Ainsi donc, une force de combat aéroterrestre alliée
déployée en Ukraine pourrait dissuader la Russie d’envahir le pays. Quelle
excellente idée ! Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir engagé cette force fin
2021, alors que l’armée russe était rassemblée aux frontières de l’Ukraine et
que Vladimir Poutine menaçait ? Le même Vladimir Poutine avait déjà utilisé son
armée contre la Géorgie en 2008, puis contre l’Ukraine en février 2014 en
Crimée, puis en août de la même année et en février 2015 dans le Donbass. Cela
faisait déjà beaucoup pour un seul chef d’État, sans doute un record depuis
1945. On pouvait se douter qu’il pourrait être tenté de continuer, d’autant
plus que toutes les offensives précédentes avaient été des succès. Qui plus
est, ces coups s’inscrivaient dans la vieille pratique soviétique, au moins
depuis 1939, du « piéton imprudent », c’est-à-dire d’attaques par surprise sur
un espace-temps limité, laissant le monde autour de la cible paralysé par le
fait accompli. Rien de nouveau sous le soleil donc, sauf pour des gouvernements
à la mémoire - et désormais la durée de vie - de poissons rouges.
On avait en effet oublié que ces coups ne
réussissaient pas toujours comme prévu et que l’on pouvait aussi les contrer
sans pour autant franchir le seuil de cette guerre ouverte et à grande échelle
dont personne ne veut. Il est d’abord arrivé que la cible résiste beaucoup plus
que prévu, comme en Finlande en 1939 ou en Afghanistan après 1980, et que l’on
ait même le temps de l’aider, y compris humainement avec des troupes de
volontaires individuels, des soldats fantômes ou des mercenaires façon Tigres
volants dans un autre contexte, mais aussi on y reviendra, avec des troupes
régulières. D’une manière générale, et pour revenir à notre époque, notons
juste que l’aide fournie par les pays occidentaux à l’Ukraine à partir de 2022
est à ce jour l’une des moins imaginatives et des moins risquées de toute
l’histoire mondiale des aides.
Ces coups soviéto-russes n’ont pas toujours été
violents ; en fait, ils ne l’étaient jamais à notre égard (j’inclus encore les
États-Unis dans ce « nous »), car Moscou a toujours autant peur que nous d’une
escalade vers un affrontement ouvert et généralisé, surtout depuis que celui-ci
peut approcher d’un échange nucléaire. Il a été possible de les contrer, de manière
tout aussi peu violente, comme avec le pont aérien à la suite du blocus de
Berlin en 1949, ou inversement avec le blocus de l’île de Cuba en 1962, après
la découverte des sites de lancement de missiles soviétiques, accompagné de
quelques menaces de frappes conventionnelles et d’une mise en alerte nucléaire.
Ce n’était pas sans risques et donc aussi sans pertes sur la durée - 70 soldats
britanniques et américains tués par accidents lors du blocus de Berlin - mais
dans les deux cas, les Soviétiques ont cédé.
Bref, dans ce jeu de poker où l’on doit faire céder
l’autre sans jamais étaler ses cartes sur le champ de bataille meurtrier, il
est possible de contrer les coups du camp adverse sans franchir le seuil de la
guerre ouverte et à grande échelle.
Autres exemples de contres, à commencer par un
soviétique cette fois. Pour faire race à la supériorité aérienne américaine
contre leurs amis, les Soviétiques n’ont jamais hésité à utiliser des unités
masquées simplement sous les couleurs locales — escadrilles de chasse en Corée
ou bataillons de défense aérienne sol-air au Nord-Vietnam — sans que cela
déclenche quoi que ce soit avec les États-Unis, trop heureux de fermer le yeux.
En mars 1970, c’est en pleine guerre d’usure entre Israël
et l’Égypte que les Soviétiques interviennent. Les Israéliens sont alors en
pleine campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. Les Soviétiques la
contrent en déployant, en un mois — opération Caucase — trois divisions de
défense sol-air et deux régiments de chasseurs Mig-21 le long du Nil. Tout est
peint aux couleurs égyptiennes, mais personne n’est dupe, surtout pas les
Israéliens qui comprennent le message et renoncent à leurs attaques dans la
région du Nil.
Avant de cesser leurs raids en profondeur, les
Israéliens font passer à leur tour un message aux Soviétiques en expliquant que
leurs unités de défense aérienne qui dépasseraient une ligne de 50 km à l’ouest
du canal de Suez seraient attaquées (au passage, voilà comme pour le Nil une
vraie ligne rouge, avec une limite et des conséquences claires). Les
Soviétiques tentent quand même le coup avec une nouvelle manœuvre de
déploiement rapide, assez magistrale avec l’aide des Égyptiens, le long du
canal. Les Israéliens attaquent donc et c’est le début d’une guerre
soviéto/égypto-israélienne, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit en
fait d’une micro-guerre ou d’une guerre très contenue, car aucun des deux côtés
ne veut aller trop loin, avec en arrière-plan les États-Unis qui pèsent aussi
très fort dans ce sens. On s’accroche donc discrètement pendant les mois de
juin et juillet 1970. Les Israéliens lancent des raids au sol et surtout depuis
les airs contre les positions des Soviétiques et Egyptiens, et ceux-ci les
contrent et les chassent. Plusieurs avions sont abattus de part et d’autre.
Cela aboutit, le 30 juillet, au plus grand combat
aérien du Moyen-Orient avec 30 avions engagés et à une défaite nette des
Soviétiques, qui perdent cinq Mig-21 abattus et un endommagé, avec deux pilotes
tués, contre un Mirage III endommagé. Les Soviétiques ne fléchissent pas pour
autant et renforcent même leur dispositif. Les Israéliens cèdent, sous la
fausse promesse soviétique de retirer leur dispositif du canal, et les combats
s’arrêtent.
Autres exemples de zones d’interdiction imposées en
pleine guerre : les opérations françaises Manta et Épervier au Tchad. En août 1983, le gouvernement tchadien fait face à la
rébellion du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et, surtout, à
la Libye, qui s’était emparée de la bande d’Aouzou en 1976 et dont les forces
ont pris Faya-Largeau, menaçant la capitale. Pour la quatrième fois après avoir
été chassée, la France répond à la demande d’aide de N’Djamena et déploie en
quelques jours une force de dissuasion (on ne parle pas alors de « réassurance
») terrestre au centre du pays : une brigade, soit approximativement ce que la
France est toujours capable de déployer, et, face au ciel, un puissant escadron
de chasse à N’Djamena et à Bangui, ainsi qu’un groupe aéronaval au large des
côtes libyennes. Les 15e puis 16e parallèles sont
déclarées lignes rouges, sur terre comme dans le ciel.
C’est une prise de risques : le dispositif est testé
par le GUNT, et il y a des pertes – deux pilotes dans leur avion Jaguar pendant
ou après un combat, neuf parachutistes dans un accident – mais, au bout du
compte, cette première opération, Manta, réussit, puisque
l’ennemi du gouvernement tchadien et l’adversaire de la France est dissuadé.
Cette réussite est toutefois provisoire, car les
promesses du colonel Kadhafi en échange du départ français ne sont pas tenues.
Après un bombardement aérien sur N’Djamena, une nouvelle opération de
dissuasion, Épervier, est lancée en février 1986, centrée
uniquement sur la dissuasion aérienne, avec à nouveau un puissant escadron de
chasse et, cette fois, un dispositif anti-aérien au sol. Une nouvelle fois, il
y a des tensions et même des combats, avec des raids français sur les bases
libyennes et la destruction d’un bombardier léger TU-22 par une batterie de
missiles Hawk en septembre 1987, mais l’opération est à nouveau un succès,
facilitant la victoire au sol de l’armée nationale tchadienne.
On pourra rétorquer que ce n’était que la Libye, par
la puissante Russie et ses alertes nucléaires tous les deux jours, et que l’on
ne risquait pas grand-chose. C’est un jugement rétrospectif. Si l’on anticipait
effectivement une victoire en cas d’affrontement à grande échelle, on
anticipait aussi qu’elle serait meurtrière pour nous. Par ailleurs, la Libye
n’a pas hésité à nous attaquer autrement : on ne parlait pas à l’époque de «
guerre hybride » (et c’est heureux) mais elle soutenait par exemple les
indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ou organisait des attentats terroristes,
comme la destruction du vol UTA en septembre 1989, tuant 170 personnes, dont 54
Français. Tous ces risques étaient connus et ont été pris en connaissance de
cause par le président de la République. Au bout du compte, cela a réussi bien
plus que dans les autres endroits où nous avons été faibles, comme au Liban.
En résumé, avec un peu de courage politique et
quelques moyens à la fois rapides et puissants, on peut agir dans la zone des
affrontements sous le seuil de la guerre, jusqu’à même atteindre éventuellement
et résister à celui de la micro-guerre. La France a montré qu’elle pouvait
avoir ce courage et ces moyens, facilités, et ce n’est pas un hasard, par les
pouvoirs donnés par les institutions de la Ve République au
président de la République – mais qui d’autre ? Le club est très fermé dans les
pays européens.
Tout cela pour dire que l’on pouvait, et que l’on
peut toujours, réaliser des opérations militaires pour obtenir des effets
stratégiques en lien avec la Russie et contre la Russie, sans pour autant
déclencher une guerre ouverte et générale, ce que personne ne souhaite, y
compris les Russes.
On parle donc beaucoup de cette force de réassurance
– pour ne pas dire dissuasion d’une invasion future – européenne en Ukraine, en
la conditionnant toutefois à un arrêt des combats et, pour beaucoup, à un
soutien et un appui américain. Soyons clairs : cette idée représente déjà un
immense progrès par rapport à la pusillanimité générale d’il y a peu, mais elle
a peu de chances de se réaliser à court terme, pour la raison simple qu’elle
est incompatible avec l’idée même d’arrêt des combats. Dans la vision russe, il
n’était pas nécessaire de mener la guerre en Ukraine pour, entre autres,
l’empêcher d’entrer dans l’OTAN, si c’est pour voir des brigades de pays de
l’OTAN venir la protéger. À moins d’y parvenir par les armes ukrainiennes – à
condition qu’elles soient plus nombreuses – et/ou peut-être, mais j’ai des
doutes, par une pression économique maximale, on ne voit pas comment les Russes
accepteraient de cesser le combat, ne serait-ce qu’en maintenant des
accrochages sur la ligne de front, histoire d’affoler les plus tendres des Occidentaux.
À ce stade, si on veut vraiment déployer cette
fameuse force, dont la pointe de combat serait, comme d’habitude, limitée à
quelques contingents français prêts à prendre des risques – français,
britanniques, baltes et scandinaves – on ne voit donc pas d’autre solution que
de la déployer en périphérie de l’Ukraine, en Pologne ou en Roumanie, avec des
règles d’engagement et des procédures claires en cas, non pas d’agression, mais
de menace d’agression, pour y pénétrer et vraiment dissuader. Cela posera
encore beaucoup de problèmes, dont celui de l’acceptation des pays d’accueil,
mais c’est pour l’instant, je crois – et je l’ai dit depuis longtemps – la
seule option crédible.
À défaut, il est quand même possible de faire des
choses depuis les Tigres volants jusqu’à l’équivalent des opérations Caucase ou Épervier. C’est le sens de l’initiative SkyShield – « bouclier du ciel » en bon français – qui consisterait à interdire le
ciel à tout objet volant hostile au-delà d’une certaine limite claire, sans
doute le Dniepr, à la manière des Soviétiques interdisant le ciel du Nil aux
Israéliens en 1970.
Comment ? Avec des batteries de tir anti-drones dans
l’ouest de l’Ukraine — une excellente manière, au passage, d’apprendre à
contrer cette menace qui nous concernera forcément un jour — et des batteries
de tir ainsi que des patrouilles de chasse depuis les bases périphériques de
l’Ukraine.
Y a-t-il des risques ? Oui, bien sûr. Sinon, il y a
longtemps que l’on l’aurait fait. Il y aura des ratés, des accidents, peut-être
des accrochages, mais au bout du compte, ils resteront limités puisqu’il est
très probable que l’on n’affronte, de toute façon, que des machines. Je pense
qu’il y a en fait sans doute moins de risques que dans les exemples cités plus
haut, et pas plus que lorsque l’on interceptait récemment les projectiles
iraniens en direction des villes israéliennes.
Est-ce que ce sera utile ? Oui, bien sûr. Cela
soulagera une partie des souffrances de la population et permettra à la défense
aérienne ukrainienne de réduire et de densifier son périmètre de protection.
Les Russes vont-ils hurler ? Oui, bien sûr. On
connaît déjà les mots d’ordre transmis à leurs relais trompettes : la peur de
l’escalade vers la guerre, voire la troisième guerre mondiale, forcément nucléaire.
Ce discours, supposément pacifiste, sera enrobé de considérations sur la
politique intérieure, le complot mondial — on ne peut plus dire « américain »
maintenant que les complotistes sont trumpistes — le pseudo-réalisme, etc. Ils
ne manqueront pas de se déchaîner en commentaires ici ou sur les différents
réseaux sociaux. Ce discours est en plastique, bien sûr, mais il a réussi à
nous inhiber en partie et nous rendre au bout du compte plus lâche que nous
étions il y a quelques années.
En résumé, si l’on veut aider l’Ukraine tout de
suite et pas seulement attendre un arrêt des combats — et peut-être justement
pour contribuer à cet arrêt en exerçant une pression sur les Russes — le moyen
le plus simple et rapide reste l’opération SkyShield. On montrera au moins que
les Européens ne se contentent pas de regarder passer les événements du monde,
comme les vaches regardent passer les trains.