mercredi 3 décembre 2025

Le service militaire « en même temps » volontaire

Voici donc le retour en vrai du service militaire. Pendant au moins une quinzaine d’années, des hommes et des femmes qui, souvent, ne s’étaient jamais portés volontaires pour le faire ou avaient tout fait pour l’esquiver, croyaient avoir enfin trouvé avec le service national la pierre philosophale qui permettait de « faire France » et de résoudre nos problèmes de société. C’est dans cet esprit qu’Emmanuel Macron proposait déjà plus concrètement son retour dès 2017. Le contenu du projet – un service national civique à contenu militaire – n’était pas inintéressant, mais le projet était trop flou et en réalité trop impraticable. On l’a donc transformé en stage civique pour adolescents baptisé Service national universel, qui s’est avéré tout aussi flou et impraticable.

Tout le monde prenait soin, à l’époque et dans tous les camps politiques, d’éviter de rappeler que le service militaire, même baptisé « national », était d’abord destiné à préparer et à faire éventuellement la guerre. Cela tombait bien : on n’y croyait plus, ou plus exactement on ne se rendait pas compte qu’on la faisait en permanence. La « vraie guerre », c’est quand le pays est attaqué et envahi par un pays voisin et défendu par une armée de conscrits mobilisés. Le reste, les 19 petites guerres que l’on a menées depuis 1961 contre des États lointains ou, plus souvent encore, contre des organisations armées, ce n’était pas la vraie guerre, ce n’étaient que de petites expéditions lointaines. Quant aux autres missions sans ennemis, de stabilisation, d’interposition, d’évacuation, etc., c’était encore moins la vraie guerre puisqu’il y avait souvent le mot « paix » dedans. Peu importe que des soldats français y soient tués ou blessés par milliers, c’étaient des professionnels ou des « volontaires service long » prolongeant leur service national de quelques mois. Les « familles pouvaient se rassurer », pour reprendre l’expression d’un ministre un jour de 1970 après la mort de 12 d’entre eux au Tchad : « ce n’étaient pas des appelés », pas de vrais enfants de la France et pas tombés dans une vraie guerre.

Et puis, la Russie a décidé d’attaquer pour la cinquième fois un pays voisin en quatorze ans, dont l’Ukraine pour la quatrième fois après l’invasion de la Crimée en février 2014 et les deux offensives totalement méconnues car habilement camouflées d’août 2014 et février 2015 dans le Donbass. Il était difficile de ne pas le voir cette fois, car l’attaque était menée à très grande échelle, avec tous les critères de la « vraie guerre ». L’Ukraine y résistait en grande partie grâce à son armée de conscription et à ses nombreux réservistes, seuls moyens de disposer de la masse nécessaire pour faire face à l’armée russe.

Plusieurs États le long du nouveau rideau de fer se sont alors dit qu’un dirigeant qui avait déjà attaqué cinq fois ses voisins, plus la répression de la Tchétchénie et quelques autres interventions en Syrie ou en Afrique, pouvait envisager de le faire une sixième fois. Ils ont alors redécouvert l’utilité militaire du service national, seul moyen pour ces petits pays de se transformer de grenouilles en taureaux en cas de menace.

L’idée du service national est donc aussi revenue à la charge dans la tête d’Emmanuel Macron, comme en Allemagne d’ailleurs, toujours dans l’optique d’accroître la résilience de la nation, mais cette fois de renforcer aussi les armées. Fini l’action civique, place à un service militaire pur, ce qui aura au moins le mérite de le voir géré par le seul ministère des Armées et donc d’être sûr que les ordres du chef de l’État seront suivis d’effets.

Emmanuel Macron a cependant reculé devant deux écueils : le service universel obligatoire et l’engagement des appelés au loin. Dans le premier cas, et au passage le seul moyen d’avoir peut-être le brassage social tant vanté, l’investissement était colossal puisque l’on parle d’une population de 600 à 700 000 jeunes hommes et femmes d’une classe d’âge à gérer, c’est-à-dire loger, nourrir, former, entraîner et peut-être surtout encadrer et équiper, sans avoir jamais anticipé un jour qu’on aurait peut-être à le faire. À cet investissement énorme, peu compatible avec les temps budgétaires qui courent, et les contestations probables, peu compatibles avec l’état politique du pays, le président de la République a préféré le principe du volontariat, infiniment plus acceptable à tous points de vue.

Le deuxième écueil est celui de l’engagement au loin. Depuis la désastreuse expédition de Madagascar en 1895, où des milliers de conscrits français étaient morts de maladies (inspirant peut-être la fin de La Guerre des mondes d’H. G. Wells), on n’envoie plus d’appelés en « opérations extérieures », hors conflits mondiaux et guerre d’Algérie. Le problème est que, depuis 1990 et la guerre contre l’Irak, on a compris que tout engagement majeur à haute intensité se ferait, pour la première fois de notre histoire et sans doute pour longtemps, uniquement loin de nos frontières. À l’époque, François Mitterrand avait tranché en faveur du « protocole Madagascar » : pas d’appelés en Arabie Saoudite. On avait donc fait feu de tout bois pour réunir 16 000 soldats professionnels, soit trois fois moins que les Britanniques et trente fois moins que les Américains.

C’est fondamentalement pour résoudre ce problème tout en respectant le « protocole Madagascar » que Jacques Chirac a décidé de la professionnalisation complète des armées en 1995 et, par voie de conséquence, de la suspension du service national. On estimait à l’époque que, pour être sérieuse, la France devait être capable de déployer 60 000 soldats en 2015. Mais, comme la France n’était pas sérieuse et n’hésitait pas à réduire ses moyens militaires sans anticiper une seule seconde qu’il faudrait peut-être un jour remonter en puissance, on se retrouvait en 2015 avec une capacité de projection de 15 000 soldats, soit un retour au point de départ. Ce n’est d’ailleurs pas tant un problème d’hommes et de femmes disponibles que d’équipements. Dans un monde normal, les sept brigades (dont une franco-allemande) interarmes et la brigade d’aérocombat (hélicoptères) devraient être capables de partir immédiatement complètes et toutes équipées au combat, comme c’était le cas jusqu’à la fin des années 1980. Ce n’est plus le cas, puisqu’on ne peut plus toutes les équiper complètement et simultanément. Au mieux, deux brigades pourraient être déployées en permanence en renfort en Europe orientale. On est très loin du corps d’armée que l’on avait en permanence en République fédérale allemande, renforçable très vite par deux autres et par la Force d’action rapide. Même si l’armée russe n’est pas l’armée soviétique, on est très loin d’avoir la masse critique suffisante pour contribuer à la dissuader d’attaquer un pays allié ou simplement pour être à la hauteur du « rang de la France ». Quand on joue à la grande puissance, il faut avoir des moyens de grande puissance.

Emmanuel Macron a tranché : les appelés volontaires ne seront pas engagés à l’étranger. Ils ne pourront même pas, et c’est dommage pour eux, servir sur des bâtiments de la Marine nationale puisque ceux-ci doivent faire escale à l’étranger. Dès lors, on ne voit plus très bien l’intérêt du projet. S’il s’agit de faire participer la jeunesse de France à la défense de sa nation, faut-il rappeler qu’un peu plus de 20 000 jeunes s’engagent déjà chaque année dans les forces armées, auxquels il faut ajouter environ 7 500 volontaires – déjà – pour le service militaire volontaire ou adapté, et bien sûr ceux qui souscrivent un contrat de réserviste opérationnel. On ne voit d’ailleurs pas très bien ce qui va différencier un jeune volontaire pour le service militaire de dix mois d’un jeune volontaire à l’engagement, par exemple pour un contrat minimum de deux ans dans l’armée de Terre. Ce dernier sera mieux payé et pourra partir en opérations extérieures, ce qui n’est pas considéré comme une punition mais souvent l’intérêt premier du métier. Il aura même la possibilité, si cela ne l’intéresse finalement pas, de se rétracter dans les six premiers mois de contrat, ce qui n’est pas sûr pour un appelé volontaire qui se découvrirait finalement moins volontaire pendant les difficultés de la formation initiale. L’engagé volontaire devra certes assurer un contrat de service plus long, mais si l’on décidait de réduire les contrats à un minimum d’un an, on ne voit définitivement plus pourquoi un jeune intéressé par le service des armes de la France choisirait plutôt d’être volontaire appelé plutôt que volontaire engagé.

Au bout du compte, il est probable malgré tout que l’on trouvera les quelques milliers de volontaires que l’on espère dans les années à venir. Ces volontaires ne nécessiteront pas un investissement majeur de la part des armées et seront finalement intégrés dans les bases et les régiments. Ils contribueront aux missions de soutien des corps de troupe, dans les cuisines par exemple, à l’opération Sentinelle et aux missions de garde des enceintes militaires, pas forcément les missions les plus exaltantes. Certains experts, comme des interprètes ou des programmeurs informatiques, pourront rejoindre certains organismes spécialisés. Tout cela n’est pas inutile mais d’un apport assez marginal, en dessous d’un seuil critique disons de 20 000 volontaires. Avec toutes les formules de volontariat déjà existantes – engagés, réservistes opérationnels (RO 1), apprentis, aspirants –, on a déjà 30 000 Français qui acceptent volontairement chaque année de porter l’uniforme pour des durées variables. On entend parfois comme argument que le nouveau service militaire serait l’occasion de servir la défense de la France pour les jeunes qui le souhaitent, mais les 30 000 qui deviennent volontairement soldats chaque année viennent d’où alors ? S’il s’agit de tester la jeunesse, eh bien le test a déjà lieu tous les ans, et il est réussi. Pourquoi, d’un seul coup, y en aurait-il 20 000 de plus – sans parler des 42 000 que l’on ambitionne (hors apprentis SMV/SMA) dans dix ans – pour finalement faire quelque chose de moins intéressant pour eux ? Autant augmenter directement le nombre d’engagés volontaires ou de réservistes opérationnels, ce sera plus directement utile.

À l’issue de leur service de dix mois, ceux qui n’auront pas décidé de continuer l’aventure en s’engageant ou en rejoignant la réserve opérationnelle n° 1 rejoindront automatiquement la réserve opérationnelle n° 2. Le principe de la RO2 est que tous ceux qui ont porté l’uniforme peuvent être rappelés en cas de besoin pendant cinq ans après leur fin de service. Sur le papier, cela permet une réserve massive et passive d’environ 100 000 hommes et femmes (environ 20 000 quittent l’institution militaire chaque année), auxquels s’ajouteront donc les nouveaux appelés. Dans les faits, comme rien n’est organisé, cette réserve ne sert pas à grand-chose.

Au bilan, pour augmenter cette capacité de projection, il faut donc d’abord se rééquiper, puis augmenter le nombre de nos soldats professionnels, puisque l’on ne veut pas en envoyer d’autres, et enfin ne pas hésiter, comme dans d’autres nations, à engager en opération extérieure nos réservistes opérationnels 1, y compris dans de véritables unités de combat, ce qui suppose là encore un investissement matériel et quelques ruptures psychologiques. L’apport des quelques milliers d’appelés, a priori sans équipements lourds et qui ne bougeront pas du territoire national, ne contribuera que très indirectement, et en fait très peu, à renforcer cette capacité de projection, de la même façon que cela ne contribuera « en même temps » que très peu à la cohésion nationale. Finalement, beaucoup de bruit pour probablement peu d’effets.

mercredi 12 novembre 2025

Le jour d’après la grande attaque

Publié le 25 octobre 2015

C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir. 

Cette grande attaque, sous la forme d’un commando venant de Libye ou de Syrie éclatant en cellules autonomes de massacre au cœur de Marseille ou d’une équipe de snipers frappant les foules parisiennes une nuit du Nouvel An… ou tout autre procédé pourvu qu’il soit stupéfiant, sera sans doute finalement bien traitée, c’est-à-dire contenue et réprimée, par les services de police. Le dispositif de l’opération Sentinelle, aura peut-être même cette fois une autre utilité que psychologique. Cela limitera les effets, mais n’empêchera pas des dizaines, voire des centaines, de victimes et un immense choc. Tout cela a été parfaitement décrit par ailleurs, en particulier ici et ici.

Il reste à savoir ce qui se passera le jour d’après. Quelle sera la réponse à ce qui, bien plus qu’en janvier, ressemblera vraiment aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? La France faisant partie des ennemis privilégiés de plusieurs organisations djihadistes, il est probable que tout cela a déjà été anticipé. Les discours forts sont déjà écrits, les actions diplomatiques, les plans de mobilisation des forces de réserve, ainsi que les plans d’engagement des forces déjà prêts pour vaincre l’ennemi…

C’est de l’ironie. Il est probable qu’il n’en est rien. S’il y a bien un message que la France a envoyé après les attentats de janvier c’est bien qu’elle avait été surprise et qu’elle le serait encore plus en cas événements particulièrement graves. Car il ne faut pas confondre les réactions qui ont suivi, le déploiement précipité des militaires dans les rues de métropole comme on injecte une forte dose d’antidépresseur, la légère inflexion dans la réduction des budgets et des effectifs, l’engagement momentané du groupe aéronaval dans le Golfe, la nième loi sur la sécurité, comme des signes d’une réelle stratégie. Une stratégie suppose en effet la définition d’un chemin vers la victoire et la fin de la guerre, et ce chemin on ne le voit guère. Pourtant, quand on cumule tous les moyens engagés dans la « guerre » annoncée par le Premier ministre en janvier, nous sommes au niveau de l’« engagement majeur » (une expression pour justement éviter le mot « guerre ») prévu par le Livre blanc de 2013 et certainement contre l’ennemi prévu par ce même document, tout simplement parce qu’il n’y en a aucun (juste toujours la même liste de menaces). La confusion n’est d’ailleurs toujours pas dissipée, le même Premier ministre qui déclarait la « guerre » annonce maintenant de fait des actions de « police » en Syrie.

L’épée est donc déjà sortie, mais pour quel effet ? Nous avons engagé deux brigades dans les rues de métropole afin de rassurer un peu les Français, nous tentons d’endiguer les organisations armées nord-africaines avec 3 000 hommes et quelques aéronefs en limite d’un sous-continent très fragile et de la taille de l’Europe. Quant à nos 12 avions de combat au Proche-Orient, ils réalisent 3 % d’une campagne de frappes qui n’obtient que des résultats mitigés contre l’État islamique. Le moins que l’on peut dire est que vu de Raqqa notre contre-djihad manque singulièrement de punch et nous sommes pourtant à notre maximum.

Quelle sera alors la réponse stratégique si un commando de l’État islamique ou d’al-Mourabitoune parvient à tuer d’un seul coup à tuer autant de civils que le Lashkar-e-Toiba à Mumbai en 2008, soit dix fois plus qu’à Paris en janvier dernier ?

Il faudra alors d’abord expliquer aux Français, pourquoi dans ce pays qui produit 2 200 milliards d’euros de richesse chaque année, l’État a la plus grande difficulté à en dégager 62 (99 si on avait continué le même effort qu’en 1990) pour assurer ses missions régaliennes, celles qui assurent la sécurité des Français avec une armée, une police, un système judiciaire et pénitentiaire, une diplomatie. Pire encore, il faudra expliquer pourquoi on a diminué en permanence ces moyens, pourquoi on a baissé la garde alors qu’on ne cessait de dire, y compris dans les documents officiels, que le monde qui nous entourait était toujours plus dangereux. Il sera alors difficile à la même classe politique qui a initié et organisé cette baisse de la garde depuis plus de vingt ans de persuader qu’elle est capable de porter le fer avec fermeté et efficacité contre l’ennemi. Que ceux qui ont provoqué le phénomène avec légèreté soient en mesure de le traiter avec gravité. Que ceux qui ont invoqué des contraintes extérieures pour ne pas agir, notamment européennes, soit capables d’un seul coup de s’y soustraire. Que ceux qui faisaient des affaires avec les monarchies du Golfe, y compris un ancien président de la République et un ancien chef d’état-major des armées, n’ont pas fermé les yeux sur leur prosélytisme salafiste dévastateur.

La grande attaque sera peut-être le coup grâce, non pas de la France qui a résisté à bien plus, mais d’une certaine France. Le balancier permanent entre l’ouverture et la sécurité, pour l’instant oscillant, basculera largement du côté cette dernière dans un pays à cran. Les conséquences politiques internes en seront sans doute considérables, en particulier en période électorale. Les conséquences sociétales le seraient aussi, ce serait d’ailleurs peut-être un des objectifs de l’attaque. Il faudra gérer la crise autrement que par des slogans, des numéros verts et la désignation de « référents » antiracistes. Il faudra gérer des colères de tous côtés et on ne voit pas très bien comment cela évoluera.

Il y aura des conséquences aussi sur la vie internationale. Il sera difficile de ne pas réagir autrement que par des gestes symboliques ou de faible volume. Le problème est que nous n’avons pas vraiment les moyens de vaincre seuls une grande organisation armée comme l’État islamique. Non seulement nous avons réduit notre effort budgétaire, mais, en nous contentant de gérer, difficilement, le modèle de forces hérité de la guerre froide, et en raisonnant en termes de listes de menaces (« le terrorisme ») au lieu d’ennemis sur lequel nous modeler, nous avons un outil de défense apte à tout, mais bon à ne vaincre aucun ennemi un peu important. À cet égard, la victoire au Mali ne doit pas faire illusion. Non seulement les groupes ennemis sur place ne disposaient que de 3 000 hommes et si nous avons détruit leurs bases locales, nous ne les avons pas vaincus définitivement. Le combat continuait d’ailleurs, avant que nous décidions de nous en prendre aussi à l’État islamique, au moins vingt fois plus important en effectifs. Au final, nous tenterons bien des choses, mais avec des moyens insuffisants en attendant, il faut l’espérer, ceux de la mobilisation, mais qui viendront des années plus tard. En attendant, il faudra faire preuve d’intelligence, de ruse, et mener aussi une guerre implacable avec des moyens limités. On ne sent pas cependant l’imagination au pouvoir pour l’instant. 

La direction de la France est aujourd’hui dans un entre-deux, en paix, mais déjà — à force de petites réactions — dans un « engagement majeur », inhibée devant la qualification de l’ennemi (toujours « terroristes » jamais « djihadistes »), bloquée même devant la notion même d’ennemi préférant parler de criminels, coincée devant le mot « guerre » tel un gouvernement de 1939, soucieuse de ne pas déplaire à ses gros clients, acceptant — malgré les événements — la dégradation de ses instruments de puissance, s’avouant impuissante à trouver des moyens supplémentaires pour protéger les Français (sa mission première). 

Ce brouillard ne durera pas. La grande attaque sera une épreuve terrible, mais elle soulèvera le couvercle et permettra de constater, comme le chat de Schrödinger, si nous sommes encore vivants ou déjà morts.

vendredi 24 octobre 2025

Théorie du combattant : le making of

Pour accompagner le tout, un petit podcast sur > France Culture

Tout a commencé un jour de printemps 2025 lorsque j’ai avoué à mon excellent éditeur que je ne pourrais pas lui rendre, à la fin de l’été, le grand livre sur l’évolution de l’art de la guerre qu’il m’avait demandé. Devant son embarras, je lui proposai de reprendre un vieux projet sur les combattants rapprochés, leur rôle essentiel dans les guerres mais aussi le relatif désintérêt dont ils pouvaient paradoxalement faire l’objet. Je travaillais sur le sujet depuis longtemps ; je pouvais faire quelque chose dans les quatre mois qu’il me restait. Comme d’habitude, je sous-estimais l’ampleur de la tâche, mais je m’y attelai avec force.

Maintenant, posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire, tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.

Dans la foulée, je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et, quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car, contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites « de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.

Après avoir exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera « probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort. Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les yeux, ou presque.

Tout cela étant écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?

Je décide donc de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à Dompaire en septembre 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40 ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.

Je poursuivais en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y meurt.

Le combat rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je dis bien « peut-être ») le dernier exemple.

Entre-temps, il y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection » menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.

Je termine forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants ou volants — était largement obsolète.

Cela m’a amené à la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée » (le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de « contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.

L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.