est au sortir de cette épreuve
de près de trois cents ans qu'Ivan IV, vainqueur de ses anciens maîtres, en
viendra à créer la première forme de renseignement russe professionnelle. Il
sera toutefois nécessaire d'attendre le XIXème siècle et la période
napoléonienne avant de voir surgir un versant militaire pérenne. Les deux
chapitres suivants relatent la croissance aux XIXème et XXème siècles des
services secrets et les premières occurrences relatives au monde du
cyberespace. Et d'aboutir aux quatrième et cinquième chapitres pour suivre
l'explosition puis la recomposition desdits services en pleine cybérie. En concluant
sur la nécessité de prendre en considération combien les forces du
renseignement en Russie sont les gardiens du temple, constituant un état dans
l'État, prenant malgré tout davantage leurs distances avec le corps politique
tout en laissant le peuple Russe désigner un de leurs représentants à la
magistrature suprême.
La
troisième partie se focalise sur le cyber russe à proprement parler. Elle
débute par l'éclosion peu connue de l'informatique soviétique, portée par la
figure tutélaire d'Anatoli Kitov, colonel ingénieur à qui est par ailleurs
dédié l'ouvrage. Véritable génie qui connut les fastes années sous Khrouchtchev
où il réhabilita le terme de cybernétique et énonça, entre autres projets
d'envergure, la possibilité d'un maillage de supercalculateurs sur tout le
territoire dont la surcapacité serait employée à des activités civiles et non
uniquement militaires : le Sovnet avant Arpanet en somme ! La fin de
l'Union Soviétique créa une situation particulièrement dramatique pour nombre d'ingénieurs
en informatique, dont la destinée sera diverse : entre opérations
mafieuses, exil à l'étranger et créations de sociétés légales dont certaines en
pointe au niveau mondial. Le second chapitre revient sur cette période
particulièrement trouble et annonce le troisième qui se focalise davantage sur
le partenariat public-privé dont la finalité n'est autre que la souveraineté de
la Russie, et où une zone grise existe là où services d'État et spécialistes
privés oeuvrent de concert. Un credo que porta à sa manière le Premier Ministre
Medvedev lorsqu'il fut Président de la Fédération avec son projet Skolkovo, un
technoparc géant, premier du genre en Russie, dont l'ambition est de bénéficier
de moyens structurels et pédagogiques sur le moyen et long terme. Enfin, le
dernier chapitre ne laisse pas de côté la germination de mouvements civils
ayant récupéré à leur profit le cyberespace, et plus spécifiquement Internet,
pour obliger le pouvoir en place à réfléchir, réagir et même en certaines
circonstances, reculer. Toutefois, la Russie ne procède pas comme en Chine par
une censure dite sèche et préfère « occuper » le terrain virtuel pour réduire,
canaliser ou répondre à ces mouvements.
En sa
quatrième et dernière partie, il est question de la projection de la stratégie
informationnelle Russe. Et le premier chapitre se fait fort de faire découvrir
aux lecteurs que le premier texte public sérieux en la matière, outre une
première tentative en 1993 bien trop embryonnaire, est daté de septembre 2000,
signé par Vladimir Poutine qui a été confirmé comme Président quelques mois
auparavant. Particulièrement dense, le document est aussi riche et consacre une
vision qui est assez divergente des canons occidentaux, et plus
particulièrement Américains : l'on y décèle une neutralité technologique
plus affichée bien que quelques éléments techniques y soient disséminés. Une
forte importance est accordée à l'aspect civilisationnel et au passage de
témoin générationnel. Le second chapitre est axé sur le monde des affaires
militaires, et les deux textes de 2010 et 2012 qui amorcèrent une meilleure
visibilité sur la question. Le principal avantage du second texte est de
fournir des définitions précises de ce qu'est l'espace informationnelle, la
guerre informationnelle, les armes informationnelles et les troupes
informationnelles, sans pour autant bien entendu s'y réduire. Et d'effectuer la
transition avec le chapitre suivant où l'on prend connaissance d'une gestation
guère aisée pour le monde militaire sur ce plan stratégique, où les déclarations
vont de pair avec les initiatives erratiques. Toutefois l'auteur précise bien
que cette latence est compensée par une réflexion grandissante aidée
paradoxalement par le bouleversement de la grande mutation et modernisation des
armées engagée en 2008 (dite réforme Serdioukov, du nom du Ministre de la
Défense d'alors). Aux chapitres quatre et cinq, nous amorçons une entrée dans
ce que l'auteur nomme l'eurasisme cyberstratégique en plein monde multipolaire,
exposant les ambitions Russes dans la sphère informationnelle avec l'appoint
d'alliés géopolitiques comme la Chine ou des pays d'Asie Centrale sans négliger
pour autant l'action au sein de diverses organisations internationales ou
régionales. Enfin mais pas le moindre, le dernier chapitre opère une vision
prospective quant à la possibilité d'une cyberopératique. Après un rapide
rappel de ce qu'est l'opératique, l'auteur énonce ce qui serait spécifique au
monde du cyberespace, et entrevoie à terme l'implication de plus en plus nette
de structures étatiques en raison de leur plus grande mobilisation de
ressources techniques, humaines et financières pour de telles opérations.
Yannick
Harrel est membre de l'Alliance Géostratégique, chargé de cours en
cyberstratégie économique et financière ainsi qu'expert agréé sur le monde
russe et son proche étranger. Il a été lauréat du grand prix de la Revue de
Défense Nationale en 2011.
La
cyberstratégie russe, éditée par les éditions Nuvis (ayant déjà produit Cyberstratégie,
l'art numérique de la guerre de Bertrand Boyer) est disponible depuis le 28
mars 2013. Une version numérique est disponible sur le site de l'éditeur, et
contient en raison de sa souplesse d'édition quelques corrections et
actualisations de données, le tout agrémentée de développements complémentaires
à la version papier.
Retrouvez Yannick Harrel sur son blog : http://harrel-yannick.blogspot.fr/
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