dimanche 27 avril 2025

Sortir du blocage en Ukraine (avril 2024)

Rédigé le 27 avril 2024 pour Défense et sécurité internationale Hors-série n° 96 La guerre terrestre en 2024, juin-juillet 2024

La carte de la guerre en Ukraine n’a guère évolué depuis mi-novembre 2022. Depuis cette époque, les opérations de conquête n’ont fait évoluer la ligne de front que de manière marginale à coups de quelques dizaines de km2 conquis ou perdu chaque mois. Une telle situation était inconnue depuis 1988 et la fin de la longue guerre de position entre l’Iran et l’Irak. La norme de la guerre industrielle moderne mise en place du milieu du XIXe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale est plutôt celle d’un vainqueur qui s’impose aisément en quelques semaines de manœuvres. Pour peu cependant comme en Ukraine que le défenseur parvienne à résister et à se fortifier et, autre condition nécessaire, que l’on dispose de part et d’autre de ressources humaines et matérielles suffisantes pour poursuivre un combat très destructeur, et il ne faut plus alors compter alors en semaines mais en années avant de voir se dessiner la « décision ».

Une stratégie de résonance

Dans un cadre clausewitzien classique, le sort du duel entre les armées opposées décide de la perte de volonté d’un gouvernement et de son peuple. La nation vaincue sur le champ de bataille se découvre impuissante face au vainqueur et renonce à poursuivre un combat vain. En découvrant que ce duel des armes pouvait aussi être long et indécis, on a commencé à estimer que la perte de volonté à combattre pouvait commencer par l’arrière, d’où les politiques de blocus, de sédition, puis, lorsque cela a été possible, de frappes de destruction de l’économie et même de pure terreur de la population.

Dans les faits, cette stratégie d’attaque des ressources matérielles et morales de l’arrière n’a jamais réussi en soi tant que l’avant continuait à avoir des victoires, même petites, et entretenir un espoir. Qu’à la suite d’une série de revers, l’espoir fasse au contraire place à une anticipation consensuelle de la défaite et que les sacrifices de l’avant comme les efforts de l’arrière apparaissent désormais à tous comme des dépenses inutiles et une spirale défaitiste peut se mettre en place en provoquer un effondrement rapide en quelques mois, comme en Russie en 1917 ou en Allemagne en 1918.

Les deux adversaires dans la guerre en Ukraine s’inscrivent dans une telle stratégie de résonance, avec cette particularité que les arrières, et plus particulièrement du côté ukrainien, s’étendent aussi largement aux nations qui les soutiennent. On y procède donc à toute la panoplie possible des opérations de pression économique et diplomatique, de destruction ouverte ou masquée et enfin d’influence sur les esprits. Les matériaux qui modèlent vraiment les anticipations restent cependant les victoires ou les défaites sur le front, trop limitées certes pour être « décisives » mais suffisantes pour être connues de tous et modifier l’image de l’avenir de la guerre. Avec une série continue et suffisamment longue de noms de villes conquises ou au contraire brillamment défendues ou encore de destructions d’objectifs très importants par un raid ou des frappes, Russes comme Ukrainiens peuvent encore espérer après des mois et des mois d’efforts faire émerger une spirale de la défaite chez l’autre.

Dans ce bras de fer, la Russie compte beaucoup sur la paralysie de l’économie ukrainienne, sinon de sa société, ainsi que sur le découragement et la versatilité politique des pays occidentaux, tandis qu’elle ménage autant que possible sa propre population critique, au sens de « pouvant critiquer ». On n’y recourt à des combattants non volontaires qu’en dernière extrémité et ces volontaires sont eux-mêmes recrutés en périphérie géographique et sociale d’un cœur moscovite lui-même très surveillé.  L’économie est militarisée au maximum de ses possibilités hors nationalisation et conversion industrielle massive, en exploitant surtout les énormes stocks hérités de l’armée soviétique. Avec l’aide bienvenue des quelques pays alliés, cet effort est là encore jugé suffisant sans provoquer une déstabilisation de la société. Sur le front, il s’agit surtout de presser l’ennemi dans tous les espaces jusqu’à, au mieux, provoquer des brèches et s’emparer de villes ou de forcer à des reculs importants, ou au pire d’éviter les défaites. Avec l’espoir d’un rapport de force toujours plus favorable, les Russes peuvent espérer accélérer les évènements et enclencher la spirale de la défaite chez l’ennemi un peu plus tard dans l’année 2024 ou plus sûrement en 2025.

Du côté ukrainien, il n’y a pas d’autres solutions que de briser cette tendance et de reprendre l’initiative afin d’infliger à nouveau de grandes défaites à l’armée russe, comme autour de Kiev et de Kharkiv au printemps 2022, dans les provinces de Kharkiv et Kherson à l’automne 2002 ou encore la neutralisation de la flotte de la mer Noire. Le problème majeur est que l’Ukraine n’a actuellement pas les moyens de générer de nouveaux grands succès.  La faute en revient d’abord aux insuffisances de l’indispensable aide alliée, lente, disparate et peut-être surtout inconstante, comme en témoigne le blocage pendant sept mois du soutien matériel américain, de loin le plus important. Contrairement aux Russes, il doit être extrêmement compliqué pour les Ukrainiens de planifier correctement une stratégie opérationnelle quand celle des moyens est aussi aléatoire. Mais la faute en revient aussi à la désorganisation de la mobilisation humaine ukrainienne, très supérieure à celle de la société russe, mais encore insuffisante pour faire face à l’ampleur des défis.

Trois crises à résoudre

Avant de songer à reprendre l’initiative, l’armée ukrainienne doit commencer par résoudre plusieurs crises, avec l’aide de ses alliés. La première est celle de la défense du ciel, indispensable au moins au bon fonctionnement de la société ukrainienne, de son effort de guerre et du mouvement de ses troupes. Pour résoudre cette crise, il est difficile d’imaginer autre chose que le rachat-récupération dans le monde entier puis leur envoi en Ukraine des munitions des systèmes d’artillerie de défense aérienne (ADA) ex-soviétiques de la famille SA-10 (S-300) et des systèmes tactiques SA-8 et SA-11, l’adaptation si possible des munitions occidentales en stock sur les systèmes ex-soviétiques – avec le projet Franken-SAM notamment - et bien sûr le transfert de nouvelles batteries multicouches de Patriot-PAC 3, NASAMS, Iris-T ou SAMP-T[i]. Le problème majeur est que ces batteries constituent des actifs rares et précieux pour les pays donateurs et il faut donc convaincre certains d’entre eux de faire l’impasse sur une partie de leur défense aérienne. Une des solutions, qui résoudrait aussi le problème des compétences associées, constituerait bien sûr à déployer directement des batteries des armées nationales, à la manière du déploiement de la 18e division de défense aérienne soviétique en Égypte en 1970 en pleine guerre contre Israël. À défaut de cet engagement direct, très délicat politiquement, et puisqu’il ne faut plus rien exclure, on peut concevoir de passer par le biais d’organisations non étatiques ou par la légion des volontaires étrangers.

L’arrivée d’avions de combat européens, et peut-être américains un jour, constituera un autre élément essentiel de la défense du ciel et de la capacité de frappes en profondeur à condition de disposer de la logistique et l’infrastructure protégées adéquates et donc aussi d’ADA, d’une masse critique de plusieurs dizaines d’avions de combat et d’un capital humain de haut niveau technique, que ce soit en l’air ou au sol. Tout cela est en cours de constitution. Cela pourrait aller plus vite là aussi, là encore, avec l’engagement de « Tigres volants », c’est-à-dire de mercenaires pilotes ou maintenanciers fonctionnant sur le régime du volontariat en Ukraine, mais avec une forte prime dans leur pays d’origine. Cette nouvelle aviation ukrainienne peut avoir un effet sur le champ de bataille aéroterrestre dans le second semestre 2024.

La seconde crise ukrainienne à résoudre est celle de l’artillerie, qui est surtout une crise de munitions, de tubes et de pièces de rechange. Là, encore il n’y a guère d’autres solutions que le ratissage mondial d’obus soviétiques, y compris anciens à reconstituer, l’augmentation des productions nationales ou l’impasse sur ses propres stocks. L’artillerie est l’arme principale de la guerre de positions, que ce soit en défense et plus encore dans l’offensive où il n’est guère possible d’espérer conquérir une zone retranchée sans l’avoir neutralisé au préalable par le feu. À moins de changer de mode de combat, l’armée ukrainienne ne peut espérer infliger des défaites à la Russie, sans une puissante artillerie. C’est là cependant que les choses sont les plus lentes, avec peut-être l’atteinte d’un retour à un seuil minimal d’efficacité défensive à l’été 2024 et une capacité à appuyer des opérations offensives à la fin de l’année.

En attendant, avec la fourniture de mutions à longue portée, des missiles aéroportés Scalp-Storm Shadow aux missiles sol-sol ATACMS en passant par les bombes volantes A2SM ou GLSDB mais aussi ses propres drones de frappe, l’Ukraine est ou sera relativement bien pourvue en capacité d’interdiction jusqu’à 300 kilomètres de la ligne de front, et plus encore si elle dispose d’une capacité de pénétration aérienne. Cela autorise au moins dans l’immédiat l’entrave du corps expéditionnaire russe en Ukraine par de multiples frappes d’interdiction. Ce qui permettrait de rentabiliser encore plus cette force de frappe en profondeur serait d’autoriser les Ukrainiens à utiliser les armes occidentales sur le sol russe. Cela n’est toujours pas le cas, sauf de la part du Royaume-Uni, par la crainte d’une escalade avec la Russie, mais cela laisse une grande quantité de bases et infrastructures militaires russes interdites de tir aux Ukrainiens, à la grande frustration de ces derniers.

La troisième crise à résoudre est celle des unités de manœuvre. Le changement de rapport de forces en faveur des Russes est dû à leur capacité de feux qui a décliné moins vite que celle des Ukrainiens, mais aussi, et peut-être surtout, à leur nombre de brigades et régiments de manœuvre blindés-mécanisés qui a cru plus vite que celui des Ukrainiens. Cela a permis aux Russes de réaliser une économie positive des forces. Il y a désormais suffisamment de régiments et brigades de manœuvre dans l’ordre de bataille russe pour permettre par rotation à la fois de maintenir une pression offensive sur le front et de reconstituer et même de faire progresser les forces à l’arrière. La quantité autorise aussi la qualité tactique à condition d’avoir une solide structure de formation, et les Russes ont ainsi réussi à constituer cette infanterie qui leur manquait cruellement.

L’armée ukrainienne compte de son côté environ 80 brigades de manœuvre réellement opérationnelles, soit environ 250 000 hommes au total. Sur ces 80 brigades, on en compte seulement une dizaine à l’arrière et la plupart d’entre elles sont des brigades de constitution récente en formation dans la région de Dnipro. Toutes les autres sont collées au front, où elles subissent toutes une pression plus ou moins forte, en particulier sur les bataillons d’infanterie. Il est difficile d’imaginer pouvoir reprendre l’initiative sans créer au moins trente nouvelles brigades de manœuvre et recompléter les anciennes, le tout de manière plus homogène et avec une forte densité de fantassins et de sapeurs. Cela passe par un appel accru au reste de la société, et on ne voit pas comment éviter de mobiliser les jeunes hommes et femmes pour y parvenir. Cela passe aussi par une réorganisation de l’ordre de bataille en transformant des unités de l’armée territoriale, de la garde nationale ou des gardes-frontières en brigades de manœuvre ou en récupérant leurs ressources pour renforcer celles qui existent déjà. Le mouvement est déjà en cours avec la création par transformation de cinq nouvelles brigades de manœuvre, mais il doit s’accélérer. La formation d’état-major de corps d’armée susceptibles d’organiser l’engagement de plusieurs brigades est peut-être plus urgente encore. Là encore le processus est en cours, par exemple avec la formation récente du 30e corps de marine regroupant toutes les brigades de manœuvre et d’appui de la marine, mais on se trouve encore loin du compte.

C’est peut-être dans le domaine de la formation que l’apport européen peut-être le plus rentable. Les pays européens ont contribué à former 100 000 soldats ukrainiens de diverses manières jusqu’à la fin de l’année 2023, pour un coût relativement réduit de 350 millions d’euros[ii]. Il doit être possible de faire beaucoup plus en utilisant toute l’infrastructure de formation en Europe et en Amérique du Nord, avec trois cibles prioritaires : la formation et l’équipement des états-majors complets de brigades et de corps d’armée, une formation initiale du combattant renforcée passant de cinq semaines à au minimum quatre mois, l’entraînement collectif par exercices de bataillons et si possible de brigades. Le tout doit se faire en étroite coopération avec le commandement ukrainien, qui a autant sans doute à apprendre aux armées occidentales que l’inverse. À condition d’une mobilisation accrue et une rationalisation des ressources humaines ukrainiennes, on peut espérer ainsi faire un saut quantitatif et qualitatif à l’armée ukrainienne, là encore au second semestre 2024. 

Infliger à nouveau des défaites aux Russes

Il restera à traduire cette stratégie des moyens en victoires sur le terrain. La première possibilité consiste à effectuer de grands raids périphériques au front principal du Donbass jusqu’au Dniepr. Il serait possible, à la demande du gouvernement moldave, et avec des forces mobiles réduites de s’emparer de la Transnistrie, d’y détruire la minuscule 14e armée russe et de s’emparer des considérables et précieux stocks de munitions qui s’y trouvent. Une autre option serait de pénétrer dans les provinces russes de Briansk, Koursk ou de Belgorod non plus avec quelques milices d’opposants russes mais avec au moins une brigade blindée renforcée, voire un corps d’armée, afin d’y effectuer un maximum de destruction d’infrastructures et d’unités militaires russes dans la région. Cela provoquerait dans les deux cas, surtout le second, un ébranlement politique fort aux conséquences imprévisibles, d’où une grande crainte dans les capitales occidentales où on souhaite des secousses au Kremlin afin de le faire renoncer à la guerre mais pas trop.

En Ukraine, les possibilités de grands raids sont limitées à des opérations amphibies en Crimée ou au-delà du Dniepr de Kherson à Zaporijia. Ces opérations ne pourront s’effectuer qu’en proportion des moyens matériels disponibles de débarquement ou de franchissement et avec la capacité et d’alimenter de protéger une tête de pont. Avec des moyens importants, il serait effectivement possible au minimum de lancer de grands raids de destruction et au maximum de s’emparer de territoires clés, depuis la centrale nucléaire d’Enerhodar jusqu’à la Crimée tout entière. Les moyens ne sont cependant pas là, à moins qu’ils soient constitués en secret, et on ne peut pas pour l’instant envisager d’opérations aussi complexes. Cela viendra peut-être.

Il reste les actions sur le front principal. Une stratégie opérationnelle très audacieuse consisterait à changer radicalement de posture et de ne plus chercher à défendre pied à pied le terrain et s’exposer ainsi à la puissance de feu russe, mais de contrer les Russes par une défense mobile de freinage et corrosion comme autour de Kiev en 2022 suivi de contre-attaque. Outre que la chose est toujours contre-intuitive et délicate car elle suppose d’accepter de perdre d’abord à coup sûr dans l’espoir, mais seulement l’espoir, de gagner ensuite beaucoup plus. Ce mode opératoire serait sans doute plus difficile à mettre en œuvre en 2024 qu’en 2022, à cause de forces russes beaucoup plus denses et agissant de manière plus méthodique. La quasi-absence de guérilla sur les arrières russes, du fait d’un quadrillage répressif efficace, laisse des doutes sur la réussite d’opération massives de harcèlement. Un tel mode opératoire ne sera sans doute tenté que par défaut et en dernier recours.

Il y a enfin la perspective pour les Ukrainiens de relancer de nouvelles opérations offensives. L’échec de celle de l’été 2023 a témoigné de la persistance des principes fondamentaux de la guerre de positions : pas de succès possibles sans la combinaison harmonieuse sur chaque point de contact d’une puissance de feu écrasante et d’une force d’assaut intégrée, et avec la possibilité de multiplier rapidement axialement et latéralement ces attaques afin d’obtenir une véritable victoire. Il sera possible d’y songer lorsque les crises évoquées précédemment seront résolues.

En résumé, tout semble indiquer que l’Ukraine restera sous pression durant une grande partie de l’année 2024 sans grand espoir de retourner la tendance mais sans risque non plus de voir se créer cette spirale de défaite qui mettrait fin à la guerre.  Les choses décisives surviendront probablement en 2025 alors que les deux adversaires auront accumulé suffisamment de ressources pour envisager des batailles avec plus d’effets stratégiques. Savoir qui sera à l’origine de ces effets dépend encore de beaucoup trop de facteurs politiques internes aux deux adversaires ou exogènes pour pouvoir le dire maintenant.


[i] NASAMS : Norwegian Advanced Surface to Air Missile System ; SAMP-T : Sol-air moyenne portée.

[ii] Setting Transatlantic Defence up for Success: A Military Strategy for Ukraine’s Victory and Russia’s Defeat, Republic of Estonia- Ministry of Defence, 27 december 2023.

dimanche 9 mars 2025

Des contractions répétées du cercle des poètes revendicatifs


2017

Pour ceux qui ne s’intéressent qu'à la crise du moment [la démission du général de Villiers ] ou qui ont perdu l'habitude de lire des textes un peu longs, vous pouvez aller directement à la fin. 


Je me suis engagé comme élève sous-officier en 1983. Le chef d’état-major de l’armée de Terre venait alors de démissionner pour protester contre la baisse du budget de Défense qui passait brutalement de l’équivalent d’environ 36 milliards d’euros (si, si, vous avez bien lu) à 30 (pour des chiffres voir ici). Le major général des armées avait démissionné aussi pour protester contre les intrusions permanentes du ministre dans la conduite des opérations mais ceci est une autre histoire. Étrangement, le budget remontait tout aussi rapidement l’année suivante.

Il est vrai que l’époque était très tendue en Europe. L’horloge du destin de l’université de physique de Chicago, qui mesurait l’approche vers un conflit nucléaire (minuit), marquait minuit moins sept en 1984. L’invasion de l’Europe occidentale par les forces du Pacte de Varsovie était alors presque un genre littéraire. Aussi, malgré les difficultés économiques, un effort très conséquent fut fait pour renforcer notre outil de défense. Cela fluctuait au gré des changements de pouvoir et des lois de programmation militaires (trois de 1984 à 1993) et si l’effort diminuait (de presque 3 % du PIB à 2,5 % en 1990) le volume était soutenu par l’augmentation du PIB. Le budget de la défense atteignait ainsi 39 milliards d’euros en 1990.

Si cet effort avait perduré à 2,5 % du PIB, le budget actuel (2017) serait 55 milliards d’euros. Nous aurions investi entre 100 et 200 milliards d’euros dans l’industrie française (soit bien plus que les 50 milliards du programme présidentiel, dont on n'entend d'ailleurs plus parler) dont les retombées auraient affecté toute l’économie et même in fine les recettes budgétaires (pour mémoire c’est comme cela que les Etats-Unis sont sortis de la crise de 1929 avec le 3e New Deal). Nous aurions modernisé depuis longtemps nos armées et serions en pointe dans de nombreux domaines. Notre armée serait la 3e du monde en puissance, ce qui garantirait un peu plus à la fois notre indépendance et la défense de nos intérêts.


Je m’égare mais dans les années 1980 on escomptait que l’effort de défense continuerait et c’est la raison pour laquelle on lançait aussi à l'époque un très ambitieux programme d’équipements qui portait d’abord sur le nucléaire (renouvellement des sous-marins lanceurs d’engins, nouveaux missiles de tous types, etc.) mais aussi sur toute une génération conventionnelle (Rafale, porte-avions nucléaire, véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI), char Leclerc, missiles Eryx, hélicoptères Tigre et Caïman, etc.). Ne cherchez pas, tout notre arsenal qualifié de moderne aujourd’hui a été conçu dans cette période 1985-1995 et il était destiné au grand combat contre l’Union soviétique en Europe centrale.

L’effort était aussi louable qu’indispensable. Il était aussi très cher, chaque matériel nouveau coûtant à l’achat plusieurs fois le prix de la précédente. On ne pouvait donc remplacer les matériels précédents nombre pour nombre et on ne pouvait donc conserver aussi autant d’unités de combat. Cela tombait bien car en supprimant ces unités et en économisant sur le budget de fonctionnement, on pouvait trouver des crédits supplémentaires pour financer l’équipement. L’habitude fut donc prise dès cette époque de supprimer les humains d’abord pour pouvoir mieux acheter les équipements ensuite. L’expérience montrera que si la suppression des hommes était facile, surtout dans un univers discipliné et (heureusement par ailleurs) non syndiqué, la seconde partie s’avèrera toujours plus compliquée. Au bilan, en trois réformes (une tous les trois ans en moyenne), l’armée de Terre perdait 17 % de ses effectifs et les autres armées 4 %. Neuf bases aériennes étaient fermées, l’aviation de combat passait de 450 à 400 appareils, la Marine nationale perdait 13 bâtiments et l’armée de Terre 6 (petites) divisions.

Et puis il y eut guerre du Golfe en 1990-91 qui témoignait à la fois de la nécessité de poursuivre la recapitalisation technique des armées et de nos faibles capacités de projection à partir du moment où on persistait (depuis les maladies de l’expédition de Madagascar en 1895) à n’engager hors de France et d’Allemagne que des soldats professionnels. Il y eut surtout la fin de l’URSS, cet ennemi gigantesque, ce qui nous laissait presque désemparés.

On s’empressa alors et très vite (et partout) de toucher les « dividendes de la paix », c’est-à-dire de ponctionner le plus possible le budget de la défense. Celui-ci dégringola de 39 milliards en 1990 à 30 milliards en 2002. Vous noterez au passage que ni les attentats de 1986 ni même ceux de 1995 à Paris n’ont jamais alors influé la politique de Défense de l’époque. 

Élément essentiel à retenir pour la suite, malgré cette chute des budgets on persista à maintenir les grands programmes de la génération 1985-1995. Ces programmes n’étaient pas forcément adaptés au nouveau contexte stratégique mais personne n’eut ni la volonté, ni l’imagination de proposer autre chose (ou au moins de l’imposer). Le slogan de l’époque était « qui peut le plus (la guerre conventionnelle brève et massive) peut le moins (tout le reste) », ce qui restait à démontrer et ne le fut d’ailleurs pas complètement.

On décida ensuite en 1996 assez logiquement de suspendre le service national et de professionnaliser entièrement les armées. On rappellera pour les débats en cours aujourd’hui que cette décision n’avait alors suscité guère de réticences et que le « service militaire » est mort (ou tombé en léthargie) sans avoir été beaucoup défendu. Toutes les vertus dont on semble le parer actuellement n’étaient donc pas si évidentes à l’époque mais nous y reviendrons une autre fois.

Cette décision mettait évidemment à bas les conclusions du Livre blanc de 1994 et rendait caduque la LPM 1994-2000. A la place on définit un « modèle d’armée 2015 ». Les soldats professionnels coûtant évidemment plus chers que les appelés et le surcoût des opérations extérieures (opex) dépassant le milliard d’euros depuis 1990, on considéra qu’à budget décroissant le volume des forces ne pouvait vraiment pas être le même. La nouvelle coupe fut sévère. L’armée de Terre perdait 40 % de ses effectifs (pour atteindre le chiffre de 136 000), la Marine nationale et l’armée de l’Air environ 30 %. Cela suscita évidemment des réorganisations profondes et surtout de nouvelles suppressions de bases (7 pour l’armée de l’air) ou de régiments (44 pour l’armée de terre qui n’en conserverait plus que 85). Bien sûr, comme à chaque fois, cela provoquait mutations et blocages d’avancement de cadres devenus trop nombreux pour une armée qui fondait. Cela signifiait surtout un nouveau « plan social » de 15 000 postes à supprimer parmi le personnel d’active. Pourquoi se priver ? Ce sont les plans sociaux les plus faciles à réaliser en France. On sacrifiait par ailleurs définitivement toute idée de remontée en puissance en réduisant massivement les réserves.

Bien évidemment, cette réduction de format et de budget entraînait aussi celle des équipements, les anciens dont on se débarrassait mais aussi les nouveaux dont on réduisait les commandes. Cela a eu pour effet immédiat de faire augmenter leur prix unitaires (soit au bout du compte environ + 20 millions d’euros pour un Rafale, + 30 millions pour un hélicoptère Tigre, + 180 millions pour une frégate multi-missions (Fremm), + 1 million pour chaque véhicule blindé de combat d’infanterie, etc.), ce qui incitait à, budget constant, à réduire encore les commandes ou à les reporter une nouvelle fois. Certains programmes finiront par coûter finalement plus cher que prévu initialement pour moins d’exemplaires livrés. L’armée de Terre perdait la moitié de ses chars et de ses hélicoptères et la marine encore 20 bâtiments sur 101, l’armée de l’air ne devait plus disposer à terme que de 300 avions de combat au lieu de 400 en 1995 et passer de 80 avions de transport tactique à 50.

Ce fut dur à vivre mais au moins le slogan d’« une armée plus ramassée, modernisée et entièrement projetable » signifiait peut-être quelque chose à l’époque. Le projet était mobilisateur et mettait fin au syndrome des deux armées, celle qui « avait tout » (les vieilles unités professionnelles de la Force d’action rapide) et celle qui montait la garde à l’Est. On envisageait alors pour 2015 de pouvoir déployer 60 000 soldats n’importe où (spoil : depuis 2013 le contrat est de 15 000, histoire de décrire le déclin de capacités en une phrase).  

Sans dévoiler de secret vous avez bien compris que ce modèle qui devrait être en place depuis deux ans était visiblement encore trop pour certains, non pas selon une grande vision à long terme d’affaiblissement de la France mais plutôt selon une série de petits plans mesquins d’économies à court terme. Le modèle d’armée 2015 ne fut jamais financé. Il manquait ainsi à force de gels, rabotages, reports, suppressions sèches, plus de 13 milliards à la LPM 1997-2002. Celle de 2003-2008 fut, en apparence, plus respectée par le gouvernement de l’époque.  En réalité les surcoûts opex (vous savez ces choses systématiquement sous-évaluées au départ et qu’il faut quand même financer à la fin) et les surcoûts des programmes (voir plus haut) ont fait qu’il manquait encore 11 milliards pour les équipements. 

On conserva donc bien au-delà de ce qui était prévu des matériels anciens et, oh surprise, cela a coûté très cher puisque les chaînes de fabrication n’existaient plus depuis longtemps. Dans le même temps, on s’apercevait que le « coût de possession » (ou d’emploi) des matériels nouveaux était bien plus important que celui de ceux qu’il remplaçait surtout lorsqu’ils étaient employés dans des théâtres d’opérations lointains beaucoup plus « abrasifs » que le centre de l’Europe pour lequel ils avaient été conçus. Cette période peu glorieuse fut ainsi marquée à la fois par l’effondrement de la disponibilité technique des matériels et l’envolée des coûts de maintenance.

En 2008, on revint à l’idée géniale de financer les programmes en sacrifiant d’abord ceux qui les utilisent. La conjonction de la Revue générale des politiques publiques (RGPP) et du nouveau Livre blanc (rappelez-vous : 1ère partie : « Le monde est plus dangereux » ; 2e partie : « Il faut donc réduire les moyens ») aboutit à la volonté de supprimer à nouveau 54 000 postes. Exit donc le modèle 2015 et bienvenue à l’horizon 2020, forcément plus ramassé, plus moderne, plus performant, etc.. C’était donc reparti pour un tour : l’armée de Terre perdait 20 régiments de plus, l’armée de le l’air 30% de ses effectifs et supprimait à nouveau 11 bases et la marine perdait 11 % de ses effectifs, deux bases aéronavales et 10 bâtiments. Ces nouvelles réductions et le mot d’ordre de faire payer le « back office » (oui, la terminologie et les méthodes de management du moment étaient très en vogue, on parlait alors de « réserves de productivité » pour parler du nombre de soldats) ont incité nos gestionnaires internes à imaginer des concepts nouveaux comme les bases de défense (BDD) ou à rationaliser le paiement des soldes, avec le succès que l’on sait. Non seulement on exerçait une nouvelle pression sur les hommes et les femmes (qui, en plein engagement en Afghanistan et ailleurs, n’avaient par ailleurs pas que ça à faire) avec ce plan social massif et unique en France, mais en plus on y ajoutait le désordre administratifBien entendu tout cela s’accompagnait à nouveau d’une réduction équivalente d’équipements. Il n’était plus question que de 250 chars Leclerc (puis 200, alors que le programme initial en prévoyait 1 600), de 80 hélicoptères de combat au lieu de 200, de 240 avions de combat au lieu de 300. Nos capacités de transport aérien ou de ravitaillement en vol poursuivaient leur déclin, etc. Le contrat opérationnel majeur parlait alors de 30 000 hommes à déployer.

Cela fut encore plus dur à vivre qu’au moment de la professionnalisation qui, au moins, avait un objectif autre que le simple fait d’économiser de l’argent public et n’avait pas introduit les BDD. Et bien vous savez quoi : malgré une embellie réelle sur un an (mais surtout due au grand plan de relance), cela n’a pas marché. Les 4 % de LPM économisés par les suppressions d’effectifs ont d’autant moins permis de sauver les meubles que la crise financière faisait exploser la dette publique. Le budget de la défense redevenait la « dinde rôtie » dès lors qu’il fallait faire des économies à court terme, même si elles s’accompagnent de dépenses supplémentaires à long terme. Après la saignée, la bosse de 40 à 50 milliards d’euros nécessaires pour payer la génération d'équipements 1985-1995, restait finalement la même qu’avant (et c’est d’ailleurs sensiblement toujours la même aujourd’hui). La désorganisation et l’affaiblissement des armées, sans même parler des coûts humains, n’avaient donc servi à rien. On s’est même retrouvé dans une situation pire qu’avant.

On décida donc d’en remettre une couche en 2013. La nouvelle LPM 2014-2019 prévoyait de supprimer 23 500 postes de plus (soit un total de 78 000 depuis 2008). C’était reparti pour de nouvelles dissolutions de régiments et de bases. Au nouvel horizon 2025, la force opérationnelle terrestre perdait 22 000 hommes et l'armée de terre passait sous la barre des 100 000, l’aviation de combat passait de 240 à 185 avions et ainsi de suite. Le contrat opérationnel majeur n’était plus que de 15 000 soldats et 40 avions à déployer (avec le groupe aéronaval), sans se demander combien la France seule pouvait gagner de guerres avec des forces aussi réduites.

Cela ne paraissait pourtant pas encore suffisant à Bercy qui lançait sa guérilla habituelle pour raboter encore quelques centaines de millions chaque année. L’opposition politique (à l’époque le ministre menaçait de démissionner, accompagné de tous les chefs d’état-major) était alors suffisamment forte pour résister à cette guérilla mais le nouveau déclin était acté. Pour schématiser, le budget de la défense est depuis 1980 d’environ 34 milliards d’euros constants, plus ou moins 10 %. A la fin des années 1980, on avait brièvement percé le plafond. Avec la LPM 2014-2019, on était certain d’en crever le plancher et revenir en plein XXIe siècle aux ressources des années 1970.

Et puis il y eut les frères Kouachi et Amédy Coulibaly, trois salopards qui eurent plus d’influence sur la politique de Défense que tous les citoyens honnêtes qui faisaient remarquer depuis des années que nos armées craquaient de tous les côtés. Presque magiquement (car on ne voit pas très bien entre le lien entre leurs crimes et la politique de Défense), la LPM fut légèrement modifiée. Premier résultat heureux, la politique suicidaire de suppression d’effectifs fut freinée (mais non compensée, il y aura quand même 7 000 postes de moins en 2019 qu’en 2014) et 3,8 milliards d’euros supplémentaires furent affectés à la LPM, dont notez-le bien pour la suite, + 1 en 2018 (budget total de 32,77 milliards) et encore +1,5 en 2019 (34,02 milliards), hors pensions et hors OPEX et surtout au-delà du quinquennat en cours.

Si la crise perdurait, on avait au moins le sentiment d’une accalmie et les programmes des différents candidats à la présidentielle incitaient presque à de l’espoir. On avait, semblait-il dans les discours, enfin compris qu’il était urgent d’arrêter la politique à la petite semaine qui permettait de présenter tout de suite des lois de finance un petit moins déficitaires au prix de lois futures qui le seraient plus. On avait enfin réalisé surtout qu’il était vital pour les armées de financer enfin le programme de modernisation lancé il y a 30 ans et d’arrêter cette spirale d’effondrement. On avait remarqué que même s’il était toujours possible de lancer des opérations (une section d’infanterie et/ou un avion de combat suffisent après tout pour annoncer pompeusement une « opération »), il était difficile d’y obtenir des résultats stratégiques (rappelez vous l’envoi de 1 650 soldats pour sécuriser toute la Centrafrique ou la fierté de réaliser 5 % des frappes de la coalition en Irak et en Syrie).

Tout cela était donc une illusion puisque le premier budget présenté n’annonçait pas une recapitalisation d’urgence (celle-ci fut surtout réservée à Areva), autre en tout cas que celle déjà prévue avec la modification de la LPM (et dont le gouvernement actuel n’hésite pas une seconde à s’attribuer la paternité) mais au contraire une facture de 900 millions d’euros dont 850 du reliquat impayé (et par ailleurs totalement prévisible) du surcoût des opérations extérieures.

Ce ne serait que provisoire assurait on et dès l’année prochaine les choses iraient mieux avec 1,6 milliard d’euros supplémentaires dont 650 millions d’euros pour les opex. On notera que ce budget opex apparaît désormais comme adossé à celui des armées alors qu’il faisait l’objet jusque-là d’un collectif interministériel. A la limite pourquoi pas, à partir du moment où il n’est pas mensonger, ce qui est manifestement le cas. Sur ces 650 millions d’euros, 200 seront consacrés à la « protection des forces » et là on ne voit pas très bien en quoi cela regarde spécifiquement les opérations (c’est la raison pour laquelle par exemple on achète des équipements blindés et non en carton). On voit très bien en revanche qu’annoncer un budget opex réel de 450 millions, comme cette année, c’est se condamner au même psychodrame que maintenant puisqu’il faudra trouver encore à la fin les 300 à 800 millions, peut-être plus, qui manqueront nécessairement (et on ne parle pas du surcoût si peu utile par ailleurs de l'opération Sentinelle). On tapera donc encore en cours d’année sur l’entrainement et pour la Xe fois on reportera des commandes, forcément urgentes, d’équipement (ce que les fournisseurs apprécient aussi beaucoup).

Au bilan, et en admettant que des décisions « courageuses » (qui sont en fait surtout des décisions de facilité) n’aient pas encore à être prises, le 1,6 milliard d’euros supplémentaire risque fort de fondre. En réalité, jusqu’à présent les augmentations fièrement annoncées correspondent sensiblement à ce qui était prévu par le gouvernement précédent. On est loin en tout cas, de 2,25 milliards supplémentaires prévus d’ici à 2025 pour réaliser le programme présidentiel, augmentation qui elle-même ne serait pas forcément suffisante tant la crise est grande. On rappellera au passage que les coûts relatifs au simple arsenal nucléaire, à moins d'y renoncer complètement ou en partie, impliqueront à eux seuls environ 2 milliards d'euros par an en plus à partir de 2021 ou 2022. Le moins que l'on puisse dire est que l'on est mal parti pour sortir de la crise.

On peut donc concevoir au final que ce sentiment de « dindonisation » permanente puisse un petit peu exaspérer, surtout quand on y ajoute le mépris pour le premier des militaires, dont on rappellera au passage qu’il n’enfreint en rien le devoir de réserve en expliquant une situation que par ailleurs tout le monde peut constater ouvertement. Il n’y a dans le fond guère de surprise, la politique du gouvernement se fondant pour l’instant intégralement dans celle des précédents, mais sans doute quand même un peu de déception tant est grand le décalage entre les promesses ou la posture et la médiocrité de la réalité.


Pour en savoir plus et beaucoup mieux :
Hugues Esquerre, Quand les finances désarment la France, Economica, 2015.
Général Vincent Desportes, La dernière bataille de France: Lettre aux Français qui croient encore être défendus, Economica, 2016.
Général Michel Forget, Nos armées au temps de la Ve République, Economica, 2016
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lundi 17 février 2025

Le pacte des flous - Quelles garanties de sécurité pour l'Ukraine ?

En bon homme d’affaires qu’il croit être, y compris quand elles sont étrangères, Donald Trump considère le produit Ukraine comme peu rentable au sein d’un marché, l’Europe, peu porteur. On appelle cela un « poids mort » dans la vieille matrice du Boston Consulting Group, et le conseil est de s’en débarrasser au plus vite pour pouvoir mieux se concentrer sur des marchés plus profitables, comme le Moyen-Orient (qui serait classé comme « dilemme » par le BCG) et surtout l’Asie (« vedette »). Les Américains réduisent donc leurs parts au sein de l’OTAN, tout en conservant une position de contrôle et en obligeant les associés européens à payer plus, notamment pour acheter américain (le BCG parlerait dans ce cas de « vache à lait »), et vendent l’Ukraine à la Russie.

Chacun essaie donc de monnayer le maximum au sein de ce grand marchandage imposé. Du côté ukrainien, où l’on s’efforce de montrer que le poids mort est bien vivant, un des objectifs principaux est d’échanger l’acceptation d’un arrêt des combats, plus ou moins sur les positions actuelles, contre des garanties de sécurité. L’expression « garanties de sécurité » est une manière diplomatique de dire « dissuasion », et « dissuasion » est synonyme de « faire peur ». L’objectif final de l’Ukraine est donc d’avoir un dispositif militaire national et/ou intégré dans une forme d’alliance suffisamment fort pour persuader la Russie qu’une nouvelle offensive de sa part aboutirait à un désastre pour elle.

La première garantie de sécurité d’un État est sa propre armée. L’armée ukrainienne est déjà la plus importante d’Europe, et on l’a vue suffisamment forte pour tenir tête à celle de la Russie, à défaut de pouvoir libérer les territoires occupés. Le problème est qu’au contraire de la Russie, qui n’a que modérément mobilisé la nation, l’Ukraine ne peut maintenir après-guerre son énorme effort et sera obligée de réduire ses capacités militaires. Autrement dit, le rapport de forces militaires relativement équilibré actuellement basculera forcément à nouveau en faveur de la Russie, avec tous les risques que cela comporte pour l’Ukraine ou d’ailleurs les autres nations du voisinage.

Il faut donc trouver quelque chose qui puisse compenser ce futur rapport de forces défavorable. Cela pourrait être l’arme nucléaire, comme Volodymyr Zelensky l’a déjà évoqué. Ce n’est pas impossible techniquement, mais les risques politiques seraient énormes. Il y a peu de chances que la communauté internationale accepte un tel projet, et encore moins, bien sûr, la Russie qui saisirait immédiatement cette occasion pour reprendre la guerre. Il faut trouver autre chose.

L’« autre chose » privilégié par Kiev est l’adhésion à l’OTAN afin de bénéficier de l’article 5 de la charte de l’Alliance atlantique, engageant ses membres à la solidarité en cas d’agression d’un des leurs, et dans l’immédiat d’une structure militaire spécifique de commandement, d’exercices et de plans communs, de procédures d’interopérabilité, etc. Ce n’est pas forcément si protecteur que cela quand on regarde de près, mais c’est déjà beaucoup mieux que les déclarations d’intentions fumeuses du mémorandum de Budapest de 1994. L’Ukraine, suffisamment bonne élève pour s’être engagée massivement en Irak aux côtés des Américains de 2003 à 2008, souhaite intégrer l’OTAN depuis vingt ans. La question a été évoquée au sommet de l'Alliance atlantique à Bucarest en 2008 pour décider de la mettre en veilleuse, ce qui a eu le don à la fois de décevoir Kiev et d’effrayer les paranoïaques de Moscou qui ont décidé d’être plus offensifs, en Géorgie d’abord et en Ukraine ensuite. L'Ukraine a déposé une demande formelle d'adhésion à l'alliance le 30 septembre 2022, et le sujet a été abordé à l’été 2023, avec un nouveau renvoi aux calendes grecques de la part de Joe Biden. Dans l’immédiat, Trump, qui n’a probablement jamais entendu parler des calendes grecques, veut un accord de paix et sait que l’idée d’une adhésion à l’OTAN l’exclurait totalement. À défaut, l’Ukraine pourrait se tourner vers l’Union européenne, qui est également en droit une alliance militaire puisque l’article 42 du traité de l’Union impose à ses membres une assistance plus contraignante que l’article 5 de l’Alliance atlantique. Dans les faits, personne n'est dupe sur la valeur d’un tel engagement, mais la perspective d’une entrée dans l’UE est à peine moins incertaine que celle d’une adhésion à l’OTAN.

À défaut d’alliance, l’administration Trump a proposé un lot de consolation à Volodymyr Zelensky sous la forme du déploiement d’une force en Ukraine, sans troupes américaines et sans bannière de l’OTAN, et surtout sans mission claire, comme s’il s’agissait d’une fin en soi. Dans les faits, soit cette force est destinée simplement à observer les choses en excluant toute idée de combat – comme une force des Nations Unies sous casques bleus – soit elle est destinée à combattre en cas d’attaque russe.

Le premier cas n'apporterait évidemment pas plus de garantie de sécurité pour les Ukrainiens que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) après les accords de Minsk. Son seul intérêt est qu’une force impuissante, oxymore, serait acceptable pour la Russie et qu’elle permettrait à l’Ukraine de sauver un peu la face à défaut de toute autre solution. Cela permettrait également aux nations qui veulent montrer qu’elles font quelque chose « pour la paix » mais sans prendre de risques, de montrer le drapeau et éventuellement, en cas de missions des Nations Unies, de gagner de l’argent. Peu importe au passage le volume de cette force, de 0 à 200 000, puisqu’elle ne servirait à rien, sauf peut-être à mettre dans l’embarras la Chine si par extraordinaire elle décidait d’y participer.

Le second cas est évidemment beaucoup plus utile pour les Ukrainiens mais aussi, forcément, plus problématique pour tous les autres. Concrètement, il s’agirait, a priori pour les seules nations européennes, de déployer des unités de combat le long de la ligne de cessez-le-feu afin de combattre aux côtés des forces ukrainiennes en cas de nouvelle invasion.

S’il y a des moyens disponibles et une volonté, les principaux pays européens pourraient déployer chacun une brigade de 3 à 5 000 hommes renforcés de bataillons de plus petites nations. Au total, si tout le monde était d’accord, on pourrait avoir au grand maximum 40 à 50 000 soldats européens (c’était le volume des forces européennes déployées en Afghanistan) au sein d’unités de combat solides et bien équipées. Dans les faits, tout le monde ne sera pas d’accord à prendre des risques, et si on parvenait à déployer un corps d’armée de 20 000 combattants européens et canadiens, et peut-être même australiens par solidarité historique avec le Royaume-Uni, ce serait déjà extraordinaire. C’est assez peu quand on compare avec le volume des armées russe et ukrainienne qui s’affrontent actuellement, mais suffisant quand même pour résister en attendant des renforts, notamment aériens. Ces brigades serviraient en fait surtout de forces « détonateurs », à l’instar par exemple des bataillons multinationaux déployés dans les pays baltes. S’attaquer à elles entraînerait automatiquement les pays européens fournisseurs dans la guerre, ce qui poserait un énorme dilemme à la Russie. Bien entendu, l’Ukraine serait ravie d’une telle perspective, alors que la Russie ne voudra jamais en entendre parler, continuerait le combat si on en parlait quand même, et activerait tous ses relais d’influence pour la combattre « au nom de la paix ». Ce n’est pas la peine d’envahir l’Ukraine pour l’empêcher de rejoindre une alliance militaire, si des brigades de cette même alliance – même sans bannière – viennent en Ukraine pour la défendre. Si la Russie s’y oppose, les États-Unis s’y opposeront aussi.

Résumons : si une force étrangère doit être déployée un jour en Ukraine, elle ne sera en rien dissuasive face à la Russie et ne servira donc à pas grand-chose, sinon à offrir un « lâche soulagement » à certains et peut-être prodiguer un peu d’aide humanitaire.

Que faire alors ? Outre la continuation de l’aide à l’Ukraine et à son armée sous forme de coopération, les États qui restent encore pour aider vraiment les Ukrainiens n’ont pas d’autres solutions que de proposer une alliance de fait et à distance. Concrètement, il s’agirait d’utiliser les forces aéroterrestres présentes en Pologne et en Roumanie comme force d’action préventive en cas de crise semblable à celle de l’hiver 2021-2022. Dissuader, ce n’est pas simplement déployer des moyens, mais aussi persuader que l’on va les utiliser. Il faudra donc expliquer à tous qu’en cas de nouvelles tensions avec la Russie, comme à l’hiver 2021-2022, et sur la demande du gouvernement ukrainien, cette force serait engagée avec certitude et en quelques jours pour protéger le ciel ukrainien, renforcer les forces terrestres ukrainiennes et placer la Russie devant le fait accompli et le dilemme de l’escalade. Cela demandera quand même quelques moyens supplémentaires, si possible autonomes des Américains peu fiables, une approbation manifeste des opinions publiques, et un peu de courage politique. Pour paraphraser une réplique de La grande vadrouille, c’est là qu’est l’os, hélas !