samedi 20 septembre 2025

Les Minutemen et le chaos qui vient

Le 10 septembre 2025, à l’Université de la Vallée de l’Utah (UVU), vers 12 h 23, l’influenceur conservateur Charlie Kirk a été touché par balle à la carotide, provoquant une perte de sang fatale malgré son transfert à l’hôpital. N’écoutant que leur imagination, certains complotistes notoires ont aussitôt utilisé ce drame pour développer une théorie à leur convenance. Un tir aussi précis ne pouvait, selon eux, être que l’œuvre d’un tireur professionnel, membre d’une organisation ou envoyé par elle, à la manière du Chacal, le célèbre personnage de Frederick Forsyth. Sans aucun doute un coup de l’« État profond » ou de puissances occultes mondialisées.

En réalité, les éléments techniques indiquent au contraire un amateur, pour qui c’était le premier et dernier « tir à tuer » de sa vie. Un tireur un tant soit peu expérimenté sait que, sur une distance de 180 mètres, depuis une hauteur, avec un fusil de précision réglé, la balle atteindra un cercle d’environ 5 cm autour du point visé et mettra environ un quart de seconde pour toucher la cible. Cela laisse le temps à la cible, même assise, de bouger légèrement la tête ou le haut du corps, rendant le cou — zone étroite — un choix improbable. La cible aurait donc été plus probablement l’abdomen, la poitrine ou, avec plus de risque, la tête. C’est sans doute l’un de ces trois points qu’avait visé l’assassin de Charlie Kirk. Mais, sous l’effet du stress et sans aucune expérience de tir sur un être humain, il a tout de même réussi, malheureusement, à atteindre in extremis un point vital. C’est l’inverse de Thomas Matthew Crooks qui, dans des conditions similaires, a raté de peu Donald Trump en juillet 2024.

L’enquête, quelque peu chaotique, du FBI a confirmé cette hypothèse en conduisant à l’arrestation de Tyler Robinson, un tireur et meurtrier politique effectivement amateur, tout comme Crooks. Elle a également permis d’identifier Ryan Wesley Routh, qui avait tenté de tuer Donald Trump, Luigi Mangione, le meurtrier d’Andrew Witty, PDG de UnitedHealth Group, ou encore Vance Boelter, qui a tué le couple Hortman et tenté de massacrer la famille Hoffman — pour ne citer que les meurtres politiques individuels des deux dernières années aux États-Unis. Les motivations de chacun sont souvent confuses, mais il s’agit presque toujours de défendre, individuellement ou en petites équipes, des valeurs jugées « américaines » à coups d’armes à feu, dans la grande tradition pervertie des Minutemen.

À l’origine, les Minutemen, miliciens de la Nouvelle-Angleterre pouvant s’équiper de leur fusil « à la minute », furent les premiers soldats de la Révolution américaine et les héros de plusieurs combats mémorables contre l’armée britannique, notamment en 1775 lors des batailles de Lexington et Concord, où se dresse aujourd’hui la Minute Man Statue. Dans les faits, les Minutemen ont en réalité joué un rôle secondaire face aux « habits rouges », comparés à l’armée régulière continentale commandée par George Washington et aux forces françaises. Qu’importe : les Minutemen sont devenus le symbole du patriotisme américain et des premiers défenseurs des Américains contre les ennemis de la « frontière » ou les tyrans potentiels. C’est la raison pour laquelle les citoyens armés sont reconnus comme nécessaires par le 2 amendement de la Constitution, alors que l’idée d’une armée professionnelle permanente, politiquement suspecte, en est initialement exclue. L’atteinte à la démocratie viendrait d’un homme de pouvoir utilisant, à l’instar de Cromwell, les instruments de coercition à sa disposition ; sa défense viendrait des hommes armés « d’en bas », selon la théorie de Carroll Quigley.

Tout cela n’est pas absurde. Alexis de Tocqueville décrit le fusil comme l’instrument de l’égalité entre les citoyens et le Minuteman comme la garantie de la liberté générale — mais aussi une source de désordre et de violence locale. Frederick Jackson Turner évoquera plus tard le rôle de ces hommes dans la défense et l’expansion de la Frontière, ainsi que l’influence de celle-ci sur la société américaine. La frontière est cependant officiellement fermée en 1890, et les milices ne jouent qu’un rôle médiocre dès qu’il s’agit d’affronter des armées régulières ; la garantie de démocratie n’a pas empêché la guerre civile ni la montée de la violence politique dans les années qui l’ont précédée.

Tout au long du XX siècle, il est apparu nécessaire de créer des organes de sécurité permanents et puissants forces armées, FBI, services de renseignement venant se superposer à ceux des États (polices locales et garde nationale, qui remplace les milices en 1903). Il fallut donc aussi accorder à ces forces de sécurité le monopole de lusage de la force, tel que défini par le sociologue Max Weber (1919), au détriment définitif des citoyens armés, qui persistent néanmoins, ne serait-ce que parce quil est très difficile d’abroger un amendement de la Constitution — seul le 18, celui de la prohibition de lalcool, la été surtout sil reste populaire.

De fait, hors légitime défense, avec la disparition des ennemis de l’Amérique sur le sol américain, l’emploi individuel des armes par de simples citoyens devient automatiquement criminel, même lorsqu’il a un contenu politique. On assiste alors à un accroissement considérable de la violence, purement criminelle bien sûr, mais aussi raciste (lynchages), syndicale (IWW), terroriste (KKK, anarchistes), du début du XX siècle jusqu’à la Grande Dépression, avec lassassinat dun président en 1901 et deux tentatives en 1912 et 1933. Paradoxalement, cette montée de la violence contribue à l’accroissement de l’armement individuel, chacun voulant se protéger.

On reconnaît là une phase de discorde décrite par l’historien Peter Turchin, exprimée dès 2010 dans Nature, puis dans son ouvrage Le Chaos qui vient, avec cette particularité que ces phases de désagrégation sociale aux États-Unis voient systématiquement resurgir les Minutemen, qui se croient investis d’une mission de défense des valeurs alors qu’ils ne sont plus que de purs assassins.

Peter Turchin décrit les phases de discorde comme la confluence de trois phénomènes : un appauvrissement de la classe populaire, parallèlement à une captation des richesses par une « pompe à finance » concentrée dans le sommet de la pyramide sociale, créant des inégalités inédites depuis les années 1930 ; une impuissance de l’État, manquant de ressources pour remplir ses missions régaliennes et compenser les inégalités sociales ; et enfin, une surproduction d’élites. Ce dernier point est particulièrement original : le nombre de prétendants aux postes de pouvoir — politiques, économiques, bureaucratiques ou culturels — croît plus vite que la disponibilité de ces postes, pour un nombre croissant d’héritiers, prioritaires à la succession, et surtout de diplômés de haut niveau, de plus en plus exclus. La conséquence est la constitution d’une contre-élite contestataire, éclatée en multiples groupes qui expriment leur frustration, de l’extrême gauche à l’extrême droite, dans de multiples combats spécifiques, parfois reliés aux préoccupations d’une classe populaire hétérogène, sinon par la stagnation générale de son niveau de vie.

Turchin estime que la nouvelle phase de discorde a commencé à la fin des Trente Glorieuses et du grand pacte social de la Great Generation — hors la minorité noire, qui s’est rappelée au bon souvenir de la société parfois violemment dans les années 1960 — et trouvera son paroxysme dans les années 2020 et peut-être jusqu’aux années 2030. Alors qu’il n’y a jamais eu autant de Minutemen potentiels aux États-Unis — où l’on compte plus d’armes à feu que d’habitants, et, entre autres, un fusil semi-automatique AR-15 pour dix adultes — on assiste logiquement au retour des justiciers qui se croient défenseurs de la liberté contre des membres d’autres factions ou détenteurs de pouvoir, alors qu’ils ne sont que des assassins. Dans ce mythe américain de l’individu seul et modeste sauvant le monde, ils agissent souvent individuellement, comme Tyler Robinson, Crooks et les autres, ce qui les rend très difficiles à détecter, mais ils peuvent aussi agir en équipes — Oath Keepers, Three Percenters, Patriot Front, Atomwaffen Division, The Base, National Socialist Movement, Army of God, Antifa, BAMN, Sovereign Citizens, Republic of Texas, Branch Davidians, Groypers, etc. — ce qui les rend plus détectables mais potentiellement plus dangereux. Ces groupes peuvent s’infiltrer dans les manifestations et les transformer en émeutes, comme en 2020 (25 morts et des milliers de blessés), ou mener des actions spectaculaires, comme l’assaut du Capitole en 2021. Ils peuvent également organiser des attentats de grande ampleur, en plus de ceux de la mouvance djihadiste, comme à La Nouvelle-Orléans, qu’il ne faut pas oublier dans ce paysage de violence.

On n’est hélas sans doute pas près de voir disparaître ces Dark Minutemen, seuls ou en équipe, assassinant des personnes de pouvoir au nom de leurs lubies ou de leurs haines. Le seul espoir, selon Peter Turchin, est que cette violence finisse par purger suffisamment les frustrations et épuiser la société pour imposer un nouveau pacte social pacifié. Peut-être à la fin de la décennie. C’est à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, que l’Amérique sera à nouveau grande.

jeudi 11 septembre 2025

Le retour du rodeur sur le seuil

Il existe deux types de souvenirs qui viennent le plus vite à l’esprit : les plus récents et les plus marquants. Ce ne sont pas forcément les plus pertinents pour faire des analogies avec les évènements en cours. Lorsqu’on apprend que la Russie a lancé un raid de 19 drones à longue portée sur la Pologne, le public pense immédiatement aux incidents similaires survenus dans la région depuis trois ans et y voit un saut très agressif, évoquant le premier coup d’un engrenage de « somnambules » vers la guerre, mécaniquement associée à l’idée d’un affrontement à grande échelle.

À mon sens, c’est une erreur de perspective. Il n’y a plus de « somnambules » depuis que l’apocalypse thermonucléaire, même lointaine, plane en toile de fond. Les dirigeants sont bien éveillés et cherchent avant tout à éviter le seuil de la guerre ouverte entre puissances dotées. Cela ne les empêche pas de faire la guerre. Toutes les puissances nucléaires en ont mené depuis 1945, grandes ou petites, contre des États ou des organisations armées, et sur presque tous les continents. Notons que lorsqu’il a fallu combattre, on n’a pas commencé par se tester, s’impressionner ou faire les matamores en restant sur le seuil : on l’a franchi, si possible massivement et par surprise. Cela est à distinguer de la notion de prétexte, souvent nécessaire pour justifier le déclenchement d’une guerre mais avec cette difficulté qu’il n’y a justement pas souvent d’accrochages ou d’incidents majeurs à mettre en avant pour justifier l’attaque d’une autre entité politique. Il a donc fallu parfois inventer une histoire plus ou moins crédible, comme pour justifier l’attaque de l’Irak en 2003 ou celle de l’Ukraine en 2022. Dans la majorité des cas cependant cela n’a pas été nécessaire puisque l’intervention militaire avait lieu sur propre territoire, comme en Tchétchénie, ou s’insérait dans des conflits déjà en cours.

Entre puissances nucléaires, les règles du jeu sont différentes et, par nature, inédites sur le plan historique. Jusqu’à présent, aucune puissance dotée n’a été suffisamment folle – ou audacieuse, c’est selon – pour franchir le seuil de la guerre ouverte contre une autre, de peur d’escalader très rapidement, peut-être même immédiatement, vers l’affrontement nucléaire. Cela ne rend pas la guerre impossible pour autant. On a d’abord pensé, pendant quelques années, que la guerre en environnement nucléaire était un jeu certes dangereux et meurtrier, mais encore « jouable ». À la fin des années 1950 et au début des années 1960, on faisait de grands exercices utilisant obus et roquettes atomiques en considérant qu’il s’agissait encore de guerres limitées, puisqu’on n’utilisait pas d’armes thermonucléaires. On a fini par comprendre que c’était insensé, et on a clairement redissocié les seuils conventionnels et nucléaires, comme à l’époque du monopole américain de 1945 jusqu’à la fin de la guerre de Corée.

Pour autant, la guerre conventionnelle restait concevable sous forme de « coup » dans un espace-temps limité : par exemple, une tentative d’invasion de la République fédérale d’Allemagne par les forces soviétiques, sur quelques jours, en misant sur l’hésitation des États-Unis – et de la France – à employer leurs armes nucléaires. C’est ce type de scénario qu’on peut transposer aujourd’hui : Taïwan à la place de la RFA pour un affrontement sino-américain, ou un assaut russe contre un ou plusieurs pays baltes. Il existe donc un espace pour la guerre conventionnelle entre puissances nucléaires, mais il est étroit et il faut être sûr de son coup. Pour l’instant, personne n’a osé. Et il faut s’assurer que personne ne soit jamais certain de réussir, afin que cela reste ainsi. La dissuasion globale commence par la dissuasion conventionnelle. La Russie n’attaquera pas massivement les pays baltes si elle est absolument certaine d’échouer, et les six millions de Baltes seuls n’y suffisent pas : d’où l’importance de l’idée d’un « mur commun européen ». Là encore, on notera que ces scénarios de guerre limitée entre puissance nucléaires n’incluent pas, pour les mêmes raisons, de phases d’accrochages, de survols de drones ou de provocations, autant de signaux qui donneraient l’alerte et permettraient de se renforcer. Quand on veut attaquer, on attaque ; on ne fait pas semblant.

Cela nous amène à l’autre art de la guerre de l’époque nucléaire : celui où l’on s’approche du seuil, en le dépassant éventuellement un peu, mais sans aller plus loin. C’est la partie haute de ce qu’on appelle la confrontation hybride (et non « guerre hybride ») où l’on cherche à obtenir des effets stratégiques sur un adversaire – pas encore un ennemi – en utilisant peu ou pas de violence, justement pour ne pas franchir le seuil de la guerre ouverte. De ce point de vue, l’envoi de 19 drones à longue portée sur le territoire polonais est un geste typique de cet art de la guerre « sur le seuil ». Cette agression est évidemment délibérée : il peut y avoir des erreurs de programmation ou des dérives de trajectoire dues au brouillage, mais pas à ce point, surtout lorsque les drones partent de lieux différents pour converger, sauf un qui est allé plus profondément, vers la même zone près des trois frontières Pologne–Biélorussie–Ukraine. Comme souvent dans les cas graves, l’opération s’accompagne d’un freinage diplomatique : dénégations, semis de doutes, relais par propagandistes et idiots utiles.

En l’absence d’explications, et a fortiori d’excuses, il ne reste qu’à conjecturer sur les motivations. Il s’agit probablement d’abord d’un test. Test technique : voir comment un pays de l’OTAN réagit à une attaque massive de drones à longue portée, la nouvelle arme de frappe russe. De ce point de vue, le résultat est mitigé. L’attaque a déclenché l’activation du système de défense aérienne complet : au moins une batterie Patriot allemande, des F-16 polonais ou F-35 néerlandais guidés par un AWACS italien. Bilan : trois ou quatre drones Shahed/Geran (ou Gerbera) abattus sur 19. Pas de victimes, mais quelques dégâts matériels et la fermeture temporaire de quatre aéroports polonais. La coopération interalliée a fonctionné, mais le test a surtout révélé l’inadéquation du système de défense face aux drones : efficace contre avions ou missiles, mais trop lourd et coûteux pour contrer des salves de drones. Ce constat était connu, il est désormais visible, et c’était peut-être l’un des objectifs de Moscou : démontrer que « nous pouvons vous frapper avec des drones et vous ne pouvez pas nous en empêcher », ou encore : « comment comptez-vous protéger le ciel ukrainien si vous ne pouvez pas protéger le vôtre ? »

Le deuxième test est politique. On lance une petite attaque et on observe les réactions : polonaises, européennes, américaines. Celle-ci n'est en fait que la plus importante et la plus grave de toute un série de pénétrations de l'espace aérien polonais par drones, missiles, avions ou hélicoptères, sans susciter de réactions. C’est pour l’instant à nouveau un succès russe. La Pologne a invoqué l’article 4 de la Charte atlantique – consultation des Alliés – et non l’article 5 – assistance mutuelle en cas d’agression –, alors qu’il s’agit clairement d’une attaque. Les Alliés, notamment les États-Unis, ont condamné l’acte et affirmé leur solidarité, mais n’ont envisagé qu’un renforcement de la défense aérienne du flanc Est de l’OTAN (au détriment de l’Ukraine) et la fermeture de la frontière avec la Biélorussie, juste avant l’exercice militaire russe Zapad 2025. Même pas un énième paquet de sanctions, ni de mesures contre la flotte fantôme, ni de pressions sur l’Inde comme le suggérait Donald Trump.

Richard Nixon comparait cet art « sur le seuil » à une partie de poker où il s’agit de faire coucher l’adversaire sans jamais abattre les cartes – synonyme de guerre ouverte –, avec cette particularité que plus on se couche tôt, plus on perd. Dans un cas comme celui-ci, où la Russie annonce et mène une attaque limitée – sans victimes –, la pire des réactions est de se coucher immédiatement. On s’humilie et on incite l’adversaire à recommencer. Le minimum est de « relancer » un peu, en établissant un lien clair avec l’action russe : une explosion mystérieuse sur un dépôt de munitions en Biélorussie, une patrouille aérienne franchissant impunément l’espace aérien biélorusse, ou, plus explicitement, l’annonce d’une « ligne de sécurité » située plusieurs dizaines de kilomètres en avant du territoire polonais, au-delà de laquelle tout aéronef, missile ou drone sera considéré comme hostile et abattu. Et pour aller plus loin, on pourrait avancer le bouclier antimissile jusqu’en Ukraine, comme le propose l’initiative SkyShield. Voilà des signaux que Moscou prendrait au sérieux. Pas d’inquiétude : ils réagiront peut-être une fois, mais respecteront la règle : quand on s’accroche, on ne se fait pas la guerre ; quand on veut faire la guerre, on n’avertit pas, on attaque.

Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a déclaré que les soldats européens en Ukraine seraient des cibles légitimes. Cela a pu être interprété comme une menace de guerre, mais c’est en réalité l’inverse. Il aurait pu dire : « les soldats européens seront systématiquement attaqués » ou pire : « ce sera la guerre avec les pays qui les ont envoyés », mais non : il admet ainsi que cela reste, à ses yeux, une action « sous le seuil », et donc autre chose que la guerre ouverte. C’est bien dans ce cadre qu’il raisonne, pour l’instant, vis-à-vis des pays de l’OTAN. Attention toutefois : ce jeu reste dangereux et parfois meurtrier – plus de cent Russes sont morts en testant une base de Marines américains en Syrie en 2018 –, mais ce n’est pas la guerre tant que personne ne veut qu’elle le devienne.

Si vous êtes arrivés jusque ici vous pouvez cliquer > SkyShield

jeudi 4 septembre 2025

Bouclier de l'honneur

Avant toute chose, cliquez s'il vous plait ici (SkyShield) et faites ce que vous voulez ensuite

Ainsi donc, une force de combat aéroterrestre alliée déployée en Ukraine pourrait dissuader la Russie d’envahir le pays. Quelle excellente idée ! Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir engagé cette force fin 2021, alors que l’armée russe était rassemblée aux frontières de l’Ukraine et que Vladimir Poutine menaçait ? Le même Vladimir Poutine avait déjà utilisé son armée contre la Géorgie en 2008, puis contre l’Ukraine en février 2014 en Crimée, puis en août de la même année et en février 2015 dans le Donbass. Cela faisait déjà beaucoup pour un seul chef d’État, sans doute un record depuis 1945. On pouvait se douter qu’il pourrait être tenté de continuer, d’autant plus que toutes les offensives précédentes avaient été des succès. Qui plus est, ces coups s’inscrivaient dans la vieille pratique soviétique, au moins depuis 1939, du « piéton imprudent », c’est-à-dire d’attaques par surprise sur un espace-temps limité, laissant le monde autour de la cible paralysé par le fait accompli. Rien de nouveau sous le soleil donc, sauf pour des gouvernements à la mémoire - et désormais la durée de vie - de poissons rouges.

On avait en effet oublié que ces coups ne réussissaient pas toujours comme prévu et que l’on pouvait aussi les contrer sans pour autant franchir le seuil de cette guerre ouverte et à grande échelle dont personne ne veut. Il est d’abord arrivé que la cible résiste beaucoup plus que prévu, comme en Finlande en 1939 ou en Afghanistan après 1980, et que l’on ait même le temps de l’aider, y compris humainement avec des troupes de volontaires individuels, des soldats fantômes ou des mercenaires façon Tigres volants dans un autre contexte, mais aussi on y reviendra, avec des troupes régulières. D’une manière générale, et pour revenir à notre époque, notons juste que l’aide fournie par les pays occidentaux à l’Ukraine à partir de 2022 est à ce jour l’une des moins imaginatives et des moins risquées de toute l’histoire mondiale des aides.

Ces coups soviéto-russes n’ont pas toujours été violents ; en fait, ils ne l’étaient jamais à notre égard (j’inclus encore les États-Unis dans ce « nous »), car Moscou a toujours autant peur que nous d’une escalade vers un affrontement ouvert et généralisé, surtout depuis que celui-ci peut approcher d’un échange nucléaire. Il a été possible de les contrer, de manière tout aussi peu violente, comme avec le pont aérien à la suite du blocus de Berlin en 1949, ou inversement avec le blocus de l’île de Cuba en 1962, après la découverte des sites de lancement de missiles soviétiques, accompagné de quelques menaces de frappes conventionnelles et d’une mise en alerte nucléaire. Ce n’était pas sans risques et donc aussi sans pertes sur la durée - 70 soldats britanniques et américains tués par accidents lors du blocus de Berlin - mais dans les deux cas, les Soviétiques ont cédé.

Bref, dans ce jeu de poker où l’on doit faire céder l’autre sans jamais étaler ses cartes sur le champ de bataille meurtrier, il est possible de contrer les coups du camp adverse sans franchir le seuil de la guerre ouverte et à grande échelle.

Autres exemples de contres, à commencer par un soviétique cette fois. Pour faire race à la supériorité aérienne américaine contre leurs amis, les Soviétiques n’ont jamais hésité à utiliser des unités masquées simplement sous les couleurs locales — escadrilles de chasse en Corée ou bataillons de défense aérienne sol-air au Nord-Vietnam — sans que cela déclenche quoi que ce soit avec les États-Unis, trop heureux de fermer le yeux.

En mars 1970, c’est en pleine guerre d’usure entre Israël et l’Égypte que les Soviétiques interviennent. Les Israéliens sont alors en pleine campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. Les Soviétiques la contrent en déployant, en un mois — opération Caucase — trois divisions de défense sol-air et deux régiments de chasseurs Mig-21 le long du Nil. Tout est peint aux couleurs égyptiennes, mais personne n’est dupe, surtout pas les Israéliens qui comprennent le message et renoncent à leurs attaques dans la région du Nil.

Avant de cesser leurs raids en profondeur, les Israéliens font passer à leur tour un message aux Soviétiques en expliquant que leurs unités de défense aérienne qui dépasseraient une ligne de 50 km à l’ouest du canal de Suez seraient attaquées (au passage, voilà comme pour le Nil une vraie ligne rouge, avec une limite et des conséquences claires). Les Soviétiques tentent quand même le coup avec une nouvelle manœuvre de déploiement rapide, assez magistrale avec l’aide des Égyptiens, le long du canal. Les Israéliens attaquent donc et c’est le début d’une guerre soviéto/égypto-israélienne, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit en fait d’une micro-guerre ou d’une guerre très contenue, car aucun des deux côtés ne veut aller trop loin, avec en arrière-plan les États-Unis qui pèsent aussi très fort dans ce sens. On s’accroche donc discrètement pendant les mois de juin et juillet 1970. Les Israéliens lancent des raids au sol et surtout depuis les airs contre les positions des Soviétiques et Egyptiens, et ceux-ci les contrent et les chassent. Plusieurs avions sont abattus de part et d’autre.

Cela aboutit, le 30 juillet, au plus grand combat aérien du Moyen-Orient avec 30 avions engagés et à une défaite nette des Soviétiques, qui perdent cinq Mig-21 abattus et un endommagé, avec deux pilotes tués, contre un Mirage III endommagé. Les Soviétiques ne fléchissent pas pour autant et renforcent même leur dispositif. Les Israéliens cèdent, sous la fausse promesse soviétique de retirer leur dispositif du canal, et les combats s’arrêtent.

Autres exemples de zones d’interdiction imposées en pleine guerre : les opérations françaises Manta et Épervier au Tchad. En août 1983, le gouvernement tchadien fait face à la rébellion du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et, surtout, à la Libye, qui s’était emparée de la bande d’Aouzou en 1976 et dont les forces ont pris Faya-Largeau, menaçant la capitale. Pour la quatrième fois après avoir été chassée, la France répond à la demande d’aide de N’Djamena et déploie en quelques jours une force de dissuasion (on ne parle pas alors de « réassurance ») terrestre au centre du pays : une brigade, soit approximativement ce que la France est toujours capable de déployer, et, face au ciel, un puissant escadron de chasse à N’Djamena et à Bangui, ainsi qu’un groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Les 15e puis 16e parallèles sont déclarées lignes rouges, sur terre comme dans le ciel.

C’est une prise de risques : le dispositif est testé par le GUNT, et il y a des pertes – deux pilotes dans leur avion Jaguar pendant ou après un combat, neuf parachutistes dans un accident – mais, au bout du compte, cette première opération, Manta, réussit, puisque l’ennemi du gouvernement tchadien et l’adversaire de la France est dissuadé.

Cette réussite est toutefois provisoire, car les promesses du colonel Kadhafi en échange du départ français ne sont pas tenues. Après un bombardement aérien sur N’Djamena, une nouvelle opération de dissuasion, Épervier, est lancée en février 1986, centrée uniquement sur la dissuasion aérienne, avec à nouveau un puissant escadron de chasse et, cette fois, un dispositif anti-aérien au sol. Une nouvelle fois, il y a des tensions et même des combats, avec des raids français sur les bases libyennes et la destruction d’un bombardier léger TU-22 par une batterie de missiles Hawk en septembre 1987, mais l’opération est à nouveau un succès, facilitant la victoire au sol de l’armée nationale tchadienne.

On pourra rétorquer que ce n’était que la Libye, par la puissante Russie et ses alertes nucléaires tous les deux jours, et que l’on ne risquait pas grand-chose. C’est un jugement rétrospectif. Si l’on anticipait effectivement une victoire en cas d’affrontement à grande échelle, on anticipait aussi qu’elle serait meurtrière pour nous. Par ailleurs, la Libye n’a pas hésité à nous attaquer autrement : on ne parlait pas à l’époque de « guerre hybride » (et c’est heureux) mais elle soutenait par exemple les indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ou organisait des attentats terroristes, comme la destruction du vol UTA en septembre 1989, tuant 170 personnes, dont 54 Français. Tous ces risques étaient connus et ont été pris en connaissance de cause par le président de la République. Au bout du compte, cela a réussi bien plus que dans les autres endroits où nous avons été faibles, comme au Liban.

En résumé, avec un peu de courage politique et quelques moyens à la fois rapides et puissants, on peut agir dans la zone des affrontements sous le seuil de la guerre, jusqu’à même atteindre éventuellement et résister à celui de la micro-guerre. La France a montré qu’elle pouvait avoir ce courage et ces moyens, facilités, et ce n’est pas un hasard, par les pouvoirs donnés par les institutions de la Ve République au président de la République – mais qui d’autre ? Le club est très fermé dans les pays européens.

Tout cela pour dire que l’on pouvait, et que l’on peut toujours, réaliser des opérations militaires pour obtenir des effets stratégiques en lien avec la Russie et contre la Russie, sans pour autant déclencher une guerre ouverte et générale, ce que personne ne souhaite, y compris les Russes.

On parle donc beaucoup de cette force de réassurance – pour ne pas dire dissuasion d’une invasion future – européenne en Ukraine, en la conditionnant toutefois à un arrêt des combats et, pour beaucoup, à un soutien et un appui américain. Soyons clairs : cette idée représente déjà un immense progrès par rapport à la pusillanimité générale d’il y a peu, mais elle a peu de chances de se réaliser à court terme, pour la raison simple qu’elle est incompatible avec l’idée même d’arrêt des combats. Dans la vision russe, il n’était pas nécessaire de mener la guerre en Ukraine pour, entre autres, l’empêcher d’entrer dans l’OTAN, si c’est pour voir des brigades de pays de l’OTAN venir la protéger. À moins d’y parvenir par les armes ukrainiennes – à condition qu’elles soient plus nombreuses – et/ou peut-être, mais j’ai des doutes, par une pression économique maximale, on ne voit pas comment les Russes accepteraient de cesser le combat, ne serait-ce qu’en maintenant des accrochages sur la ligne de front, histoire d’affoler les plus tendres des Occidentaux.

À ce stade, si on veut vraiment déployer cette fameuse force, dont la pointe de combat serait, comme d’habitude, limitée à quelques contingents français prêts à prendre des risques – français, britanniques, baltes et scandinaves – on ne voit donc pas d’autre solution que de la déployer en périphérie de l’Ukraine, en Pologne ou en Roumanie, avec des règles d’engagement et des procédures claires en cas, non pas d’agression, mais de menace d’agression, pour y pénétrer et vraiment dissuader. Cela posera encore beaucoup de problèmes, dont celui de l’acceptation des pays d’accueil, mais c’est pour l’instant, je crois – et je l’ai dit depuis longtemps – la seule option crédible.

À défaut, il est quand même possible de faire des choses depuis les Tigres volants jusqu’à l’équivalent des opérations Caucase ou Épervier. C’est le sens de l’initiative SkyShield – « bouclier du ciel » en bon français – qui consisterait à interdire le ciel à tout objet volant hostile au-delà d’une certaine limite claire, sans doute le Dniepr, à la manière des Soviétiques interdisant le ciel du Nil aux Israéliens en 1970.

Comment ? Avec des batteries de tir anti-drones dans l’ouest de l’Ukraine — une excellente manière, au passage, d’apprendre à contrer cette menace qui nous concernera forcément un jour — et des batteries de tir ainsi que des patrouilles de chasse depuis les bases périphériques de l’Ukraine.

Y a-t-il des risques ? Oui, bien sûr. Sinon, il y a longtemps que l’on l’aurait fait. Il y aura des ratés, des accidents, peut-être des accrochages, mais au bout du compte, ils resteront limités puisqu’il est très probable que l’on n’affronte, de toute façon, que des machines. Je pense qu’il y a en fait sans doute moins de risques que dans les exemples cités plus haut, et pas plus que lorsque l’on interceptait récemment les projectiles iraniens en direction des villes israéliennes.

Est-ce que ce sera utile ? Oui, bien sûr. Cela soulagera une partie des souffrances de la population et permettra à la défense aérienne ukrainienne de réduire et de densifier son périmètre de protection.

Les Russes vont-ils hurler ? Oui, bien sûr. On connaît déjà les mots d’ordre transmis à leurs relais trompettes : la peur de l’escalade vers la guerre, voire la troisième guerre mondiale, forcément nucléaire. Ce discours, supposément pacifiste, sera enrobé de considérations sur la politique intérieure, le complot mondial — on ne peut plus dire « américain » maintenant que les complotistes sont trumpistes — le pseudo-réalisme, etc. Ils ne manqueront pas de se déchaîner en commentaires ici ou sur les différents réseaux sociaux. Ce discours est en plastique, bien sûr, mais il a réussi à nous inhiber en partie et nous rendre au bout du compte plus lâche que nous étions il y a quelques années.

En résumé, si l’on veut aider l’Ukraine tout de suite et pas seulement attendre un arrêt des combats — et peut-être justement pour contribuer à cet arrêt en exerçant une pression sur les Russes — le moyen le plus simple et rapide reste l’opération SkyShield. On montrera au moins que les Européens ne se contentent pas de regarder passer les événements du monde, comme les vaches regardent passer les trains.