Feux du ciel et phalanges
Il
y eut d’abord les combats sur le Golan en octobre 1973, et la résistance
acharnée et victorieuse de quelques brigades blindées israéliennes face à une
armée syrienne équipée et organisée à la manière soviétique. Cela apparaissait,
pour tous les observateurs occidentaux — et sans doute aussi soviétiques —
comme un modèle réduit de ce qui se passerait en Europe occidentale, et plus
particulièrement en République fédérale allemande, en cas d’attaque du Pacte de
Varsovie. On était même allé jusqu’au point où l’emploi de l’arme nucléaire
avait pu être envisagé et signalé à l’ennemi. Cela a considérablement stimulé
toutes les réflexions qui ont abouti notamment à la doctrine américaine AirLand Battle (ALB),
dont la première version a été publiée en 1982, au moment même où Israël
lançait l’opération Paix en Galilée au Liban.
Déclenchée
le 6 juin, Paix en Galilée illustre alors parfaitement ce que les
Américains envisagent de faire à bien plus grande échelle. Le 9 juin 1982, en
combinant surveillance par drones, détection électronique, coordination
aéroportée, brouillage et armes antiradars, l’armée israélienne détecte,
aveugle, paralyse et détruit la défense aérienne syrienne, tant au sol qu’en
vol. Les Israéliens acquièrent ainsi la suprématie aérienne dans la région pour
les cinquante années à venir. En outre, grâce à une artillerie renouvelée,
capable de frappes plus précises et en profondeur, Tsahal dispose d’une force
de frappe écrasante et précise, qu’elle met également au service de six
divisions blindées, transformées en lourdes phalanges interarmes écrasantes.
L’objectif
premier de l’opération est de détruire la menace représentée par l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP), solidement implantée dans le Sud-Liban et
qui attaque régulièrement le nord d’Israël à coups de roquettes ou
d’infiltrations de commandos. L’OLP, qui a commis l’erreur de vouloir
s’organiser en une division mécanisée classique, est balayée en quelques jours,
et ce qui reste de l’organisation est contraint de se replier à Beyrouth. Il en
est de même pour les deux divisions blindées syriennes présentes alors au
Liban. Bien que l’on soit loin de la fulgurance de la guerre des Six Jours, à
la fin du mois de juin, il apparaît clairement qu’aucune armée de la région
n’est plus capable de s’opposer à l’équivalent israélien de l’AirLand Battle en
essayant de le combattre de la même manière. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Tunnels, commandos et missiles
On
réfléchit donc dès cette époque à une autre manière de faire. En analysant tous
les combats contre Israël depuis plus de vingt ans, ainsi que ceux en cours
entre l’Irak et l’Iran, on comprend d’abord qu’il n’y a guère d’autre solution
pour s’opposer aux frappes aériennes que de se retrancher profondément dans le
sol ou le sous-sol, ainsi que dans les villes. Les Syriens mettent en place un
système fortifié le long de l’axe menant du Golan vers Damas. Le corps de
bataille blindé syrien y est largement intégré et complété par l’équivalent de
trois divisions de commandos. Tout le monde a en effet observé que, grâce à sa
faible signature et ses capacités d’infiltration, l’infanterie légère a été la
plus efficace contre les Israéliens. Dotés d’armes antichars modernes, ces
fantassins légers peuvent former ce qu’on appelle alors en Europe une «
technoguérilla », capable de harceler les forces les plus puissantes,
conformément par exemple au concept de « non-bataille » du commandant
Brossolet.
Cet
ensemble est censé constituer un bouclier derrière lequel il sera possible
d’user une armée israélienne, ou éventuellement occidentale, jugée puissante
mais peu endurante et très sensible aux pertes humaines. On ne gagne pas
cependant les guerres en se contentant de se défendre, il faut aussi donner des
coups. Avec un ciel totalement dominé par l’ennemi, il est désormais
inconcevable de lancer de grandes attaques blindées comme en octobre 1973, sous
peine d’être détecté et anéanti immédiatement. On peut en revanche utiliser
offensivement les commandos par le biais d’infiltrations.
Comme il est
également impossible de lancer des raids aériens, on découvre les vertus des
missiles balistiques fabriqués en masse par l’Union soviétique, tels que les
FROG-7 à courte portée et surtout la famille des Scud. Conçu dans les années
1950 en s’inspirant du V2 allemand, le Scud (SS-1 Scud en code OTAN) est la kalachnikov
des missiles, produit en masse et décliné en quatre versions soviétiques et de
multiples versions locales. Les missiles balistiques présentent alors l’immense
avantage d’être trop rapides pour être interceptés. Leur précision est très
faible, mais ils permettent de frapper les villes avec une charge
conventionnelle de presque une tonne d’explosifs, ou une charge chimique, voire
nucléaire. Trois Scud avaient ainsi été tirés par les Égyptiens sur les ports
israéliens en 1973, et des centaines ont été échangés entre l’Iran et l’Irak
pendant plusieurs années. À condition d’en disposer en nombre suffisant pour
effectuer des salves de plusieurs dizaines à la fois, cette force de frappe
peut constituer une dissuasion du « faible au fort ». À défaut, elle permet de
causer des pertes civiles intolérables tout en affirmant la détermination à
poursuivre le combat simplement par la répétition des tirs. La Syrie, l’Irak et
l’Iran se sont ainsi dotés d’un arsenal de missiles à longue portée,
constamment perfectionné grâce aux nouvelles technologies de l’information, et
ce malgré la fin de l’URSS.
Le développement
militaire du Hezbollah
Le Liban des
années 1980 est également le théâtre d’innovations de la part des organisations
armées. Fondé en 1982 avec l’aide de la République islamique d’Iran et de la
Syrie, le Hezbollah commence par mener une lutte clandestine particulièrement
redoutable en utilisant des camions remplis de tonnes d’explosifs, conduits par
des kamikazes. Chacun de ces engins devient l’équivalent d’une salve au ras du
sol de plusieurs missiles de croisière. Le Hezbollah mène ainsi onze attaques
de ce type, ciblant d’abord à plusieurs reprises les forces israéliennes, puis
l’ambassade américaine à Beyrouth, ainsi que les contingents américains et
français de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB). Les effets
sont terribles, tant sur le plan tactique — avec un total de plus de 500
combattants ennemis tués — que stratégique, avec notamment le retrait honteux
de la FMSB. Cela prouve qu’un groupe d’hommes déterminés peut faire plier
certaines des armées les plus puissantes au monde. La leçon est vite retenue,
et la tactique des attaques-suicides est adoptée par les organisations
djihadistes. Le Hezbollah pratique également toute la gamme des actions
clandestines, comme le détournement d’avions ou la prise d’otages occidentaux,
utilisés pour négocier des échanges de prisonniers avec Israël.
Alors
que l’armée israélienne se concentre, depuis 1985, sur la gestion d’une zone
tampon au sud du Liban, le Hezbollah développe une force de guérilla plus
classique à partir de ses bases dans la plaine de la Bekaa. Le combat est mené
de manière très décentralisée par des groupes infiltrés, suffisamment
autonomes. Ces groupes, de mieux en mieux entraînés et équipés, disposent de
missiles antiaériens SAM-7 et antichars AT-3 et AT-4, atteignant ainsi le
statut de « techno-guérilla ». De 5 combattants du Hezbollah tués pour 1 soldat
israélien en 1990, le ratio tombe à 1,5 pour 1 en 1993.
Le
Hezbollah est aussi le premier mouvement à utiliser massivement les engins
explosifs improvisés, plus connus sous l’acronyme anglais IED, comme arme de
harcèlement. Avec le temps, ces engins artisanaux deviennent de plus en plus
sophistiqués et finissent par être responsables de la majorité des pertes
israéliennes dans le Sud-Liban, y compris la mort du général Gerstein en
février 1999. Ces IED réduisent la capacité de manœuvre des forces de Tsahal,
qui se retrouvent de plus en plus retranchées et isolées.
Le
Hezbollah se dote également d’un arsenal de roquettes à courte portée, qu’il
utilise contre les bases israéliennes, mais aussi contre le nord d’Israël,
reprenant ainsi les méthodes de harcèlement de l’OLP. On assiste alors à des
embrasements ponctuels de quelques jours, comme en juillet 1993 ou en mars
1996, où des frappes aériennes et d’artillerie israéliennes répondent à des
salves de centaines de roquettes et inversement.
De
guerre lasse, Israël évacue le Sud-Liban en 2000, privilégiant désormais la
protection offerte par une barrière de sécurité à la frontière et les actions à
distance. Le Hezbollah occupe définitivement le terrain abandonné, consolide sa
position de para-État libanais et se transforme à nouveau militairement,
adoptant à son tour le modèle des « tunnels, commandos et missiles », toujours
avec l’aide de l’Iran et de la Syrie. Le Hezbollah devient ainsi l’une des
premières organisations armées, sinon la première, à se doter d’un arsenal de
missiles balistiques.
La confrontation
de 2006
La confrontation
entre les deux grands modèles d’armée, initialement attendue en Syrie,
intervient finalement au Liban en juillet 2006, à la suite d’une infiltration
réussie d’un commando du Hezbollah, qui tend une embuscade sur le sol
israélien. Alors que l’attention était concentrée sur Gaza, le gouvernement
israélien saisit cette occasion pour tenter, selon sa nouvelle doctrine, non
pas de détruire le Hezbollah, mais de l’écraser suffisamment par des raids
aériens et terrestres pour le rendre inopérant pendant des années. L’arsenal de
missiles balistiques du Hezbollah n’a donc pas dissuadé Israël.
Il est vrai que,
bien que les missiles balistiques se soient beaucoup améliorés depuis l’époque
soviétique, la défense antimissile israélienne a progressé encore plus
rapidement, notamment après l’impuissance démontrée lors des 40 Scuds irakiens
tombés sur le pays en 1990. En 2006, l’armée israélienne est capable
d’intercepter des missiles balistiques, bien que cela soit plus difficile
lorsque les tirs proviennent d’un avant-poste libanais, plutôt que du «
troisième cercle » de menace, réduit alors à l’Iran. Cela rend l’action
préventive d’autant plus tentante.
L’opération
israélienne de 2006 débute donc par une campagne aérienne visant à neutraliser
cet arsenal de missiles. Malgré cela, le Hezbollah parvient à lancer une
centaine de roquettes chaque jour sur le nord d’Israël, et le complexe
renseignements-frappes israélien n’est pas suffisamment précis pour éliminer
cette menace. Un engagement terrestre devient donc inévitable.
Le problème est
que le modèle AirLand Battle exige une grande maîtrise pour coordonner
efficacement toute sa machinerie. Or, bien que Tsahal dispose encore des
moyens, elle n’a plus les compétences nécessaires à ce moment-là. Comme
mentionné précédemment, Tsahal est une armée à faible mémoire opérationnelle,
et celle-ci est alors presque entièrement consacrée au maintien de l’ordre et à
la lutte contre les organisations clandestines palestiniennes. Le dernier grand
engagement, l’opération Rempart dans les villes de Cisjordanie en 2002, est
déjà loin pour une armée de conscrits et de réservistes dont les moyens et
l’entraînement ont également été réduits pour des raisons budgétaires.
Pour faire des
économies, l’armée israélienne a adopté un système de soutien logistique
similaire à celui des bases de défense en France à partir de 2008, un système
qui se révèle totalement inadapté aux opérations à grande échelle.
En résumé, entre
une prudence excessive pour éviter les pertes, une mauvaise coordination des
forces et un chaos logistique, la guerre révèle que Tsahal n’est plus capable
d’appliquer correctement le modèle ALB, et elle se heurte au modèle défensif du
Hezbollah, qui fonctionne, lui, parfaitement. Au bout de 33 jours, les forces
israéliennes atteignent les abords du fleuve Litani, mais elles continuent de
subir des coups humiliants de l’infanterie du Hezbollah, tandis que les
roquettes pleuvent toujours quotidiennement sur Israël. Avec la protection des
blindés et l’énorme supériorité de feu israélienne, le ratio de pertes devrait
être d’un soldat israélien pour au moins dix ennemis, mais il n’est que de 1
pour 4.
Une sortie
diplomatique est finalement trouvée, en feignant de croire que la résolution
1701, prévoyant le désarmement du Hezbollah au Sud-Liban, sera mise en œuvre
par les Forces armées libanaises.
ALB vs TCM
Fondamentalement, les
modèles de forces n’ont pas changé depuis cette époque, ils se sont simplement
perfectionnés. Malgré la réduction de ses moyens, l’armée de Terre israélienne
a beaucoup travaillé pour retrouver des capacités de haute intensité, qu’elle a
testées en 2008, 2014, et surtout en 2023-2024 à Gaza, face à une organisation
comme le Hamas, qui s’était lui aussi efforcé d’adopter le modèle TCM (Tunnels,
Commandos, Missiles). La diminution du volume des forces israéliennes a conduit
à procéder par séquences, plutôt que par une action unique, ce qui a ralenti
les opérations. Cependant, au prix de terribles souffrances civiles, le rapport
de pertes a finalement atteint un soldat israélien pour 40 combattants ennemis.
Alors que l’opération Flèche
du Nord est désormais lancée contre le Hezbollah, Tsahal est au sommet de ses
capacités, avec une vingtaine de brigades de manœuvre actives ou de réserve,
aguerries et maîtrisant parfaitement la combinaison des forces ainsi qu’une
puissance de feu inégalée, à condition de continuer à être soutenue par les
États-Unis. Le Hezbollah, de son côté, est plus puissant qu’en 2006 et aguerri
par les combats d’infanterie en Syrie, bien qu’il ait combattu principalement
contre d’autres organisations armées, et non contre une armée régulière. Sa
structure, très décentralisée, pourrait cependant être affaiblie par les
ravages causés dans son commandement, affectant ainsi ses capacités.
À ce stade, il est difficile de dire quel modèle, entre ALB ou TCM, finira par l’emporter au Liban, même si la détermination nouvelle israélienne semble faire pencher la balance de leur côté. On peut prédire cependant à coup sûr des dégâts et des pertes considérables pour tout le monde.