jeudi 11 septembre 2025

Le retour du rodeur sur le seuil

Il existe deux types de souvenirs qui viennent le plus vite à l’esprit : les plus récents et les plus marquants. Ce ne sont pas forcément les plus pertinents pour faire des analogies avec les évènements en cours. Lorsqu’on apprend que la Russie a lancé un raid de 19 drones à longue portée sur la Pologne, le public pense immédiatement aux incidents similaires survenus dans la région depuis trois ans et y voit un saut très agressif, évoquant le premier coup d’un engrenage de « somnambules » vers la guerre, mécaniquement associée à l’idée d’un affrontement à grande échelle.

À mon sens, c’est une erreur de perspective. Il n’y a plus de « somnambules » depuis que l’apocalypse thermonucléaire, même lointaine, plane en toile de fond. Les dirigeants sont bien éveillés et cherchent avant tout à éviter le seuil de la guerre ouverte entre puissances dotées. Cela ne les empêche pas de faire la guerre. Toutes les puissances nucléaires en ont mené depuis 1945, grandes ou petites, contre des États ou des organisations armées, et sur presque tous les continents. Notons que lorsqu’il a fallu combattre, on n’a pas commencé par se tester, s’impressionner ou faire les matamores en restant sur le seuil : on l’a franchi, si possible massivement et par surprise. Cela est à distinguer de la notion de prétexte, souvent nécessaire pour justifier le déclenchement d’une guerre mais avec cette difficulté qu’il n’y a justement pas souvent d’accrochages ou d’incidents majeurs à mettre en avant pour justifier l’attaque d’une autre entité politique. Il a donc fallu parfois inventer une histoire plus ou moins crédible, comme pour justifier l’attaque de l’Irak en 2003 ou celle de l’Ukraine en 2022. Dans la majorité des cas cependant cela n’a pas été nécessaire puisque l’intervention militaire avait lieu sur propre territoire, comme en Tchétchénie, ou s’insérait dans des conflits déjà en cours.

Entre puissances nucléaires, les règles du jeu sont différentes et, par nature, inédites sur le plan historique. Jusqu’à présent, aucune puissance dotée n’a été suffisamment folle – ou audacieuse, c’est selon – pour franchir le seuil de la guerre ouverte contre une autre, de peur d’escalader très rapidement, peut-être même immédiatement, vers l’affrontement nucléaire. Cela ne rend pas la guerre impossible pour autant. On a d’abord pensé, pendant quelques années, que la guerre en environnement nucléaire était un jeu certes dangereux et meurtrier, mais encore « jouable ». À la fin des années 1950 et au début des années 1960, on faisait de grands exercices utilisant obus et roquettes atomiques en considérant qu’il s’agissait encore de guerres limitées, puisqu’on n’utilisait pas d’armes thermonucléaires. On a fini par comprendre que c’était insensé, et on a clairement redissocié les seuils conventionnels et nucléaires, comme à l’époque du monopole américain de 1945 jusqu’à la fin de la guerre de Corée.

Pour autant, la guerre conventionnelle restait concevable sous forme de « coup » dans un espace-temps limité : par exemple, une tentative d’invasion de la République fédérale d’Allemagne par les forces soviétiques, sur quelques jours, en misant sur l’hésitation des États-Unis – et de la France – à employer leurs armes nucléaires. C’est ce type de scénario qu’on peut transposer aujourd’hui : Taïwan à la place de la RFA pour un affrontement sino-américain, ou un assaut russe contre un ou plusieurs pays baltes. Il existe donc un espace pour la guerre conventionnelle entre puissances nucléaires, mais il est étroit et il faut être sûr de son coup. Pour l’instant, personne n’a osé. Et il faut s’assurer que personne ne soit jamais certain de réussir, afin que cela reste ainsi. La dissuasion globale commence par la dissuasion conventionnelle. La Russie n’attaquera pas massivement les pays baltes si elle est absolument certaine d’échouer, et les six millions de Baltes seuls n’y suffisent pas : d’où l’importance de l’idée d’un « mur commun européen ». Là encore, on notera que ces scénarios de guerre limitée entre puissance nucléaires n’incluent pas, pour les mêmes raisons, de phases d’accrochages, de survols de drones ou de provocations, autant de signaux qui donneraient l’alerte et permettraient de se renforcer. Quand on veut attaquer, on attaque ; on ne fait pas semblant.

Cela nous amène à l’autre art de la guerre de l’époque nucléaire : celui où l’on s’approche du seuil, en le dépassant éventuellement un peu, mais sans aller plus loin. C’est la partie haute de ce qu’on appelle la confrontation hybride (et non « guerre hybride ») où l’on cherche à obtenir des effets stratégiques sur un adversaire – pas encore un ennemi – en utilisant peu ou pas de violence, justement pour ne pas franchir le seuil de la guerre ouverte. De ce point de vue, l’envoi de 19 drones à longue portée sur le territoire polonais est un geste typique de cet art de la guerre « sur le seuil ». Cette agression est évidemment délibérée : il peut y avoir des erreurs de programmation ou des dérives de trajectoire dues au brouillage, mais pas à ce point, surtout lorsque les drones partent de lieux différents pour converger, sauf un qui est allé plus profondément, vers la même zone près des trois frontières Pologne–Biélorussie–Ukraine. Comme souvent dans les cas graves, l’opération s’accompagne d’un freinage diplomatique : dénégations, semis de doutes, relais par propagandistes et idiots utiles.

En l’absence d’explications, et a fortiori d’excuses, il ne reste qu’à conjecturer sur les motivations. Il s’agit probablement d’abord d’un test. Test technique : voir comment un pays de l’OTAN réagit à une attaque massive de drones à longue portée, la nouvelle arme de frappe russe. De ce point de vue, le résultat est mitigé. L’attaque a déclenché l’activation du système de défense aérienne complet : au moins une batterie Patriot allemande, des F-16 polonais ou F-35 néerlandais guidés par un AWACS italien. Bilan : trois ou quatre drones Shahed/Geran (ou Gerbera) abattus sur 19. Pas de victimes, mais quelques dégâts matériels et la fermeture temporaire de quatre aéroports polonais. La coopération interalliée a fonctionné, mais le test a surtout révélé l’inadéquation du système de défense face aux drones : efficace contre avions ou missiles, mais trop lourd et coûteux pour contrer des salves de drones. Ce constat était connu, il est désormais visible, et c’était peut-être l’un des objectifs de Moscou : démontrer que « nous pouvons vous frapper avec des drones et vous ne pouvez pas nous en empêcher », ou encore : « comment comptez-vous protéger le ciel ukrainien si vous ne pouvez pas protéger le vôtre ? »

Le deuxième test est politique. On lance une petite attaque et on observe les réactions : polonaises, européennes, américaines. Celle-ci n'est en fait que la plus importante et la plus grave de toute un série de pénétrations de l'espace aérien polonais par drones, missiles, avions ou hélicoptères, sans susciter de réactions. C’est pour l’instant à nouveau un succès russe. La Pologne a invoqué l’article 4 de la Charte atlantique – consultation des Alliés – et non l’article 5 – assistance mutuelle en cas d’agression –, alors qu’il s’agit clairement d’une attaque. Les Alliés, notamment les États-Unis, ont condamné l’acte et affirmé leur solidarité, mais n’ont envisagé qu’un renforcement de la défense aérienne du flanc Est de l’OTAN (au détriment de l’Ukraine) et la fermeture de la frontière avec la Biélorussie, juste avant l’exercice militaire russe Zapad 2025. Même pas un énième paquet de sanctions, ni de mesures contre la flotte fantôme, ni de pressions sur l’Inde comme le suggérait Donald Trump.

Richard Nixon comparait cet art « sur le seuil » à une partie de poker où il s’agit de faire coucher l’adversaire sans jamais abattre les cartes – synonyme de guerre ouverte –, avec cette particularité que plus on se couche tôt, plus on perd. Dans un cas comme celui-ci, où la Russie annonce et mène une attaque limitée – sans victimes –, la pire des réactions est de se coucher immédiatement. On s’humilie et on incite l’adversaire à recommencer. Le minimum est de « relancer » un peu, en établissant un lien clair avec l’action russe : une explosion mystérieuse sur un dépôt de munitions en Biélorussie, une patrouille aérienne franchissant impunément l’espace aérien biélorusse, ou, plus explicitement, l’annonce d’une « ligne de sécurité » située plusieurs dizaines de kilomètres en avant du territoire polonais, au-delà de laquelle tout aéronef, missile ou drone sera considéré comme hostile et abattu. Et pour aller plus loin, on pourrait avancer le bouclier antimissile jusqu’en Ukraine, comme le propose l’initiative SkyShield. Voilà des signaux que Moscou prendrait au sérieux. Pas d’inquiétude : ils réagiront peut-être une fois, mais respecteront la règle : quand on s’accroche, on ne se fait pas la guerre ; quand on veut faire la guerre, on n’avertit pas, on attaque.

Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a déclaré que les soldats européens en Ukraine seraient des cibles légitimes. Cela a pu être interprété comme une menace de guerre, mais c’est en réalité l’inverse. Il aurait pu dire : « les soldats européens seront systématiquement attaqués » ou pire : « ce sera la guerre avec les pays qui les ont envoyés », mais non : il admet ainsi que cela reste, à ses yeux, une action « sous le seuil », et donc autre chose que la guerre ouverte. C’est bien dans ce cadre qu’il raisonne, pour l’instant, vis-à-vis des pays de l’OTAN. Attention toutefois : ce jeu reste dangereux et parfois meurtrier – plus de cent Russes sont morts en testant une base de Marines américains en Syrie en 2018 –, mais ce n’est pas la guerre tant que personne ne veut qu’elle le devienne.

Si vous êtes arrivés jusque ici vous pouvez cliquer > SkyShield

jeudi 4 septembre 2025

Bouclier de l'honneur

Avant toute chose, cliquez s'il vous plait ici (SkyShield) et faites ce que vous voulez ensuite

Ainsi donc, une force de combat aéroterrestre alliée déployée en Ukraine pourrait dissuader la Russie d’envahir le pays. Quelle excellente idée ! Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir engagé cette force fin 2021, alors que l’armée russe était rassemblée aux frontières de l’Ukraine et que Vladimir Poutine menaçait ? Le même Vladimir Poutine avait déjà utilisé son armée contre la Géorgie en 2008, puis contre l’Ukraine en février 2014 en Crimée, puis en août de la même année et en février 2015 dans le Donbass. Cela faisait déjà beaucoup pour un seul chef d’État, sans doute un record depuis 1945. On pouvait se douter qu’il pourrait être tenté de continuer, d’autant plus que toutes les offensives précédentes avaient été des succès. Qui plus est, ces coups s’inscrivaient dans la vieille pratique soviétique, au moins depuis 1939, du « piéton imprudent », c’est-à-dire d’attaques par surprise sur un espace-temps limité, laissant le monde autour de la cible paralysé par le fait accompli. Rien de nouveau sous le soleil donc, sauf pour des gouvernements à la mémoire - et désormais la durée de vie - de poissons rouges.

On avait en effet oublié que ces coups ne réussissaient pas toujours comme prévu et que l’on pouvait aussi les contrer sans pour autant franchir le seuil de cette guerre ouverte et à grande échelle dont personne ne veut. Il est d’abord arrivé que la cible résiste beaucoup plus que prévu, comme en Finlande en 1939 ou en Afghanistan après 1980, et que l’on ait même le temps de l’aider, y compris humainement avec des troupes de volontaires individuels, des soldats fantômes ou des mercenaires façon Tigres volants dans un autre contexte, mais aussi on y reviendra, avec des troupes régulières. D’une manière générale, et pour revenir à notre époque, notons juste que l’aide fournie par les pays occidentaux à l’Ukraine à partir de 2022 est à ce jour l’une des moins imaginatives et des moins risquées de toute l’histoire mondiale des aides.

Ces coups soviéto-russes n’ont pas toujours été violents ; en fait, ils ne l’étaient jamais à notre égard (j’inclus encore les États-Unis dans ce « nous »), car Moscou a toujours autant peur que nous d’une escalade vers un affrontement ouvert et généralisé, surtout depuis que celui-ci peut approcher d’un échange nucléaire. Il a été possible de les contrer, de manière tout aussi peu violente, comme avec le pont aérien à la suite du blocus de Berlin en 1949, ou inversement avec le blocus de l’île de Cuba en 1962, après la découverte des sites de lancement de missiles soviétiques, accompagné de quelques menaces de frappes conventionnelles et d’une mise en alerte nucléaire. Ce n’était pas sans risques et donc aussi sans pertes sur la durée - 70 soldats britanniques et américains tués par accidents lors du blocus de Berlin - mais dans les deux cas, les Soviétiques ont cédé.

Bref, dans ce jeu de poker où l’on doit faire céder l’autre sans jamais étaler ses cartes sur le champ de bataille meurtrier, il est possible de contrer les coups du camp adverse sans franchir le seuil de la guerre ouverte et à grande échelle.

Autres exemples de contres, à commencer par un soviétique cette fois. Pour faire race à la supériorité aérienne américaine contre leurs amis, les Soviétiques n’ont jamais hésité à utiliser des unités masquées simplement sous les couleurs locales — escadrilles de chasse en Corée ou bataillons de défense aérienne sol-air au Nord-Vietnam — sans que cela déclenche quoi que ce soit avec les États-Unis, trop heureux de fermer le yeux.

En mars 1970, c’est en pleine guerre d’usure entre Israël et l’Égypte que les Soviétiques interviennent. Les Israéliens sont alors en pleine campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. Les Soviétiques la contrent en déployant, en un mois — opération Caucase — trois divisions de défense sol-air et deux régiments de chasseurs Mig-21 le long du Nil. Tout est peint aux couleurs égyptiennes, mais personne n’est dupe, surtout pas les Israéliens qui comprennent le message et renoncent à leurs attaques dans la région du Nil.

Avant de cesser leurs raids en profondeur, les Israéliens font passer à leur tour un message aux Soviétiques en expliquant que leurs unités de défense aérienne qui dépasseraient une ligne de 50 km à l’ouest du canal de Suez seraient attaquées (au passage, voilà comme pour le Nil une vraie ligne rouge, avec une limite et des conséquences claires). Les Soviétiques tentent quand même le coup avec une nouvelle manœuvre de déploiement rapide, assez magistrale avec l’aide des Égyptiens, le long du canal. Les Israéliens attaquent donc et c’est le début d’une guerre soviéto/égypto-israélienne, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit en fait d’une micro-guerre ou d’une guerre très contenue, car aucun des deux côtés ne veut aller trop loin, avec en arrière-plan les États-Unis qui pèsent aussi très fort dans ce sens. On s’accroche donc discrètement pendant les mois de juin et juillet 1970. Les Israéliens lancent des raids au sol et surtout depuis les airs contre les positions des Soviétiques et Egyptiens, et ceux-ci les contrent et les chassent. Plusieurs avions sont abattus de part et d’autre.

Cela aboutit, le 30 juillet, au plus grand combat aérien du Moyen-Orient avec 30 avions engagés et à une défaite nette des Soviétiques, qui perdent cinq Mig-21 abattus et un endommagé, avec deux pilotes tués, contre un Mirage III endommagé. Les Soviétiques ne fléchissent pas pour autant et renforcent même leur dispositif. Les Israéliens cèdent, sous la fausse promesse soviétique de retirer leur dispositif du canal, et les combats s’arrêtent.

Autres exemples de zones d’interdiction imposées en pleine guerre : les opérations françaises Manta et Épervier au Tchad. En août 1983, le gouvernement tchadien fait face à la rébellion du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et, surtout, à la Libye, qui s’était emparée de la bande d’Aouzou en 1976 et dont les forces ont pris Faya-Largeau, menaçant la capitale. Pour la quatrième fois après avoir été chassée, la France répond à la demande d’aide de N’Djamena et déploie en quelques jours une force de dissuasion (on ne parle pas alors de « réassurance ») terrestre au centre du pays : une brigade, soit approximativement ce que la France est toujours capable de déployer, et, face au ciel, un puissant escadron de chasse à N’Djamena et à Bangui, ainsi qu’un groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Les 15e puis 16e parallèles sont déclarées lignes rouges, sur terre comme dans le ciel.

C’est une prise de risques : le dispositif est testé par le GUNT, et il y a des pertes – deux pilotes dans leur avion Jaguar pendant ou après un combat, neuf parachutistes dans un accident – mais, au bout du compte, cette première opération, Manta, réussit, puisque l’ennemi du gouvernement tchadien et l’adversaire de la France est dissuadé.

Cette réussite est toutefois provisoire, car les promesses du colonel Kadhafi en échange du départ français ne sont pas tenues. Après un bombardement aérien sur N’Djamena, une nouvelle opération de dissuasion, Épervier, est lancée en février 1986, centrée uniquement sur la dissuasion aérienne, avec à nouveau un puissant escadron de chasse et, cette fois, un dispositif anti-aérien au sol. Une nouvelle fois, il y a des tensions et même des combats, avec des raids français sur les bases libyennes et la destruction d’un bombardier léger TU-22 par une batterie de missiles Hawk en septembre 1987, mais l’opération est à nouveau un succès, facilitant la victoire au sol de l’armée nationale tchadienne.

On pourra rétorquer que ce n’était que la Libye, par la puissante Russie et ses alertes nucléaires tous les deux jours, et que l’on ne risquait pas grand-chose. C’est un jugement rétrospectif. Si l’on anticipait effectivement une victoire en cas d’affrontement à grande échelle, on anticipait aussi qu’elle serait meurtrière pour nous. Par ailleurs, la Libye n’a pas hésité à nous attaquer autrement : on ne parlait pas à l’époque de « guerre hybride » (et c’est heureux) mais elle soutenait par exemple les indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ou organisait des attentats terroristes, comme la destruction du vol UTA en septembre 1989, tuant 170 personnes, dont 54 Français. Tous ces risques étaient connus et ont été pris en connaissance de cause par le président de la République. Au bout du compte, cela a réussi bien plus que dans les autres endroits où nous avons été faibles, comme au Liban.

En résumé, avec un peu de courage politique et quelques moyens à la fois rapides et puissants, on peut agir dans la zone des affrontements sous le seuil de la guerre, jusqu’à même atteindre éventuellement et résister à celui de la micro-guerre. La France a montré qu’elle pouvait avoir ce courage et ces moyens, facilités, et ce n’est pas un hasard, par les pouvoirs donnés par les institutions de la Ve République au président de la République – mais qui d’autre ? Le club est très fermé dans les pays européens.

Tout cela pour dire que l’on pouvait, et que l’on peut toujours, réaliser des opérations militaires pour obtenir des effets stratégiques en lien avec la Russie et contre la Russie, sans pour autant déclencher une guerre ouverte et générale, ce que personne ne souhaite, y compris les Russes.

On parle donc beaucoup de cette force de réassurance – pour ne pas dire dissuasion d’une invasion future – européenne en Ukraine, en la conditionnant toutefois à un arrêt des combats et, pour beaucoup, à un soutien et un appui américain. Soyons clairs : cette idée représente déjà un immense progrès par rapport à la pusillanimité générale d’il y a peu, mais elle a peu de chances de se réaliser à court terme, pour la raison simple qu’elle est incompatible avec l’idée même d’arrêt des combats. Dans la vision russe, il n’était pas nécessaire de mener la guerre en Ukraine pour, entre autres, l’empêcher d’entrer dans l’OTAN, si c’est pour voir des brigades de pays de l’OTAN venir la protéger. À moins d’y parvenir par les armes ukrainiennes – à condition qu’elles soient plus nombreuses – et/ou peut-être, mais j’ai des doutes, par une pression économique maximale, on ne voit pas comment les Russes accepteraient de cesser le combat, ne serait-ce qu’en maintenant des accrochages sur la ligne de front, histoire d’affoler les plus tendres des Occidentaux.

À ce stade, si on veut vraiment déployer cette fameuse force, dont la pointe de combat serait, comme d’habitude, limitée à quelques contingents français prêts à prendre des risques – français, britanniques, baltes et scandinaves – on ne voit donc pas d’autre solution que de la déployer en périphérie de l’Ukraine, en Pologne ou en Roumanie, avec des règles d’engagement et des procédures claires en cas, non pas d’agression, mais de menace d’agression, pour y pénétrer et vraiment dissuader. Cela posera encore beaucoup de problèmes, dont celui de l’acceptation des pays d’accueil, mais c’est pour l’instant, je crois – et je l’ai dit depuis longtemps – la seule option crédible.

À défaut, il est quand même possible de faire des choses depuis les Tigres volants jusqu’à l’équivalent des opérations Caucase ou Épervier. C’est le sens de l’initiative SkyShield – « bouclier du ciel » en bon français – qui consisterait à interdire le ciel à tout objet volant hostile au-delà d’une certaine limite claire, sans doute le Dniepr, à la manière des Soviétiques interdisant le ciel du Nil aux Israéliens en 1970.

Comment ? Avec des batteries de tir anti-drones dans l’ouest de l’Ukraine — une excellente manière, au passage, d’apprendre à contrer cette menace qui nous concernera forcément un jour — et des batteries de tir ainsi que des patrouilles de chasse depuis les bases périphériques de l’Ukraine.

Y a-t-il des risques ? Oui, bien sûr. Sinon, il y a longtemps que l’on l’aurait fait. Il y aura des ratés, des accidents, peut-être des accrochages, mais au bout du compte, ils resteront limités puisqu’il est très probable que l’on n’affronte, de toute façon, que des machines. Je pense qu’il y a en fait sans doute moins de risques que dans les exemples cités plus haut, et pas plus que lorsque l’on interceptait récemment les projectiles iraniens en direction des villes israéliennes.

Est-ce que ce sera utile ? Oui, bien sûr. Cela soulagera une partie des souffrances de la population et permettra à la défense aérienne ukrainienne de réduire et de densifier son périmètre de protection.

Les Russes vont-ils hurler ? Oui, bien sûr. On connaît déjà les mots d’ordre transmis à leurs relais trompettes : la peur de l’escalade vers la guerre, voire la troisième guerre mondiale, forcément nucléaire. Ce discours, supposément pacifiste, sera enrobé de considérations sur la politique intérieure, le complot mondial — on ne peut plus dire « américain » maintenant que les complotistes sont trumpistes — le pseudo-réalisme, etc. Ils ne manqueront pas de se déchaîner en commentaires ici ou sur les différents réseaux sociaux. Ce discours est en plastique, bien sûr, mais il a réussi à nous inhiber en partie et nous rendre au bout du compte plus lâche que nous étions il y a quelques années.

En résumé, si l’on veut aider l’Ukraine tout de suite et pas seulement attendre un arrêt des combats — et peut-être justement pour contribuer à cet arrêt en exerçant une pression sur les Russes — le moyen le plus simple et rapide reste l’opération SkyShield. On montrera au moins que les Européens ne se contentent pas de regarder passer les événements du monde, comme les vaches regardent passer les trains.

lundi 25 août 2025

Le pouvoir égalisateur des flamants roses

Il était possible, pendant la Seconde Guerre mondiale, de concevoir un matériel majeur nouveau – avion, char de bataille et même porte-avions – en un, deux ou trois ans. Autrement dit, on pouvait terminer la guerre avec des équipements lourds et importants totalement différents de ceux du début. Cette époque est révolue. Les délais de conception et de mise en production d’un équipement majeur sont désormais tels qu’une nation est obligée de faire une guerre, même longue, avec les mêmes matériels qu’au début et éventuellement ceux fournis par les Alliés. On en vient même, pour continuer à combattre, à puiser dans des stocks de matériels plus anciens, ce qui donne parfois une impression de remontée dans le temps. On innove donc techniquement – et on ne le rappellera jamais assez, la plupart des innovations ne sont pas techniques – en améliorant ces grands équipements, en particulier avec de l’électronique de bord et, bien sûr, avec des petits objets comme les drones ou les robots terrestres que l’on diversifie et perfectionne très vite.

L’annonce récente par le président Zelensky de la mise en service et en production d’un missile de croisière, baptisé Flamingo (Flamant rose), capable de porter une tonne d’explosif à 3 000 kilomètres avec une précision de 14 mètres (une chance sur deux de tomber dans un cercle de 14 mètres de rayon), représente donc une rupture dans ce schéma. Plus exactement, il s’agira d’une rupture techno-militaire si les performances annoncées sont exactes, s’il parvient à franchir les défenses à plus de 50 % et surtout si l’objectif de production de plus de 200 par mois est atteint.

Innover, c’est parfois simplifier. Avec son turboréacteur à double flux, son propulseur de décollage et ses ailes fixes, le Flamingo semble un retour aux projets de missiles de croisière des années 1950-1960 comme les Matador, Regulus ou Mace américains mais en matériaux composites légers. Certains évoquent l'emploi d'un moteur ex soviétique à la fiabilité éprouvée et relativement abondant comme l' Ivchenko AI-25TL des avions d’entraînement L-39. Cela donne aussi un engin avec un assez bon compromis de vitesse (950 km/h) et de furtivité avec un vol de croisière à 5 000 mètres, au-delà des capacités de la plupart des systèmes antiaériens de courte portée. 

Associé à un système de guidage regroupant toutes les capacités modernes dont un système IA de reconnaissance terminale, ces vieux designs s’avèrent d’un seul coup d’un excellent rapport coût/efficacité, et c’est bien cet excellent rapport coût/efficacité, plus que les performances intrinsèques de l'engin, qui peut changer le cours de la guerre.

Pour le prix d’un seul missile américain Tomahawk Block IV ou V, on peut en effet peut-être avoir cinq Flamingo soit douze fois plus de charge explosive, lancés mille kilomètres plus loin avec une précision moindre mais très suffisante. Avec une production de 200 unités par mois – soit plus que celle cumulée de tous les missiles balistiques et de croisière par la Russie – et peut-être plus encore si les alliés européens y contribuent, le saut dans la capacité de frappe ukrainienne en profondeur peut être aussi important que celui des Russes à courte portée avec leurs milliers de bombes planantes.

La force de frappe ukrainienne est déjà conséquente jusqu’à 500 km environ, avec les engins ukrainiens comme le R-360 Neptune modifié ou le balistique HRIM-2, ou encore les engins air-sol ou sol-sol fournis par les Alliés lorsque ceux-ci autorisent leur emploi. Au-delà, les Ukrainiens doivent compter sur leurs drones transformés en quasi-missiles de croisière. C’était efficace, mais limité par la capacité d’emport de charge de ces drones, très inférieure à celle d’un missile ou d’un chasseur-bombardier. Presque aussi important que le FP-5 Flamingo, la société ukrainienne Fire Point, sans doute associé au britannique-émirati Milanion, a déjà mis au point, au printemps 2025, le drone FP-1, capable de porter une charge de 60 à 120 kg à 1 600 km pour un coût réduit et une capacité de production annoncée à 3 000 par mois. Avec en plus 200 Flamingo, on obtiendrait, avec ces deux seules munitions, toutes les deux semaines, une capacité de frappe dans la profondeur équivalente en charge au plus petit modèle de bombe atomique américaine B-61 (mod 12 à 0,3 kt), mais plus efficiente car précise et dispersée.

Actuellement, la campagne ukrainienne de frappes en profondeur fait déjà mal depuis 2022. Elle pénalise l’économie, en frappant en particulier les raffineries, et freine la machine de guerre russe, mais elle n’est pas décisive pour autant, au sens où elle ne change pas fondamentalement le rapport de forces général. Avec cette nouvelle force de frappes, encore une fois si elle tient ses promesses, l’Ukraine – un pays dont le budget de Défense représentait 10 % de celui de la France en 2021 – sera capable de ravager véritablement toute l’infrastructure stratégique d’un pays aussi vaste que la Russie. Les conséquences peuvent être considérables si la Russie ne parvient pas à trouver la parade.

On l’oublie souvent dans les anticipations où l’on se contente de prolonger les tendances, mais en temps de guerre l’ennemi a aussi le droit de s’adapter et de ne pas rester inactif face à une menace qui peut lui faire perdre la guerre. Défensivement, les Russes réorganiseront donc forcément leur défense aérienne et tenteront de durcir, camoufler ou déplacer les sites-cibles. Offensivement, ils s’efforceront aussi de frapper les centres de production ukrainiens de drones et de missiles, et feront appel à tout l’arsenal de propagande interne pour dénoncer les « attaques terroristes » de ces méchants Ukrainiens et de leurs alliés belliqueux qui veulent continuer la guerre. Il n’est pas du tout certain que cela soit suffisant pour empêcher de prendre des coups très sévères. On reparlera alors du nucléaire.

Il faut bien comprendre qu’une telle campagne efficace de frappes en profondeur serait une première pour la Russie. Par le volume d’explosif projetable, la force de frappe ukrainienne est sans doute inférieure à celle de la Luftwaffe engagée en Union soviétique de 1941 à 1944, mais elle la dépasse largement en portée et en précision. Surtout, la majeure partie de l’infrastructure stratégique soviétique était hors de portée des bombardiers moyens allemands, alors que celle de la Russie actuelle est à 70 % dans l’enveloppe de tir des Flamingo. L’aviation allemande n’a pas pu avoir d’effets décisifs, les drones et missiles ukrainiens peuvent en avoir et donc enclencher le processus de réflexion sur l’emploi éventuel du nucléaire.

Dans l’absolu, une telle campagne conventionnelle de frappes en profondeur de grande ampleur pourrait effectivement justifier l’emploi de l’arme nucléaire en premier par la Russie, à condition de « menacer l’existence de l’État », une notion guère différente dans le fond de celle des intérêts vitaux. Peut-on considérer que la destruction d’une grande partie de l’infrastructure énergétique, de complexes de production militaires, de bases aériennes, de centres de commandement, etc., constitue une menace contre l’existence de l’État ? Peut-être. Cela serait plus évident si cette attaque venait d’un coup, par surprise, et provoquait un grand choc, mais il n’y aura pas une seule grande attaque de Flamants roses, mais plein de petits coups dont aucun ne saurait justifier en soi une riposte nucléaire, et on peut rester ainsi, à la manière de la grenouille ébouillantée progressivement, sans pouvoir réagir. L’emploi de l’arme nucléaire, probablement à des fins de désescalade, sera cependant sans aucun doute envisagé et en tout cas suggéré publiquement afin d’effrayer l’ennemi et ses alliés. Le problème est que cela effraiera en fait tout le monde, sauf peut-être la Corée du Nord, y compris des alliés puissants comme la Chine ou des quasi-alliés désormais comme les États-Unis. Cela vaudrait-il le coup de se mettre au ban des nations ? Ce n’est pas sûr du tout, mais on n’en sait rien.

Tout cela veut dire aussi qu’un pays au 50e rang mondial des PIB en 2021 (29e en parité de pouvoir d’achat) aura été capable de se doter d’une force de frappe en profondeur conventionnelle capable de menacer très sérieusement un pays comme la Russie. Cela ne vaut pas une force nucléaire en termes de dissuasion, mais ce n’est finalement pas très éloigné.

De fait, cela fait au moins depuis les années 1980 qu’un certain nombre d’États y songent. Très peu de pays peuvent en réalité se payer le luxe d’une force aérienne capable de mener une campagne de frappes à grande échelle et sur la durée face à une défense solide. L’apparition du Scud, plus exactement le R-11 Scud A dérivé du V-2 allemand, en 1957 et sa diffusion par les Soviétiques, a marqué une première révolution. Constatant définitivement, en 1982, l’impuissance de ses forces au sol et en l’air face à Israël, la Syrie, soutenue par l’URSS, a mis en place un nouveau modèle à base de lignes fortifiées armées conventionnellement et de commandos (le bouclier), et d’une force de frappe de missiles Scud et dérivés (l’épée), un modèle bientôt suivi par d’autres pays de la région comme l’Irak et l’Iran, alors en guerre entre eux puis directement menacés par les États-Unis. Cela n’a pas été suffisant à l’Irak pour arrêter les Américains et leurs alliés en 1990-1991, mais cela a justifié pour tous ceux qui pouvaient se sentir menacés d’aller encore plus loin cette fois, même en étant dotés de l’arme nucléaire. Le nucléaire dissuade du nucléaire, mais pas forcément d’une puissance aéroterrestre comme celle des Américains en 1991. C’est à ce moment-là que la Russie, en crise et qui se voyait totalement dépassée conventionnellement, a songé à se doter d’une puissante force de frappe de missiles conventionnels afin notamment de ne pas forcément avoir à passer tout de suite au nucléaire en cas d’attaque américaine, que personne n’envisageait par ailleurs. Dans l’offensive, cette force de missiles pouvait servir également comme artillerie lointaine capable de paralyser un pays attaqué (préventivement bien sûr).

Cette force de frappe de missiles balistiques-croisière était encore trop sophistiquée pour être massive et donc décisive en Ukraine. Même renforcée d’expédients comme les missiles antinavires ou antiaériens détournés de leur mission initiale, puis complétée par des flottes de drones Shahed-136, cette force de frappe n’a pas été décisive.

On n’a jamais réussi à obtenir jusqu’à présent, par les seuls missiles et drones, la combinaison de masse, puissance et précision d’une force aérienne comme celles des États-Unis ou d’Israël, approvisionnée par les États-Unis. Cela sera peut-être donc le cas avec les FP-1 et les Flamants roses. Rien qui suffise en soi à faire plier qui que ce soit – parmi d’autres cas, les Américains ont lancé 300 000 tonnes d’explosif (20 Hiroshima) sur la Corée du Nord de 1950 à 1953 sans obtenir d’effondrement – mais cela peut largement contribuer à un affaiblissement général dont les effets se feront mécaniquement sentir sur le front, alors que les événements du front auront également des effets sur l’arrière. C’est ainsi, par résonance arrière et avant, que finissent par survenir les ruptures politiques, depuis la simple acceptation de la paix jusqu’à la révolution de palais.

En admettant que la guerre en Ukraine s’arrête bientôt, rien n’empêchera ensuite l’Ukraine de produire en série et même d’exporter ses Flamingo, et de se constituer une force de seconde frappe (c’est-à-dire résistante à une attaque préventive) capable de projeter plusieurs milliers de tonnes d’explosifs avec précision à plusieurs milliers de kilomètres, soit tous les avantages dissuasifs d’une mini-force nucléaire sans ses inconvénients psychologiques et politiques. On peut imaginer que d’autres pays directement menacés, comme les pays baltes, seront séduits aussi par cette perspective d’obtenir une vraie garantie de sécurité, non pas simplement par un bouclier défensif national et allié, mais aussi par la possibilité inédite pour eux de porter des coups chez l’ennemi. Ce serait évidemment, à l’inverse, une garantie d’insécurité pour les Russes et un immense stress dans cet État qui se paie le luxe d’être paranoïaque face à des petits pays alors qu’il est parmi les plus puissants au monde. Il faut donc s’attendre à une longue litanie de rodomontades télévisuelles, de tweets grossiers de Dmitri Medvedev et de menaces poutiniennes. Tant pis, c’est en faisant peur à la Russie que l’on aura la paix, pas en cédant à ses « calmez-moi ou je fais un malheur ».

On peut aussi imaginer que cette démocratisation du missile de croisière finira par nous concerner un jour et qu’il faut peut-être y penser. Cela fera mal aux gardiens du temple nucléaire, mais il faudra réfléchir à une défense aérienne antimissiles dense et/ou à disposer aussi, en retour, d’une capacité de frappe conventionnelle massive, au-delà de nos quelques raids de Rafale, capable de riposter à des attaques de même nature. Pour être juste, on y pense réellement, mais les choses sont toujours au rythme bureaucratique et fauché. Il est probable que, comme d’habitude, on accélèrera après avoir reçu sur la tête des cousins des Flamants roses.