mercredi 12 novembre 2025

Le jour d’après la grande attaque

Publié le 25 octobre 2015

C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir. 

Cette grande attaque, sous la forme d’un commando venant de Libye ou de Syrie éclatant en cellules autonomes de massacre au cœur de Marseille ou d’une équipe de snipers frappant les foules parisiennes une nuit du Nouvel An… ou tout autre procédé pourvu qu’il soit stupéfiant, sera sans doute finalement bien traitée, c’est-à-dire contenue et réprimée, par les services de police. Le dispositif de l’opération Sentinelle, aura peut-être même cette fois une autre utilité que psychologique. Cela limitera les effets, mais n’empêchera pas des dizaines, voire des centaines, de victimes et un immense choc. Tout cela a été parfaitement décrit par ailleurs, en particulier ici et ici.

Il reste à savoir ce qui se passera le jour d’après. Quelle sera la réponse à ce qui, bien plus qu’en janvier, ressemblera vraiment aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? La France faisant partie des ennemis privilégiés de plusieurs organisations djihadistes, il est probable que tout cela a déjà été anticipé. Les discours forts sont déjà écrits, les actions diplomatiques, les plans de mobilisation des forces de réserve, ainsi que les plans d’engagement des forces déjà prêts pour vaincre l’ennemi…

C’est de l’ironie. Il est probable qu’il n’en est rien. S’il y a bien un message que la France a envoyé après les attentats de janvier c’est bien qu’elle avait été surprise et qu’elle le serait encore plus en cas événements particulièrement graves. Car il ne faut pas confondre les réactions qui ont suivi, le déploiement précipité des militaires dans les rues de métropole comme on injecte une forte dose d’antidépresseur, la légère inflexion dans la réduction des budgets et des effectifs, l’engagement momentané du groupe aéronaval dans le Golfe, la nième loi sur la sécurité, comme des signes d’une réelle stratégie. Une stratégie suppose en effet la définition d’un chemin vers la victoire et la fin de la guerre, et ce chemin on ne le voit guère. Pourtant, quand on cumule tous les moyens engagés dans la « guerre » annoncée par le Premier ministre en janvier, nous sommes au niveau de l’« engagement majeur » (une expression pour justement éviter le mot « guerre ») prévu par le Livre blanc de 2013 et certainement contre l’ennemi prévu par ce même document, tout simplement parce qu’il n’y en a aucun (juste toujours la même liste de menaces). La confusion n’est d’ailleurs toujours pas dissipée, le même Premier ministre qui déclarait la « guerre » annonce maintenant de fait des actions de « police » en Syrie.

L’épée est donc déjà sortie, mais pour quel effet ? Nous avons engagé deux brigades dans les rues de métropole afin de rassurer un peu les Français, nous tentons d’endiguer les organisations armées nord-africaines avec 3 000 hommes et quelques aéronefs en limite d’un sous-continent très fragile et de la taille de l’Europe. Quant à nos 12 avions de combat au Proche-Orient, ils réalisent 3 % d’une campagne de frappes qui n’obtient que des résultats mitigés contre l’État islamique. Le moins que l’on peut dire est que vu de Raqqa notre contre-djihad manque singulièrement de punch et nous sommes pourtant à notre maximum.

Quelle sera alors la réponse stratégique si un commando de l’État islamique ou d’al-Mourabitoune parvient à tuer d’un seul coup à tuer autant de civils que le Lashkar-e-Toiba à Mumbai en 2008, soit dix fois plus qu’à Paris en janvier dernier ?

Il faudra alors d’abord expliquer aux Français, pourquoi dans ce pays qui produit 2 200 milliards d’euros de richesse chaque année, l’État a la plus grande difficulté à en dégager 62 (99 si on avait continué le même effort qu’en 1990) pour assurer ses missions régaliennes, celles qui assurent la sécurité des Français avec une armée, une police, un système judiciaire et pénitentiaire, une diplomatie. Pire encore, il faudra expliquer pourquoi on a diminué en permanence ces moyens, pourquoi on a baissé la garde alors qu’on ne cessait de dire, y compris dans les documents officiels, que le monde qui nous entourait était toujours plus dangereux. Il sera alors difficile à la même classe politique qui a initié et organisé cette baisse de la garde depuis plus de vingt ans de persuader qu’elle est capable de porter le fer avec fermeté et efficacité contre l’ennemi. Que ceux qui ont provoqué le phénomène avec légèreté soient en mesure de le traiter avec gravité. Que ceux qui ont invoqué des contraintes extérieures pour ne pas agir, notamment européennes, soit capables d’un seul coup de s’y soustraire. Que ceux qui faisaient des affaires avec les monarchies du Golfe, y compris un ancien président de la République et un ancien chef d’état-major des armées, n’ont pas fermé les yeux sur leur prosélytisme salafiste dévastateur.

La grande attaque sera peut-être le coup grâce, non pas de la France qui a résisté à bien plus, mais d’une certaine France. Le balancier permanent entre l’ouverture et la sécurité, pour l’instant oscillant, basculera largement du côté cette dernière dans un pays à cran. Les conséquences politiques internes en seront sans doute considérables, en particulier en période électorale. Les conséquences sociétales le seraient aussi, ce serait d’ailleurs peut-être un des objectifs de l’attaque. Il faudra gérer la crise autrement que par des slogans, des numéros verts et la désignation de « référents » antiracistes. Il faudra gérer des colères de tous côtés et on ne voit pas très bien comment cela évoluera.

Il y aura des conséquences aussi sur la vie internationale. Il sera difficile de ne pas réagir autrement que par des gestes symboliques ou de faible volume. Le problème est que nous n’avons pas vraiment les moyens de vaincre seuls une grande organisation armée comme l’État islamique. Non seulement nous avons réduit notre effort budgétaire, mais, en nous contentant de gérer, difficilement, le modèle de forces hérité de la guerre froide, et en raisonnant en termes de listes de menaces (« le terrorisme ») au lieu d’ennemis sur lequel nous modeler, nous avons un outil de défense apte à tout, mais bon à ne vaincre aucun ennemi un peu important. À cet égard, la victoire au Mali ne doit pas faire illusion. Non seulement les groupes ennemis sur place ne disposaient que de 3 000 hommes et si nous avons détruit leurs bases locales, nous ne les avons pas vaincus définitivement. Le combat continuait d’ailleurs, avant que nous décidions de nous en prendre aussi à l’État islamique, au moins vingt fois plus important en effectifs. Au final, nous tenterons bien des choses, mais avec des moyens insuffisants en attendant, il faut l’espérer, ceux de la mobilisation, mais qui viendront des années plus tard. En attendant, il faudra faire preuve d’intelligence, de ruse, et mener aussi une guerre implacable avec des moyens limités. On ne sent pas cependant l’imagination au pouvoir pour l’instant. 

La direction de la France est aujourd’hui dans un entre-deux, en paix, mais déjà — à force de petites réactions — dans un « engagement majeur », inhibée devant la qualification de l’ennemi (toujours « terroristes » jamais « djihadistes »), bloquée même devant la notion même d’ennemi préférant parler de criminels, coincée devant le mot « guerre » tel un gouvernement de 1939, soucieuse de ne pas déplaire à ses gros clients, acceptant — malgré les événements — la dégradation de ses instruments de puissance, s’avouant impuissante à trouver des moyens supplémentaires pour protéger les Français (sa mission première). 

Ce brouillard ne durera pas. La grande attaque sera une épreuve terrible, mais elle soulèvera le couvercle et permettra de constater, comme le chat de Schrödinger, si nous sommes encore vivants ou déjà morts.

vendredi 24 octobre 2025

Théorie du combattant : le making of

Pour accompagner le tout, un petit podcast sur > France Culture

Tout a commencé un jour de printemps 2025 lorsque j’ai avoué à mon excellent éditeur que je ne pourrais pas lui rendre, à la fin de l’été, le grand livre sur l’évolution de l’art de la guerre qu’il m’avait demandé. Devant son embarras, je lui proposai de reprendre un vieux projet sur les combattants rapprochés, leur rôle essentiel dans les guerres mais aussi le relatif désintérêt dont ils pouvaient paradoxalement faire l’objet. Je travaillais sur le sujet depuis longtemps ; je pouvais faire quelque chose dans les quatre mois qu’il me restait. Comme d’habitude, je sous-estimais l’ampleur de la tâche, mais je m’y attelai avec force.

Maintenant, posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire, tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.

Dans la foulée, je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et, quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car, contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites « de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.

Après avoir exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera « probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort. Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les yeux, ou presque.

Tout cela étant écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?

Je décide donc de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à Dompaire en septembre 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40 ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.

Je poursuivais en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y meurt.

Le combat rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je dis bien « peut-être ») le dernier exemple.

Entre-temps, il y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection » menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.

Je termine forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants ou volants — était largement obsolète.

Cela m’a amené à la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée » (le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de « contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.

L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.

lundi 20 octobre 2025

Ô Tomahawk suspend ton vol

On connaissait la menace nucléaire, sortie régulièrement d’une chapka depuis Moscou sous des formes diverses — alertes, exercices, déclarations officielles, shows télévisés, tweets medvedéviens — afin d’effrayer les alliés de l’Ukraine et de freiner leur aide. On découvre maintenant le missile « miracle » sorti par l’administration américaine d’une casquette rouge « Trump a toujours raison », sous forme de fuites vers la presse, suivies d’une déclaration du vice-président J.D. Vance expliquant que le président des États-Unis n’excluait effectivement pas de vendre (très cher) des missiles Tomahawk d’occasion à l’Ukraine. L’organisation d’une visite de la société Raytheon, qui fabrique justement ces missiles, lors de la venue de la délégation ukrainienne à la fin de la semaine dernière aux États-Unis venait encore donner consistance à cette idée.

En réalité, le premier public visé n’était sans doute pas ukrainien, à qui il fallait donner espoir, mais russe, à qui il fallait faire croire que la politique américaine pouvait devenir plus hostile. La séquence intervenait d’ailleurs juste au moment où Donald Trump annonçait que, sous la pression des tarifs douaniers (« mon mot préféré », Donald Trump), l’Inde allait cesser d’importer du pétrole brut. C’était alors le seul véritable coup porté à la Russie dont Trump pouvait se vanter (à tort semble-t-il puisque l’Inde a démenti) et la « perspective Tomahawk » se présentait comme le second, destinée à obliger Vladimir Poutine à négocier une forme de paix en Ukraine. De fait, l’onde a porté aussi jusqu’à Moscou puisque le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, l’ancien président Dmitri Medvedev ou le président de la commission de Défense de la Douma ont été obligés d’y répondre pour dénoncer, comme d’habitude et sans craindre la contradiction, une très dangereuse escalade et un pétard mouillé.

Sur le papier, ces fameux missiles de croisière Tomahawk paraissent effectivement être une arme formidable. Conçus dans les années 1970 comme un des premiers instruments du Second Offset — ce nouvel arsenal américain de haute technologie destiné à combattre la supériorité numérique du Pacte de Varsovie — les missiles de croisière aéroportés et navals se distinguaient par leur extrême précision à grande distance avec cette double capacité de voler en vitesse subsonique mais au ras du sol afin d’échapper au radar, et de porter soit de petites charges nucléaires, soit plusieurs centaines de kilos d’explosif conventionnel. Si la version aéroportée a finalement peu servi, mais reste conservée dans sa capacité nucléaire, le missile naval — le BGM-109 Tomahawk — a été dénucléarisé mais surutilisé conventionnellement depuis les premiers tirs contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991 jusqu’aux sites nucléaires iraniens de Natanz et d’Ispahan en juin 2025. Avec plus de 2 000 exemplaires déjà utilisés, le Tomahawk est même devenu symboliquement le « pistolet du shérif américain » dans la police du monde. Et c’est bien là le sujet : le Tomahawk est un symbole.

Dans les faits et malgré leur qualité, l’introduction de ces missiles Tomahawk ne changerait cependant pas de manière décisive le cours de la guerre en Ukraine. Les Ukrainiens disposent déjà d’une force de frappe à moyenne portée, jusqu’à 500 km, grâce à leurs propres projectiles comme les Neptune ou les Hrim-2, ou à ceux fournis par les Américains, les Britanniques ou les Français — ATACMS et GLSDB tirés depuis le sol ou missiles aéroportés Storm Shadow et Scalp. Tous ces engins ont des performances proches de celles du Tomahawk et notamment la capacité de frapper des cibles dites « durcies », c’est-à-dire protégées ou faiblement enterrées, mais ils ne portent qu’à quelques centaines de kilomètres contrairement au Tomahawk qui peut frapper de 1 600 km à 2 500 km selon l’évolution des versions (gageons que ce seront les plus anciennes qui seraient fournies).

Pour les frappes en profondeur, les Ukrainiens disposent d’une panoplie de drones de longue portée dont les FP-1, qui ont la capacité de porter, en fonction de la distance, de 60 à 120 kg d’explosif, et qui sont l’arme première utilisée contre les raffineries russes, ou, beaucoup plus puissants, les missiles FP-5 Flamingo. Ces projectiles sont de relativement faible coût — pour le prix d’une Tomahawk d’occasion on peut se payer une trentaine de FP-1, soit environ huit fois plus de charge d’explosif — mais avec sans doute une plus grande vulnérabilité et surtout une moindre capacité à frapper des cibles durcies. C’est là la véritable plus-value qu’apporteraient les Tomahawk, à condition bien sûr d’être livrés en grand nombre. Les Russes ont sans doute lancé plus d’un millier de missiles 3M-14 Kalibr, l’équivalent du Tomahawk, sur l’Ukraine sans pour autant avoir obtenu un effet décisif.

C’est là que surgit le premier problème. Les Américains disposeraient, semble-t-il, encore d’un stock d’environ 4 000 Tomahawk, complété au compte-gouttes de quelques dizaines d’unités par an. On n’imagine pas qu’ils acceptent d’en vendre des milliers, même s’il y a une bonne affaire à réaliser, alors qu’il s’agit là de l’un de leurs atouts compétitifs contre la Chine et qu’il faut déjà honorer un certain nombre de contrats d’exportation, avec le Japon ou l’Australie notamment pour rester dans le théâtre asiatique.

Enfin — et on aurait dû en réalité commencer par cela pour montrer combien cette proposition était peu sérieuse — il faudrait surtout savoir comment tirer des Tomahawk depuis le sol, puisque ce missile, comme le Kalibr, est un missile naval tiré depuis des destroyers ou des sous-marins, ce dont l’Ukraine est dépourvue. Il existe bien, depuis peu, au sein de l’US Army et des Marines le système Typhon qui permet effectivement de tirer depuis le sol, mais ces batteries sont pour l’instant tellement rares et précieuses qu’il est hors de question de les céder.

En résumé, sans même évoquer les délais que prendrait le processus d’exportation, car il faudrait trouver aussi des acheteurs, on n’est pas près de voir des Tomahawk décoller depuis l’Ukraine en direction de la Russie, ce qui d’ailleurs aurait été en contradiction avec la nouvelle restriction d’emploi des munitions américaines fournies aux Ukrainiens. Donald Trump n’a jamais voulu renforcer l’Ukraine avec une arme puissante, mais a simplement cru pouvoir exercer une pression sur Poutine. Ce dernier a compris le message en prenant l’initiative d’un appel téléphonique suivi d’une promesse de rencontre à Budapest. Avec l’ajout de quelques flatteries, il n’en fallait pas plus pour dégonfler cette idée, y compris devant Volodymyr Zelensky, piégé dans une conférence de presse surréaliste de pré-déjeuner, et obligé d’avaler en entrée les élucubrations de Trump (« l’armée russe a été vaincue par la boue et les missiles Javelin que j’avais fournis »), aussi insultantes que la cravate aux couleurs du drapeau russe de Pete Hegseth jusqu’au : « J’espère que la guerre se terminera avant que j’aie à envoyer des missiles Tomahawk ». Dans l’entretien qui a suivi, houleux semble-t-il, Trump s’est ensuite fait le porte-parole de Poutine exigeant l’abandon de la province de Donetsk par les Ukrainiens.

En lançant l’idée de la vente de Tomahawk, Donald Trump s’est sans doute cru, comme toujours, extrêmement intelligent, sans se rendre compte que ce missile serait saisi en vol par Vladimir Poutine pour frapper un coup beaucoup plus habile. Trump se vante d’avoir mis fin à huit guerres, il pourrait se vanter d’avoir été roulé dans la farine à peu près autant de fois par le maître du Kremlin, mais visiblement il aime ça.