Les Britanniques de la campagne d’Afrique du Nord en 1941-1942 et
les Israéliens de la guerre du Kippour en 1973 ont en commun d’avoir eu à faire
face à la même surprise tactique : l’apparition en face d’eux d’armes
antichars, respectivement le canon antiaérien de 88 mm et le missile Sagger, capables
de briser facilement toutes leurs attaques de chars. Ces armes miracles ont
complètement bouleversé le paysage tactique et auraient pu avoir de grandes
conséquences stratégiques si des parades n’avaient pas été trouvées. Mais là où
les Israéliens ont mis dix jours pour résoudre le problème, il a fallu presque
deux ans aux Britanniques. C’est ce décalage dans la réaction que nous allons
examiner ici.
Le refus de
voir et d’apprendre
Au départ, la source de la surprise est sensiblement la
même : le refus de voir. Dans les deux camps, les matériels sont déjà connus.
Le canon de 88 mm est en service dans l’artillerie antiaérienne depuis 1936 et
il a déjà employé contre les Britanniques en Belgique et en France. Le missile
Sagger est en service dans les armées égyptienne et syrienne depuis 1970 et il
a même été utilisé à quelques reprises contre les Israéliens. Des rapports et
des articles existent décrivant les capacités de ces engins. Les deux armées ont
donc eu la possibilité d’appréhender les armes qui vont leur poser tant de
problèmes mais elles ne l’ont pas fait.
L’origine du problème est à la fois culturelle et
organisationnelle. L’armée britannique de l’époque est une armée très
cloisonnée qui cultive le culte du régiment. Les officiers britanniques font
toute leur carrière dans un corps particulier, ce qui provoque un attachement
particulier mais au détriment de la connaissance des autres. Les tankistes,
premières victimes des canons antichars, sont issus de deux traditions : celle
du Royal Tank Corps (RTR), création de la Première Guerre mondiale défendue
ensuite par ses promoteurs contre le conservatisme du reste de l’armée, quitte
à adopter, pour se faire entendre, des positions radicales (« le char sert à
tout et n’a pas besoin des autres) ; celle de la cavalerie, qui, après une
forte résistance, a été contrainte de troquer ses chevaux contre des engins à
moteur en 1936 mais qui conserve la même culture, les mêmes missions et souvent
les mêmes méthodes qu’avant. Si les unités du RTR sont malgré tout conçues pour
travailler avec l’infanterie comme en 1918, les unités de cavalerie considèrent
qu’elles n’en ont pas besoin. Les brigades blindées et même les divisions qui
sont formées au début de la guerre, ne comprennent que des unités de chars
comme unités de manœuvre.
L’armée israélienne commençait à avoir sérieusement le même
problème au début des années 1970. Après les victoires spectaculaires des
guerres de 1956 et de 1967, sans parler des raids de la guerre d’usure, le
couple chars-avions est considéré comme un binôme invincible. On augmente donc
le nombre de brigades blindées au détriment des autres armes et même dans ces
brigades la tendance est à la monoculture puisqu’on dépouille les bataillons de
chars de ses mortiers et que l’infanterie mécanisée est négligée. Comme dans le
cas britannique, les exercices de coopération entre les armes sont les
premières victimes des restrictions budgétaires car elles ne servent pas le centre
« noble » du métier.
Les conséquences cognitives sont importantes. Les officiers d’active
israéliens, qui sont très jeunes, oublient très vite les mécanismes de
coopération avec les autres alors que les Britanniques ne les acquièrent pas. Dans
les deux cas, par un biais classique on en vient à exagérer son propre objet de
connaissance et à sous-estimer celui des autres. Les officiers de chars britanniques
et israéliens en viennent à résumer le combat à des duels de chars et
éventuellement des charges pour mettre en fuite l’infanterie. On ne s’intéresse
pas au canon de 88 mm allemand d’autant plus que c’est un engin antiaérien, ni
au missile antichars, assez délicat d’emploi à l’époque puisque le tireur doit
guider le projectile sur la cible pendant plusieurs dizaines de secondes, ce
dont on estime les Arabes incapables. A aucun moment on n’imagine comment ce
type d’adversaire peut innover, en employant le 88 en antichars ou en tirant
les missiles par salves.
Dans les deux cas, le choc avec la réalité est terrible. Dans le Sinaï, les premières contre-offensives israéliennes menées par petits paquets du
6 au 7 octobre 1973 puis par brigades complètes (mais sans artillerie) le 8
octobre sont des désastres comparables aux charges des chevaliers français
contre les archers anglais à Crécy. Les premières opérations offensives
britanniques contre Rommel, Battleaxe
en juin 1941 et Crusader en novembre,
se brisent également contre les murs antichars que les Allemands déplacent
juste derrière leurs unités de chars et derrière lesquels ils se replient après
le premier contact. Dans leur désarroi et face au vide (les pièces de 88 mm camouflées
tirent deux fois plus loin que les chars britanniques), les Britanniques refusent
longtemps de croire que ce ne sont pas des chars allemands qui leur tirent dessus.
Passés la première surprise, les Israéliens cherchent immédiatement des solutions et ce à tous les niveaux car malgré tout ils ont conservé la culture de l’initiative et de l’improvisation. Dès la fin des premiers combats, les tankistes de chaque bataillon se réunissent pour trouver des parades. Ils s’aperçoivent que les chars mobiles dans la zone de tir ont beaucoup moins de chances de se faire toucher que ceux qui sont statiques, que les durée de vol d’un missile (30 secondes maximum) leur laisse la possibilité de se déplacer de plusieurs centaines de mètres jusqu’à un abri éventuel ou même de tirer un ou même deux obus dans la direction d’origine des tirs. Des procédures d’observation et d’alerte sont mises en place. Toutes ces idées sont regroupées puis échangées d’un bataillon à l’autre.
Une deuxième phase intervient avec l’arrivée des renforts et notamment des unités d’infanterie et d’artillerie des divisions, puis des réservistes qui associent tous une solide formation militaire avec une grande variété de connaissances civiles et même pour certains une expérience dans le domaine du combat interarmes. Cette richesse, cette diversité, l’absence de tout dogmatisme et même de formalisme permet de mettre en commun les réflexions et de trouver des solutions en quelques jours. On admet vite la nécessité de combiner préparation d’artillerie et manœuvre alternant infanterie et chars. Les unités de manœuvre elle-même redeviennent interarmes. La diversité des équipements stockés permet de récupérer des véhicules blindés de transport d’infanterie pour constituer des unités ad hoc intégrées aux chars et de les doter de mortiers. Les obus de mortiers, les mitrailleuses des véhicules blindés, les obus de chars permettent alors de saturer les zones de tir missiles et de de perturber les tireurs. Les divisions échangent entre elles leurs informations de manière informelle, sans attendre les conclusions de l’état-major général…qui ne viendront qu’après la fin de la guerre. Lorsque les combats reprennent le long du canal de Suez, à partir du 16 octobre, l’efficacité des missiles Sagger est rapidement proche de zéro.
Rien de tel chez les Britanniques presque trente ans plus tôt. L’armée britannique de l’époque n’a pas une culture institutionnelle du retour d’expérience. Elle a attendu 1932 pour analyser les combats de la Première Guerre mondiale et en enterrer immédiatement les conclusions car elles ne correspondaient pas aux orientations du moment. Le partage d’informations est limité et ne dépasse guère le niveau de divisions qui restent très « monoculturelles » jusqu’à l’été 1942. Même au niveau des brigades et divisions la liberté d’expression reste très encadrée par les conventions et le conservatisme. Lorsque les Britanniques découvrent l’emploi non conventionnel des canons de 88 mm beaucoup, comme cet officier prisonnier parlant à l’aide de camp de Rommel, trouvent simplement cela unfair. Le plus étonnant est qu’ils disposent, avec le canon antiaérien de 3.7 pouces de l’équivalent du 88 mm allemand mais qu’ils ne l’emploieront jamais de la même façon. Les tankistes n’en veulent pas et beaucoup d’artilleurs sont réticents à cet emploi non-orthodoxe. Il faut les demandes pressantes de quelques officiers directement auprès du commandement régional pour que quelques pièces soient détachées dans des positions statiques d’infanterie. On ne s’inspire pas non plus de l’expérience française à Bir Hakeim où le canon de 75 mm monté sur camion a été très efficace.
Il est vrai qu’au manque de diversité des approches et des expériences s’ajoute aussi le manque de diversité des équipements. Là où les Allemands disposent de deux chars efficaces, le Pz III avec un canon long de 50 mm antichars et le Pz IV avec un canon de 75 mm court servant une puissante munition anti-personnel, et de deux canons antichars modernes, le 50 mm et le 88 mm, les Britanniques ont une pléthore de chars mais presque tous équipés d’un canon de 40 mm à vocation uniquement antichars et avec une faible portée et une faible capacité de pénétration. Les transmissions manquent ainsi que les camions pour porter l’infanterie. Il est vrai aussi que le théâtre d’opérations est loin du Royaume-Uni et qu’il faut au minimum plusieurs semaines pour que les matériels arrivent aux troupes en Afrique du Nord.
La solution au problème tactique britannique viendra finalement de l’arrivée de matériels américains plus adaptés comme les chars Grant et Sherman et leur canon de 75 mm (français) mais surtout de la supériorité numérique au sol associée à la suprématie aérienne. Cela n’empêchera pas les déconvenues locales. Le 2 novembre 1942 pendant la seconde bataille d’El Alamein, la 9e brigade blindée perd encore 70 chars sur 94 en chargeant une ligne de canons antichars.
En conclusion, il apparaît clairement que la capacité d’adaptation rapide d’une organisation repose sur la possession d’un capital d’expériences diverses et d’équipements variés disponibles facilement associé à une culture pragmatique prônant l’initiative et l’échange des idées. En la matière, la jeune armée israélienne composée de réservistes s’est révélée supérieure à la vieille armée professionnelle britannique.
Pour enfoncer le clou : Le canon DCA anglais de 3,7 pouces était l'équivalent du fameux 88, les deux matériels étant de conception analogue et ayant des performances semblables. Il est surprenant de voir que les Britanniques voulurent toujours ignorer les leçons de leurs adversaires en ce qui concerne l'emploi de ces matériels dans la lutte anti-char. Le 3,7 anglais n'eut jamais l'occasion de prouver la sienne. Même à Elamein, alors que les alliés avaient une supériorité aérienne écrasante et que la 8ième armée disposait d'un nombre considérable de canon de 3,7 pouces (94 mn).
RépondreSupprimersource : doc hachette histoire armes de la 2 GM
Relativisions toutefois à deux niveaux :
SupprimerLe 8,8cm a été conçu dès l'origine comm eun canon polyvalent, c'est à dire que dès 1938, il était foruni avec obus explosifs. Les obus spécifiquement antichars seront produits avant l'entrée en guerre.
Rommel utilise ses 88 en avant de ses colonnes, aussi bien contre des cibles blindées que contre des retranchements et des positions d'infanterie (ceux sont les premiers canons à tirer sur la forteresse de Tobrouk).
La qualité de ce matériel tient donc plus à cette polyvalence, et cette versatilité.
Du côté anglais, avec des obus antiaériens, face à des PzIII ou IV vous faites quoi ?
Ce n'est pas tout d'avoir un matériel de calibre et de vitesse initiale équivalente, il faut aussi avoir les munitions antichars (ou explosives) pour cela.
C'est ce qui fait l'avantage d'un 88, d'un 75, ou d'un 76,2 russe...
Pour finir, les britanniques utiliseront leurs 3,7 inches antiaériens en antichars au moins une fois : lors de la chute de Tobrouk au soir du 20 juin, les colonnes de la 21. panzer-division sont arrêtées par une batterie lourde antiaérienne à l'entrée du port. Mais cette résistance sera rapidement submergée.
Cordialement,
Cédric Mas
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RépondreSupprimerEn Avril 1972 les Nord-vietnamiens ont fait usage du 9M14M Malyutka avec succès au début, les Sud-vietnamiens concentrant ensuite le feu des armes en direction du départ du missile, le servant ne pouvant être éloigné au plus de 15m ("ARVN crewmen would fire all weapons towards the Sagger's firing position, which would make the gunner flinch and lose control of his missile" Wiki). Cela pose la question d'un bon & rapide retex des conflits dans laquelle une armée n'est pas partie prenante. Cela pose encore plus la question de la diffusion de l'information aux niveaux les plus opérationnels. Souvent l'information reste coincée quelque part, n'est-ce pas ?
RépondreSupprimerPour faire le parallèle avec le présent et notamment ces Retex inter armées réclamés par Anonyme du 8 Août à 10:02, que propose t on quant à l'usage des blindés en milieu urbains, pour lesquels les Retex ne manquent pas après Grozny, Fallujah et ses Fantômes Furieux ?
RépondreSupprimerAprès Grozny, les Russes ont développé le BMP-T, combinant un châssis de T-72 et une tourelle inhabitée de 30mm, afin d'avoir une structure plus mobile, plus apte à tirer vers le haut et surtout moins vulnérable aux tirs pénétrant par le haut , justement là où la cuirasse est moins épaisse ...
Ce qui n'empêchera pas les US d'engager leur Abrams à Fallujah et de perdre des équipages justement lors de tirs pénétrant par la tourelle...
Question :
On fera quoi :
EBRC là où les RETEX sont d'employer du lourd ?
Donc Lecletc, son kit Azur et sa 12,7 télé opérée ?
Domage pour le Leclerc T-40 proposé par Marc Chassilian depuis plusieurs années et qui colle le mieux au BMP-T russe , à un moment où la réduction prévisible de l'ABC va libérer des caisses de Leclerc...
Pas besoin d'aller chercher des RETEX chez les autres ou dans l'histoire, bien qu'utile et passionnant, nous pouvons aussi nous meme créer des retexs.Retour d'expériences, mais quelles expériences menont nous nous meme? Le Colonel GOYA nous montre la voie (sans jeu de mot) avec ses expériences avec les groupes de combat (voir dans la tete d'un sergent 1/3).Des expériences exploitées et exploitables immédiatemment.Une occupation bien utile pour une armée qui betteravise.Des expériences faciles à mener dans les camps d'entrainements (ou plutot d'évaluation) ou nos SGTIA se font étriller toutes les semaines par les FORAD.Il faudrait un blog d'échange tactique libre entre tous les cadres.Aujourd'hui quand on veut apprendre des choses sur son métier on va sur la voie de l'épée.Merci mon Colonel.
RépondreSupprimerOn peut faire un parallèle avec les engins explosifs improvisés (EEI).
RépondreSupprimerLa menace n'est pas vraiment nouvelle, l'EEI n'étant que la version artisanale de la mine, elle-même largement employée au cours des conflits périphériques de la Guerre Froide ; et l'on se souvient également des "bobby traps" du Vietnam...
Aussi lorsque cette menace prend une dimension nouvelle en Irak et en Afghanistan (1/4 des pertes en Irak, 1/3 en Afghanistan), des parades, imparfaites mais efficaces, existent déjà. En particulier, l’Afrique du Sud avait développé dans les années 1970 les premiers MRAP (Mine Resisitant Ambush Protected véhicules), employés par diverses armées nationales sud-africaines (déjà) confrontées à une forte menace de mines et d'EEI dans des conflits irréguliers.
Il faudra malgré tout attendre 2006 pour que soit lancé un programme visant à équiper massivement les forces américaines en MRAP soit lancé.
Il semble qu'ici les causes d'un tel retard soient plutôt à rechercher du côté des lourdeurs administratives du Pentagone, d'un certain aveuglement (la guerre serait rapidement terminée), et de la volonté des services de préserver leurs programmes phares (Future Combat System pour l'Army, et Expeditionary Fighting Vehicle pour l'USMC).
En revanche, une fois le programme lancé, le MRAP sera un modèle de développement rapide (environ deux ans).
http://www.dtic.mil/dtic/tr/fulltext/u2/a493891.pdf
http://smallwarsjournal.com/jrnl/art/disruptive-technology-and-reforming-the-pentagon-establishment%E2%80%94part-ii
Dans les deux cas, les forces en présence avaient les ressources et les réserves suffisantes pour encaisser les pertes dues à la surprise tactique. Les Israéliens perdent plusieurs centaines de chars contre les défenses égyptiennes.
RépondreSupprimerPourrons-nous demain survivre à une surprise tactique, avec nos 4 régiments de chars, 20 bataillons d'infanterie et une réserve bien peu opérationnelle?