lundi 19 septembre 2011

De l'emploi et de la reconnaissance des super-combattants

Albert Roche
Pendant la campagne sous-marine américaine contre le Japon de 1942 à 1945, contribution majeure à la victoire, la moitié des navires coulés fut le fait d’un 1/6e des capitaines. Les 44 meilleurs tireurs d’élite soviétiques ont, officiellement au moins, abattu plus de 12 000 hommes, dont beaucoup de cadres allemands, pendant la Grande guerre patriotique. Le record historique dans cette catégorie particulière appartient sans doute au Finlandais Simo Hayha, avec 542 « victoires » à son actif en 100 jours seulement. Parmi les fantassins, et en examinant seulement les Français pendant la Grande guerre, on découvre des dizaines d’hommes comme Maurice Genay, du 287e Régiment d’Infanterie, quatorze fois cité, ou Albert Roche, du 27e Bataillon de chasseurs alpins, décoré de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire, de la  Croix de guerre avec 4 citations et 8 étoiles. Il a été blessé neuf fois et a fait, entre autres, un total de 1180 prisonniers allemands. Du côté des tankistes, le cas de Michael Wittmann, crédité de 200 destructions diverses (et de l’arrêt d’une division blindée britannique à Villers-Bocage le 13 juin 1944) a souvent été mis en avant. On connaît moins le sergent Lafayette G. Pool de la 3e division blindée américaine, qui a obtenu, avec son équipage de char Sherman  plus de 258 victoires dans les combats en Europe de 1944 à 1945. 


Le phénomène semble s’appliquer à toutes les formes d’affrontements mais c’est dans le combat aérien qu’il est le plus facile à mettre en évidence. Si on examine le cas des As de la chasse française de 1915 à 1918, on trouve les noms de 182 pilotes, crédités d’au moins cinq victoires aériennes. Cette poignée d’hommes, à peine 3% des pilotes de chasse formés en France, a totalisé 1756 victoires homologuées sur un total général revendiqué de 3950, soit près de la moitié.

Une armée est finalement une machine à former les tueurs de faible rendement. Dans une application guerrière de la loi de Pareto, la majorité des résultats micro-tactiques sont le fait d’une minorité d’individus doués et dont ceux qui survivent assez longtemps obtiennent le statut d’As. On peut sur une seule action de combat, apparaître héroïque et brillant alors que l’on est que chanceux. Avec la répétition, le facteur chance s’élimine et les héros survivants apparaissent alors vraiment comme des experts. Outre d’être chanceux, leur point commun reste une stabilité émotionnelle et des capacités de coordination sensorielles et motrices supérieures à la moyenne. Passé un premier seuil d’expériences, ces capacités innées se développent très vite en se nourrissant de chaque victoire, jusqu’à un seuil de quasi invincibilité mais aussi souvent de dépendance.

Ces soldats d’exception contribuent grandement à la victoire, quand ils ne les arrachent pas eux-mêmes par leur seule action. Il reste à déterminer leur place dans l’organisation militaire et dans la société. Dans un article du Times, l’historien britannique Ben Macintyre constatait qu’alors que les Britanniques déploraient la mort de plus de 500 soldats en opérations depuis 2003, aucun héros combattant n’était connu du grand public. Il constatait également que les soldats mis en avant par l’institution étaient des héros « secouristes », comme le caporal Beharry, récompensé de la Victoria Cross pour avoir sauvé des camarades lors d’embuscades en Irak en 2004 ou, dans le cas américain, des héros « victimes » comme Pat Tillman, tué en Afghanistan (par des balles américaines), ou Jessica Lynch, prisonnière en Irak et héroïne fabriquée. Tout se passait comme si combattre était devenu honteux.

Les réactions en France après l’embuscade de la vallée d’Uzbeen, le 18 août 2008, rejoignent cette analyse. Si la perte de dix hommes a suscité une grande émotion, voire une sur-réaction victimaire, il n’a jamais été fait mention, par exemple, du comportement remarquable du sergent chef du groupe de tête, qui a réussi à s’extraire du piège en abattant lui-même plusieurs adversaires tout en commandant le repli de ses hommes. Les combattants naturels, et donc les As potentiels, existent toujours. Il reste à déterminer si une société et son armée peuvent espérer vaincre en refusant de les reconnaître.

Extrait de « Le complexe d’Achille », in Inflexions n°16, mars 2011.

11 commentaires:

  1. Merci pour cette analyse très intéressante.

    Rambo n'est donc pas qu'un héros de fiction dans le brouillard de la guerre ! Il est singulier que ces personnages si prisés dans les films ne soient plus du tout considérés dans la réalité.

    Effectivement, la sensibilité actuelle a embrassé une logique victimaire. C'est une tendance lourde de la société qui semble pouvoir etre lue comme une des séquelles morales de la 2e Guerre Mondiale. Mais comme seuls les vaincus sont des victimes...

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  2. Ayant du faire usage de mon arme dans le but de sauver ma peau et celle d'un collègue, dans le cadre d' une mission de police civil, avec pour conséquence le tragique décès d'un jeune délinquant. Je ne peux qu me retrouver dans votre réflexion. Afin de "protéger" l'institution selon le discours officiel, j'ai tout simplement été mis dans une fonction administrative. Blanchi par la justice, je dois encore subir un écartement de ma fonction normale. On ne reconnait pas le fait que j'ai préservé deux familles entières et évité de nombreux orphelins. On ne reconnait pas non plus que la loi dispose d'un corps armé pour la fair respecter et que de nos jours, oui parfois des gens peuvent décéder suit a leurs erreurs.

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  3. Je me permets d'abord de vous remercier pour vos livres des plus riches et instructifs.

    Concernant les héros secouristes, il y a certes la "honte" du combat, mais peut-être aussi une réminiscence d'un phénomène que Hanson avait identifié : on félicite en Occident le guerrier qui reste dans le rang et soutient ses camarades, pas celui qui tue en masse en solitaire.

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    1. "on félicite en Occident le guerrier qui reste dans le rang et soutient ses camarades, pas celui qui tue en masse en solitaire."

      Et pourtant, une guerre ne se gagne-t-elle pas, au moins en partie, en tuant les combattant(e)s ennemi(e)s, militaires professionnel(le)s ou partisan(e)s et maquisard(e)s ?

      Cela dit, féliciter pour avoir tué, même tué des terroristes de la pire espèce, me semble hors de propos et même déplacé.

      Être félicité(e) pour avoir tué un grand nombre d'ennemi(e)s n'est, à mon sens, pas ce que veulent nos soldat(e)s.
      Ce serait plutôt une reconnaissance de leur contribution à la victoire de notre pays et de ses alliés.

      Pour reprendre l'exemple de Simo Hayha, il ne me semble pas qu'il eut jamais souhaité de félicitations d'avoir tué plus de 500 - rien qu'au fusil - de ses homologues Soviétiques. Il n'en était pas triste non-plus, d'après ce que j'ai pu lire.
      Pour reprendre presque mot pour mot ce qu'il disait lui-même, Il a juste fait ce qu'il devait faire pour protéger son pays et son peuple.
      Et sa promotion de caporal (ou caporal-chef) à sous-lieutenant (ou lieutenant), en plus de ses décorations, n'était qu'une juste reconnaissance de sa contribution à la sauvegarde de la Finlande.

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  4. Il est vrai qu'il y a toujours eu une contradiction et un arbitrage à faire entre le courage stoïcien et le courage homérique. La question que je me pose est pourquoi l'armée française ne met-elle pas en avant ses héros issus du peuple, comme les Américains, ou ses As, comme les Allemands ?

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  5. Je lance, à mon modeste niveau, plusieurs hypothèses :
    - Méfiance profonde, héritée du Moyen-Âge, envers le chevalier, archétype du héros de guerre, de l'As, mais fondamentalement inefficace.
    - Association du héros militaire au noble, membre d'une catégorie sociale mal vue depuis grosso-modo la IIIe Rep.
    - Sentiment égalitaire profond dans la société, où l'on célèbre le corps, mais pas l'individu. Sentiment peut-être moins prononcé en Allemagne ou aux USA.
    - Relativisme et histoire particulière de la France avec l'Angleterre et surtout l'Allemagne : sentiment qu'un As tue, et tue finalement des personnes qui ne sont pas des ennemis, puisque l'on peut devenir amis avec eux quelques décennies plus tard.
    - Et surtout diminution de la violence et polissage des moeurs et des rues depuis la fin XIXe. Ceci associé au fait de ne pas avoir de véritables ennemis aux frontières, situation unique dans l'Histoire de France, a profondément transformé l'esprit français.

    Il est extrêmement significatif qu'il n'y ait pas (sauf erreur de ma part), de sections "Histoire militaire" ou "militaire" dans le système de classement d'Amazon.fr alors qu'elles sont présentes sur l'Amazon US.

    Et un clip comme celui-ci n'aurait aucune chance de voir le jour en France :
    http://www.youtube.com/watch?v=2UeihueuRdc

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  6. Je suis assez d'accord. Je pense qu'il existe un triple mépris social. D'origine aristocratique, s'arrogeant le monopole du courage (et donc le niant aux hommes du peuple); d'origine populaire, rejetant la "caste militariste", notamment après ses brillants succès de 1870, 1914 et 1940 et d'origine bourgeoise-libérale, méprisant tout ce qui ne fait pas de l'argent.

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  7. C'est surtout le sens et la place de la notion "d'héroïsme" au sein des sociétés européennes contemporaines qui me semblent en cause ici.

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  8. Très bon article!
    A mon avis, il faut toutefois de préciser que si les héros militaires sont dans une mauvaise passe, tous les héros ne sont pas morts : les "héros" d'occident sont aujourd'hui des sportifs, des chanteurs, des comédiens... mais je ne débattrai pas sur leur mérite à être placés en héros.

    virgile
    Donc nous en revenons à la question fatidique : pourquoi le héros militaire en particulier se meurt-il? Je suis d'accord avec Xavier M, mais je rebondirai sur ses 4e et 5e hypothèses :

    Selon moi ce n'est pas le fait que nos anciens ennemis n'en soient plus qui ternit la gloire de nos héros, mais plus simplement le fait que nous n'avons pas d'ennemis jurés.
    La plupart des héros militaires sont comparables à Saint Michel, l'archétype chrétien du héros guerrier : à la fois saint et meutrier, il défend et mène son peuple contre le Mal.
    Jeanne d'Arc se bat contre les Anglais, les héros des Guerres Mondiales se battent contre les allemands, etc.
    Le combat entre le bien et le mal est omniprésent.
    Les héros, civils ou militaires, sont en quelque sorte les porte-bannière d'un peuple. Que retrouve t-on d'ailleurs sur les bannières ? la devise du corps, et des hauts faits d'armes, principalement.

    Or l'on ne sort les bannières qu'en bataille : sans un ennemi maléfique et "palpable", comment le héros peut-il exercer son rôle de leader ?

    Aujourd'hui, quels sont les ennemis contre lesquels le peuple français désire lutter ? Certainement pas les terroristes, encore moins un pays souverain. Les héros militaires sont au chômage...
    Aux USA, on arrive encore à hair les ennemis des soldats, c'est sans doute pourquoi ces derniers sont plus aimés.

    Qui sont les ennemis de la france dans l'opinion générale ? on se le demande, après le ramdam fait pour la captivité de Messieurs Taponier et Gasquier...

    Mais ne désespérons pas, nous aurons tot ou tard quelqu'un qui s'en prendra à nous, et le héros combattant sera de nouveau célébré

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  9. Et si la mise en avant de ces "specialistes" ( je n'aime pas le qualificatif de "héros" dans ce cas) nécessitait des circonstances particulières, la première d'entre elles étant le fait d'être en guerre avec un enjeu extrêmement important ( et visible comme tel pour la population) pour le pays?

    Pour clarifier, la mise en avant de "specialistes du combats" en tant que héros, n'est elle pas systématiquement le fait d'un gouvernement afin de répondre à une attente de la population ( besoin d'inspiration, d'espoir, de motivation, etc...) afin que la dite population participe ardemment à l'effort de guerre?

    La mise en avant des "AS" de la luftwaffe ou panzerwaffe de la 2nde GM me semblait répondre à cela.

    Idem pour les Heros de la mere patrie coté Russe.

    Et, bien que l'on puisse citer Closterman comme AS celebre coté Français, le manque de combattants mis en avant me semble du à la rapidité de la défaite qui à coupé cours à toute propagande ( ou plutôt l'a repartie dans deux camps opposés, la metropole étant soumise à la propagande Allemande).

    Et, force est de constater que depuis la WWII, les interventions militaires Françaises ne rentrent plus dans ce cadre.

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  10. Je reprendrai l'épilogue de l'excellent film Capitaine Conan, pour dire ceci. Dans une guerre il y a une majorité de soldats qui la subissent et une minorité de guerrier qui la font. Toute activité quelle qu'elle soit révèle le talent. Prenez une population et faites lui exécuter une tâche vous aurez une des résultats en courbe de gausse.
    Dans les situations critiques les héros sont utiles. Ils servent la propagande du régime. On les décore, on les honore. C'est utile quand on veut remonter le moral du pays ou récolter de l'agent pour l'effort de guerre et cela a été utilisé par la France pendant la 1ère guerre mondiale. On a pas misé sur un héros en particulier, même si Guynemer a souvent fait les actualités mais on a héroïsé le poilu. On a héroïsé les résistants pendant et après la seconde guerre mondiale. Pensez à jean Moulin et au Vercors. On s'est bien gardé de faire des héros lors de la colonisation car il s'agissait de guerres sales et honteuses pourtant il y a eu beaucoup d'actes héroïques et de combattants. Les conflits actuels ne se prêtent pas à la création de héros. On se bat dans l'indifférence générale très loin de la France dans des opérations qui tiennent plus de la police que de la guerre. Les gouvernants veulent tirer des profits immédiats en terme de popularité par des conflits rapides, des guerres asymétriques ou l'on sait que les pertes seront faibles et la victoire assurée. Dès les terroristes battus ou l'odieux dictateur trucidé, on sable le champagne et on passe à autre chose en laissant les soldats gérer l'après victoire comme ils peuvent. Les héros que l'on honore et que l'on décore sont ceux qui rentrent dans un sac en plastique. Le gouvernement le fait pour justifier sa décision. En victimisant ses soldats et en les érigeant au titre de héros le gouvernement fait passer le message que les méchants sont ceux qui les ont tué et pas ceux qui les ont envoyé au casse-pipe.

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