C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir.
mercredi 12 novembre 2025
Le jour d’après la grande attaque
C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir.
vendredi 24 octobre 2025
Théorie du combattant : le making of
Maintenant,
posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide
alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un
combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis
celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce
qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet
du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de
près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire,
tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y
avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la
nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats
et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.
Dans la foulée,
je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le
décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au
combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce
sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y
affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et,
quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces
gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement
lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement
qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas
des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car,
contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites
« de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces
spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée
qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on
veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le
Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient
le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été
aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en
associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les
sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le
nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est
encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.
Après avoir
exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus
précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du
problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les
missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui
impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone
de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou
blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois
d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera «
probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones
normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais
même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en
janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la
tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort.
Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble
dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le
titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est
d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les
yeux, ou presque.
Tout cela étant
écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation
actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu
d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu
s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?
Je décide donc
de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution
industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la
puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la
mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des
communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la
description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à
Dompaire en septembre 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette
évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40
ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les
exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques
aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.
Je poursuivais
en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier
lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme
de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les
autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près
comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité
tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second
enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate
avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout
aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y
meurt.
Le combat
rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la
fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le
combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées
blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je
dis bien « peut-être ») le dernier exemple.
Entre-temps, il
y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la
violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle
des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières
a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements
conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces
petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des
soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat
en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en
luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je
choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection »
menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en
Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en
essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.
Je termine
forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau
contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des
organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce
que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations
djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande
difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État
islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a
évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce
constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation
massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible
de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de
revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le
constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat
de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants
ou volants — était largement obsolète.
Cela m’a amené à
la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il
est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée »
(le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de
« contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons
et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il
doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire
appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on
est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas
seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.
L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.
lundi 20 octobre 2025
Ô Tomahawk suspend ton vol
En
réalité, le premier public visé n’était sans doute pas ukrainien, à qui il
fallait donner espoir, mais russe, à qui il fallait faire croire que la
politique américaine pouvait devenir plus hostile. La séquence intervenait
d’ailleurs juste au moment où Donald Trump annonçait que, sous la pression des
tarifs douaniers (« mon mot préféré », Donald Trump), l’Inde allait cesser
d’importer du pétrole brut. C’était alors le seul véritable coup porté à la
Russie dont Trump pouvait se vanter (à tort semble-t-il puisque l’Inde a
démenti) et la « perspective Tomahawk » se présentait comme le second, destinée
à obliger Vladimir Poutine à négocier une forme de paix en Ukraine. De fait,
l’onde a porté aussi jusqu’à Moscou puisque le porte-parole du Kremlin, Dmitri
Peskov, l’ancien président Dmitri Medvedev ou le président de la commission de
Défense de la Douma ont été obligés d’y répondre pour dénoncer, comme
d’habitude et sans craindre la contradiction, une très dangereuse escalade et
un pétard mouillé.
Sur
le papier, ces fameux missiles de croisière Tomahawk paraissent effectivement
être une arme formidable. Conçus dans les années 1970 comme un des premiers
instruments du Second Offset — ce nouvel arsenal américain de haute technologie
destiné à combattre la supériorité numérique du Pacte de Varsovie — les
missiles de croisière aéroportés et navals se distinguaient par leur extrême
précision à grande distance avec cette double capacité de voler en vitesse
subsonique mais au ras du sol afin d’échapper au radar, et de porter soit de
petites charges nucléaires, soit plusieurs centaines de kilos d’explosif
conventionnel. Si la version aéroportée a finalement peu servi, mais reste
conservée dans sa capacité nucléaire, le missile naval — le BGM-109 Tomahawk — a
été dénucléarisé mais surutilisé conventionnellement depuis les premiers tirs contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991
jusqu’aux sites nucléaires iraniens de Natanz et d’Ispahan en juin 2025. Avec
plus de 2 000 exemplaires déjà utilisés, le Tomahawk est même devenu
symboliquement le « pistolet du shérif américain » dans la police du monde. Et
c’est bien là le sujet : le Tomahawk est un symbole.
Dans
les faits et malgré leur qualité, l’introduction de ces missiles Tomahawk ne
changerait cependant pas de manière décisive le cours de la guerre en Ukraine.
Les Ukrainiens disposent déjà d’une force de frappe à moyenne portée, jusqu’à
500 km, grâce à leurs propres projectiles comme les Neptune ou les Hrim-2, ou à
ceux fournis par les Américains, les Britanniques ou les Français — ATACMS et
GLSDB tirés depuis le sol ou missiles aéroportés Storm Shadow et Scalp. Tous
ces engins ont des performances proches de celles du Tomahawk et notamment la
capacité de frapper des cibles dites « durcies », c’est-à-dire protégées ou
faiblement enterrées, mais ils ne portent qu’à quelques centaines de kilomètres
contrairement au Tomahawk qui peut frapper de 1 600 km à 2 500 km selon
l’évolution des versions (gageons que ce seront les plus anciennes qui seraient
fournies).
Pour
les frappes en profondeur, les Ukrainiens disposent d’une panoplie de drones de
longue portée dont les FP-1, qui ont la capacité de porter, en fonction de la
distance, de 60 à 120 kg d’explosif, et qui sont l’arme première utilisée
contre les raffineries russes, ou, beaucoup plus puissants, les missiles FP-5
Flamingo. Ces projectiles sont de relativement faible coût — pour le prix d’une
Tomahawk d’occasion on peut se payer une trentaine de FP-1, soit environ huit
fois plus de charge d’explosif — mais avec sans doute une plus grande
vulnérabilité et surtout une moindre capacité à frapper des cibles durcies.
C’est là la véritable plus-value qu’apporteraient les Tomahawk, à condition
bien sûr d’être livrés en grand nombre. Les Russes ont sans doute lancé plus
d’un millier de missiles 3M-14 Kalibr, l’équivalent du Tomahawk, sur l’Ukraine
sans pour autant avoir obtenu un effet décisif.
C’est
là que surgit le premier problème. Les Américains disposeraient, semble-t-il,
encore d’un stock d’environ 4 000 Tomahawk, complété au compte-gouttes de
quelques dizaines d’unités par an. On n’imagine pas qu’ils acceptent d’en
vendre des milliers, même s’il y a une bonne affaire à réaliser, alors qu’il
s’agit là de l’un de leurs atouts compétitifs contre la Chine et qu’il faut
déjà honorer un certain nombre de contrats d’exportation, avec le Japon ou
l’Australie notamment pour rester dans le théâtre asiatique.
Enfin
— et on aurait dû en réalité commencer par cela pour montrer combien cette
proposition était peu sérieuse — il faudrait surtout savoir comment tirer des
Tomahawk depuis le sol, puisque ce missile, comme le Kalibr, est un missile
naval tiré depuis des destroyers ou des sous-marins, ce dont l’Ukraine est
dépourvue. Il existe bien, depuis peu, au sein de l’US Army et des Marines le
système Typhon qui permet effectivement de tirer depuis le sol, mais ces
batteries sont pour l’instant tellement rares et précieuses qu’il est hors de
question de les céder.
En
résumé, sans même évoquer les délais que prendrait le processus d’exportation,
car il faudrait trouver aussi des acheteurs, on n’est pas près de voir des
Tomahawk décoller depuis l’Ukraine en direction de la Russie, ce qui d’ailleurs
aurait été en contradiction avec la nouvelle restriction d’emploi des munitions
américaines fournies aux Ukrainiens. Donald Trump n’a jamais voulu renforcer
l’Ukraine avec une arme puissante, mais a simplement cru pouvoir exercer une
pression sur Poutine. Ce dernier a compris le message en prenant l’initiative
d’un appel téléphonique suivi d’une promesse de rencontre à Budapest. Avec
l’ajout de quelques flatteries, il n’en fallait pas plus pour dégonfler cette
idée, y compris devant Volodymyr Zelensky, piégé dans une conférence de presse
surréaliste de pré-déjeuner, et obligé d’avaler en entrée les élucubrations de
Trump (« l’armée russe a été vaincue par la boue et les missiles Javelin que
j’avais fournis »), aussi insultantes que la cravate aux couleurs du drapeau
russe de Pete Hegseth jusqu’au : « J’espère que la guerre se terminera avant
que j’aie à envoyer des missiles Tomahawk ». Dans l’entretien qui a suivi,
houleux semble-t-il, Trump s’est ensuite fait le porte-parole de Poutine
exigeant l’abandon de la province de Donetsk par les Ukrainiens.
En lançant l’idée de la vente de Tomahawk, Donald Trump s’est sans doute cru, comme toujours, extrêmement intelligent, sans se rendre compte que ce missile serait saisi en vol par Vladimir Poutine pour frapper un coup beaucoup plus habile. Trump se vante d’avoir mis fin à huit guerres, il pourrait se vanter d’avoir été roulé dans la farine à peu près autant de fois par le maître du Kremlin, mais visiblement il aime ça.


