Ouvrir la boîte du chat
On en sait maintenant un peu plus sur les intentions
ukrainiennes dans leur offensive dans la province russe de Koursk. Une telle
opération pouvait consister en un grand raid, visant à détruire et ébranler
autant que possible les forces et le pouvoir russe avant de revenir en Ukraine,
ou en une opération de conquête de territoire. L’ampleur des moyens déployés,
le temps passé, le plan de cloisonnement du district de Glushkovo par la
destruction des ponts précédant très probablement une nouvelle attaque
ukrainienne de ce côté, semblent indiquer le choix de la seconde option.
Pour être plus précis, on s’oriente visiblement vers
une opération de conquête limitée visant à prendre une zone suffisamment pour
être significative stratégiquement, il faut alors compter en milliers de km2,
et défendable opérationnellement, c’est-à-dire s’appuyant sur des défenses
naturelles, comme la rivière Seym, et des retranchements, tout en étant, comme
les Égyptiens en octobre 1973, dans la bulle de protection et d’appui de la
défense aérienne et de l’artillerie à longue portée avec par ailleurs des
lignes logistiques relativement courtes et protégées. La poche actuellement
tenue, plus celle à venir du district de Glushkovo entre la frontière et la
Seym, correspond déjà à ces critères. Elle peut encore être étendue, mais sans
doute pas beaucoup plus, la phase fluide du combat de manœuvre commençant à
faire place à la création d’une ligne de front avec l’engagement des renforts
russes.
Il est ainsi très peu probable, et sans doute pas
souhaitable, que les Ukrainiens aillent très au-delà de la zone actuelle en
direction de Koursk par exemple ou même de la centrale nucléaire de la
province. En stratégie comme dans beaucoup d’autres choses, il faut savoir où
s’arrête ce qui suffit. Avancer par exemple jusqu’au Koursk, une cinquantaine
de kilomètres au-delà de la ligne de contact actuelle, nécessiterait d’augmenter
encore le nombre de brigades engagées afin de maintenir une densité minimale de
force. Il ne faudrait pas se contenter en effet d’une flèche en
direction de la capitale de la province, mais bien d’avoir une poche suffisamment
large pour écarter les menaces d’attaque de flanc ou simplement les frappes sur
un axe logistique unique. Il faudrait deux fois plus de brigades qu’actuellement
déployées pour tenir cette zone, ce qui paraît difficile lorsqu’on combat déjà
en flux tendus, pour finalement arriver devant une ville de plus de 400 000
habitants dont la saisie demanderait sans doute encore plus de forces et de
temps. Tout cela nécessiterait également le déplacement en Russie de tout l’échelon
d’appui d’artillerie et de défense sol-air avec les contraintes qui cela
implique. Beaucoup d’efforts incertains - pour rester dans l’exemple de la
guerre de 1973 on rappellera la grande erreur égyptienne d’engager les deux
divisions blindées de réserve en avant de la zone tenue - pour des gains stratégiques
qui ne seraient pas en proportion. La plupart de ces gains stratégiques ont
déjà été obtenus et contrôler 4 000 ou 6 000 km2 au lieu des 2 000
qui peuvent être espérés à court terme ne les multiplierait pas par deux ou
trois.
Ceux-ci sont déjà considérables et d’abord politiques.
On les a déjà évoqués dans le dernier billet, ils n’ont pas changé. Comme un
gros chat de Schrödinger, considéré comme à
la fois vivant et mort avant qu’on découvre son état réel en ouvrant sa boîte, Poutine
pouvait être considéré à la fois comme extrémiste et timoré face à la perspective
de déclarer la guerre. Après quelques jours de sidération, comme chaque fois qu’il
est surpris, Vladimir Poutine a finalement montré qu’il avait finalement plus peur
des réactions internes à une mobilisation guerrière que des Ukrainiens.
Il n’y a que deux emplois possibles de la force légitime,
la guerre et la police. Poutine a choisi de qualifier l’opération ukrainienne d’« attaque
terroriste » et d’en confier la gestion a des siloviki – les hommes des
services de renseignement et de police – plutôt qu’à de vrais généraux. Ce sont
pourtant les régiments et brigades déployés en urgence à Koursk qui colmatent vraiment
la brèche et s’efforcent de cristalliser une nouvelle ligne de front en défendant
toutes les localités.
Cette attaque terrestre ukrainienne a testé aussi la
population russe, en particulier celle, très majoritaire, des « épargnés »
de la guerre. De ce côté-là, on assiste logiquement plutôt à un réflexe
patriotique de soutien aux défenseurs de la patrie, mais c’est un soutien
passif. Comme le soulignait la sociologue Anna Colin-Lebedev, le contraste avec
la réaction de la population ukrainienne aux attaques russes en Crimée et dans
le Donbass en 2014-2015 est saisissant. On n’assiste pas par exemple à la
formation spontanée de bataillons d’autodéfense à la frontière avec l’Ukraine, la
faute à une longue stérilisation politique et un transfert complet et admis de
l’emploi de la force aux services de l’État. Pas de révolte à attendre non plus
de ce côté-là, ce que par ailleurs personne n’attendait sauf peut-être justement
en cas de mobilisation générale, ce dont Poutine n’a pas voulu, ce qui
constitue peut-être l’enseignement majeur de cette opération.
Pas de surprise non plus pour les Ukrainiens du côté
des Alliés occidentaux placés devant le fait accompli d’emploi de leurs armes et
équipements sur le sol russe. Cet emploi n’a pas, comme c’était prévisible,
provoqué la foudre russe sur le territoire des pays fournisseurs, et ceux-ci
sont obligés de suivre. On n’imagine pas en effet de se ridiculiser en
demandant le retour immédiat des véhicules Marder allemands ou Stryker
américain, voire VAB français, sur le sol ukrainien ou d’interdire d’utiliser
les lance-roquettes HIMARS ou les bombes AASM après leur démonstration d'efficacité contre les forces ennemies sur le sol russe. C’est une autre évolution
considérable qui peut, en liaison avec la décision américaine de fournir
également des missiles air-sol à longue portée, peut doper la campagne de
frappes ukrainienne.
Au regard de cette impuissance russe de matamore, on
ne peut au passage n’avoir que des regrets sur la faiblesse de notre attitude
face à la Russie depuis des années et particulièrement juste avant la guerre en
2022. On ne parlait que de « dialogue » comme attitude possible face
à la Russie dans nos documents possibles, affublé parfois de « ferme »,
mais timidement parce qu’on avait supprimé tous les moyens qui permettaient de
l’être. Nous avons cru la Russie forte et nous nous savions faibles, nous avons
donc été lâches et longtemps encore après que la guerre a commencé. Pour
paraphraser Péguy, nous avons expliqué que nous voulions conserver nos mains
pures pour cacher que nous n’avions plus de mains.
L’autre nouveauté stratégique de cet été est effectivement
la montée en puissance des frappes en profondeur ukrainiennes. On rappellera qu’on
peut catégoriser les frappes venues du ciel en trois missions : appui immédiat
en avant des troupes de manœuvre (celles que préfèrent les soldats au sol) ;
interdiction sur l’arrière de la ligne de front et enfin destructions de cibles
militaires ou civiles d’intérêt militaire dans la grande profondeur, comme par exemple
les raffineries russes ou inversement le réseau électrique ukrainien. Les plus productives,
notamment pour déjouer la stratégie de pression et d’étouffement russe sont les
frappes d’interdiction, sur les bases, dépôts, postes de commandement, en clair
tout le réseau arrière permettant aux forces de manœuvre de fonctionner.
Desserrer l’étouffement
L’instrument premier de la campagne de frappe ukrainienne
est constitué la flotte de drones à longue portée de plus en plus perfectionnée
et de plus en plus nombreuse qu’ils ont su se constituer de manière autonome.
On serait bien avisé d’ailleurs de s’en inspirer, nous qui fondons notre
capacité de frappes en profondeur uniquement sur nos puissants, mais rares chasseurs-bombardiers.
L’inconvénient principal des drones est qu’ils ne peuvent porter une charge explosive
très élevée, ce qui limite leur emploi à des cibles peu protégées. Heureusement
pour les Ukrainiens, et c’est une nouvelle source d’étonnement, les Russes n’ont
toujours pas bétonné leurs bases aériennes et beaucoup d’autres objectifs
sensibles sur leurs arrières. Ils se sont contentés pour l’essentiel d’éloigner
autant que possible ces objectifs de la ligne de front, ralentissant ainsi les
opérations, et de les protéger par un peu plus de défense aérienne, ce qui absorbe
des ressources précieuses au détriment de la ligne de contact. On assiste donc
depuis quelque temps à quelques coups très réussis, comme sur les bases de
Mourmansk ou de Marinovka, ou encore les dépôts de carburant de Proletarsk et
le ferry Congo trader de transport, là-encore spécialisé dans le transport de
carburant.
Tout semble indiquer une volonté ukrainienne d’éviter
autant que possible d’attaquer sur le front difficile du Donbass pour privilégier
partout ailleurs les raids ou parfois conquêtes terrestres et les frappes, ce
que j’appelle « la guerre de corsaires ». C’était un peu la stratégie
athénienne face à Sparte durant la guerre du Péloponnèse ou la stratégie
romaine durant la Seconde Guerre punique après avoir vainement tenté de vaincre
Hannibal sur le champ de bataille. On rappellera cependant que cette stratégie
périphérique est très rarement décisive en soi et parfois même désastreuse. Si
les enthousiastes peuvent comparer l’opération Triangle blanc à Koursk
au débarquement d’Inchon en septembre 1950 pendant la guerre de Corée, les sceptiques
peuvent évoquer de leur côté l’expédition athénienne en Sicile en – 415 ou l’établissement
d’un camp fortifié à Diên Biên Phu fin 1953 après de nombreuses opérations
aéroportées ou amphibies françaises très réussies (l’expression « guerre
de corsaires » vient de là).
Il y a toujours aussi le risque que l’ennemi contre défensivement
cette stratégie ou adopte la même. Ce n’est pas vraiment l’échec de l’expédition
de Sicile qui a engendré la défaite d’Athènes onze ans plus tard, mais la
création d’une flotte spartiate et la défaite navale d’Athènes à Aigos Potamos.
Privée de flotte, Athènes s’est retrouvée définitivement impuissante face au siège
spartiate. Logiquement, la Russie devrait désormais - aurait dû en réalité
depuis longtemps – lignemaginotiser sa frontière, y installer un commandement
militaire spécifique avec un étagement de forces d’active ou rapidement
mobilisables, et des réserves de théâtre. Elle devrait faire couler du béton
autour de toutes les cibles possibles ou les enterrer ou les deux et les
hérisser des défenses antiaériennes multicouches et dans l’immédiat plutôt à
basse et moyenne altitude, un peu comme lorsqu’ils ont protégé le Nil en 1970
face à la campagne aérienne israélienne ou contribué à la défense du Tonkin
sensiblement à la même époque face aux Américains. Le fait que cela n’ait pas
été fait alors que la guerre dure depuis plus de deux ans ne cesse d’étonner et
témoigne quand même des profonds dysfonctionnements de ce régime à la fois
corrompu, hypercentralisé et paranoïaque. Le Politburo soviétique était beaucoup
plus efficient et réactif.
En attendant, la guerre de corsaires à l’ukrainienne a de beaux jours devant elle, multipliant les coups afin d’user l’adversaire et de remonter le moral de tous à coups de communiqués de victoires. Pour autant, pour gagner vraiment une guerre il faut livrer des batailles et planter des drapeaux sur des villes et on attend les Ukrainiens surtout dans le Donbass. Il y a peut-être à cet égard un espoir même si les dernières nouvelles dans la région de Toretsk et de Pokrovsk ne sont pas bonnes.
Il faut se rappeler du sentiment dominant à l’été 2022
alors que les villes de Severodonetsk et de Lysychansk venaient d’être prises
par les Russes après des mois de combats acharnés. Tous les pro-russes de France
et de Navarre (re)chantaient victoire ou demandaient la reddition des
Ukrainiens « pour abréger leurs souffrances (et nos dépenses) ». Les
choses paraissaient en effet inéluctables devant les multiples et inexorables attaques
de grignotage russes. Et puis, les Russes se sont arrêtés d’un coup, victimes d’épuisement
alors que de l’autre côté les forces ukrainiennes montaient rapidement en
puissance grâce à un effort particulier de mobilisation et l’apport occidental,
avec à l’époque l’apport d’une artillerie occidentale. On avait alors assisté à
un croisement des courbes stratégiques chères au général Svetchine, l’idole du
sacro-saint art opératif soviétique, qui a duré jusqu’aux victoires spectaculaires
dans les provinces de Kharkiv et de Kherson jusqu’à la fin du mois de novembre,
jusqu’à ce que survienne un nouvel équilibre du fait des adaptations russes
dans l’urgence.
J’ai le sentiment, mais peut-être s’agit-il simplement d’un biais optimiste, qu’à force d’efforts à l’avant et d’usure à l’arrière les Russes commencent un peu à atteindre leur point culminant face à la réorganisation des forces ukrainiennes aidées à nouveau puissamment par les Occidentaux, les Américains en premier lieu. La prise de Pokrovsk par les Russes serait effectivement une catastrophe, mais elle n’est sans doute pas près d’arriver. Pour autant, il faudra bien un jour que les Ukrainiens gagnent à nouveau des batailles offensives dans la région s’ils veulent gagner la guerre, et ça non plus cela ne semble pas près d’arriver. Pour conclure sensiblement de la même façon depuis des mois, il faudra sans doute attendre 2025 et peut-être 2026 pour voir quelque chose qui ressemble à une victoire pour l’un des deux camps puis, mettons les choses dans l’ordre, des négociations de paix. Peut-être.
Difficile de comparer la conquête de territoire au piège (prévu par l'etat major français) du camp retranché de Diên Biên Phu. Les circonstances militaires et politiques sont différentes. Historiquement cela revient à comparer l'Ukraine à une puissance coloniale ( la France des années 1950-60 ) qui espère une victoire militaire pour négocier son retrait d'Indochine d'une position avantageuse.
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour ce billet
RépondreSupprimerje suis d'accord avec la montée en puissance des frappes par drones.
Concernant Mourmansk, il me semble que l'avion sans pilote a été abattu avant d'atteindre sa cible ;
https://daxe.substack.com/p/a-ukrainian-drone-flew-1100-miles par ex
mais peut-être aviez-vous un autre raid à l'esprit ?
Merci à vous.
RépondreSupprimerAinsi donc, pour Michel Goya, la prise de Pokrovsk, pourtant imminente, n'est pas près d'arriver... Nous sommes le 24/8/2024, et la fin de la guerre après écrasement complet de la pauvre Ukraine, est imminente...
RépondreSupprimerMichel Goya ne croit pas la prise de Pokrovsk imminente. Mais où va-t-il chercher tout ça?
RépondreSupprimerVotre commentaire vieillit mal.
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