De l’intérêt ou non des
opérations périphériques
Lorsqu’au cours d’un conflit le front principal se
trouve bloqué, les regards des états-majors se portent toujours vers d’autres
possibilités de faire mal à l’ennemi. Le front principal en Ukraine se trouve
depuis un peu plus de deux ans maintenant le long d’une ligne longeant les
limites des deux provinces de Louhansk et Donetsk puis coupant en deux celle de
Zaporijjia jusqu’au fleuve Dniepr. C’est là qu’au moins 70 % des forces des
deux adversaires sont concentrées afin de procéder à des opérations de conquête
ou de défense de territoire. Depuis mi-novembre 2022, les évolutions sur ce
front principal sont minimes de part et d’autre, se chiffrant à quelques km2
gagnés ou perdus chaque jour pour s’emparer de villages ou au mieux de petites
villes comme Bakhmut. C’est bien là que se décidera sans doute le sort de la
guerre, mais les choses s’y passent lentement. Les choses s’y passent également
plutôt en faveur des Russes qui grignotent inexorablement le terrain et
s’approchent dangereusement d’objectifs importants, comme Pokrovsk dans le
Donbass.
Dans ces conditions il n’y a guère d’autres solutions
pour les Ukrainiens que de défendre le front principal en essayant de faire
payer le plus cher possible chaque km2 perdu et de prendre
l’initiative partout où c’est possible afin de faire mal à l’ennemi. À force
d’user ainsi les forces de l’adversaire tout en renforçant les siennes avec
l’aide des pays alliés, il sera alors possible de reprendre plus tard l’ascendant
sur l’ennemi sur le front principal.
N’importe quel officier d’état-major exposant à Moscou
les possibilités ukrainiennes dans ce sens a dû forcément expliquer à ses chefs
que les Ukrainiens pouvaient mener de nombreuses opérations périphériques au
front principal : frappes de drones ou de missiles sur le
territoire russe, raids et frappes le long des côtes de la mer Noire, raids de
franchissement au-delà du Dniepr, attaque de la Transnistrie en accord avec le
gouvernement moldave ou encore attaques dans les provinces limitrophes de
Belgorod, Koursk et Briansk. Notons que le même officier aura présenté
également les possibilités russes en la matière, depuis les frappes de missiles
et drones dans la profondeur, jusqu’à des attaques depuis la Biélorussie ou depuis
les provinces limitrophes de l’Ukraine, comme par exemple l’attaque limitée dans
la province de Kharkiv en mai dernier.
Aussi lorsqu’une de ces attaques ukrainiennes est
survenue le 6 août 2024 dans la province de Koursk, cela n’aurait dû surprendre
personne. Et pourtant elle a provoqué de profondes secousses en Russie, où on
imaginait sans doute cela impossible non pas militairement, mais politiquement.
Attaquer le sol de la Russie d’Europe pour la première fois depuis la Grande
Guerre patriotique ne pouvait semble-t-il qu’engendrer une escalade importante,
c’est-à-dire une déclaration de guerre, la loi martiale, l’envoi des conscrits
à la bataille et la mobilisation générale sans même parler de l’emploi éventuel
de l’arme nucléaire. C’est la raison pour laquelle les alliés occidentaux avec
les États-Unis en tête interdisaient aux Ukrainiens de tenter quoi que ce soit
qui puisse provoquer cela. Ils interdisaient même d’employer les armes fournies
pour frapper le sol russe. On se souvient que lors des raids minuscules menés en
au printemps 2023 dans la province de Belgorod par des miliciens russes combattant
aux côtés des Ukrainiens, certains s’étaient émus que ces hommes utilisent des
fusils d’origine belge ou des véhicules légers américains. N’allait-on pas être
considérés de « cobelligérants » et cela n’allait-il pas provoquer
une colère terrible de Vladimir Poutine ?
Cette fois les Ukrainiens ont placé tout le monde
devant le fait accompli en lançant un groupement mobile opérationnel dans la
province russe de Koursk, avec de l’équipement occidental et en faisant fi de
toutes les frileuses restrictions d’emploi des armes, dont on ne voit pas bien par
ailleurs comment elles pourraient encore tenir désormais. Les Alliés pris de
court ont été obligés de suivre, surtout lorsqu’ils se sont aperçus qu’au
contraire de l’escalade attendue, Vladimir Poutine minimisait l’évènement et la
traitait comme une grande affaire de police. Poutine a clairement plus peur de
la mobilisation guerrière de son pays que les Occidentaux, essentiellement pour
des raisons de politique intérieure.
Assaut, percée et exploitation
L’audace ukrainienne et l’habileté technique à masquer
les préparatifs d’une offensive importante ont totalement surpris les Russes
qui n’avaient guère préparé la défense de leur propre territoire…ou ont parfois
décidé d’utiliser l’argent prévu à cet effet à des fins plus personnelles. Il semble
qu’outre le classique camouflage-dispersion des forces, les Ukrainiens soient
parvenus à aveugler tout ou partie les capteurs russes, par drones, guerre
électronique et infiltration d’équipes de rangers dont c’est peut-être le
premier emploi opérationnel. Le retour de l’infanterie légère et furtive,
logique dans un champ de bataille jugée transparent, est à souligner une
nouvelle fois.
Le 6 août, le groupe mobile opérationnel (GMO) ukrainien
perce la frontière en six endroits avec semble-t-il autant de bataillons
interarmes. Les faibles défenses des gardes-frontières sont rapidement débordées,
près de 300 hommes, des conscrits pour l’essentiel, sont capturés. Pendant ce
temps, les équipes de rangers et de forces spéciales s’infiltrent plusieurs
dizaines de kilomètres en avant des forces mécanisées afin de renseigner sur le
terrain et l’ennemi, de semer la confusion et de tendre des embuscades,
directement ou en liaison avec l’artillerie à longue portée. Les bataillons
mécanisés eux-mêmes engagent des sections interarmes de reconnaissance en avant.
L’ensemble est survolé par les drones, qui font office d’aviation légère de reconnaissance
et d’appui, et suivi de quelques batteries de mortiers (point faible ukrainien)
pour l’appui au plus près et évolue sous bulle de protection antiaérienne et d’appui
d’artillerie des bataillons de brigade et de brigades autonomes restées en
Ukraine. Il n’est pas exclu qu’une patrouille d’avions F-16 soit également
engagée en défense du ciel depuis la région de Soumy. Des frappes d’interdiction
en profondeur sont planifiées pour encager autant que possible la zone d’opérations,
comme celle, très destructrice, réalisée sur la base aérienne de Lipetsk le 9 août.
Cette phase initiale témoigne déjà de la bonne maitrise ukrainienne des
opérations mobiles complexes. Les Ukrainiens restent visiblement supérieurs aux
Russes dans le combat de manœuvre, et ont donc tout intérêt à le privilégier.
Opérationnellement, la Russie réagit logiquement en ordonnant
aux quelques forces encore sur place de tenir fermement toutes les localités et
en envoyant sur place les forces aériennes et toutes les troupes en armes
disponibles afin de freiner les forces ukrainiennes. Les forces aériennes russes,
toujours très dépendantes des ordres d’un commandement au sol alors dans la
confusion, ne savent pas très bien où frapper. On parle d’au moins un
hélicoptère perdu par la percussion d’un drone, sans doute une première très
intéressante. On signale l’emploi de missiles Iskander sur les forces de
reconnaissance ukrainiennes, ce qui revient à chasser des moustiques au marteau
et témoigne un peu de la fébrilité qui règne alors au sein du commandement
russe.
Les bataillons interarmes ukrainiens progressent au rythme
rapide de 3 à 4 kilomètres par jour, freinées principalement par la résistance
dans les localités en proportion du volume de celles-ci. A l’ouest de la poche,
c’est la petite ville de Soudja qui nécessite plusieurs jours de combat pour
être prise ; à l’est, les russes utilisent Korvenovo comme point d’ancrage. Les
Ukrainiens sont visiblement en offensive divagante, sans objectif précis mais
en progressant partout où c’est possible d’où la forme de main que prend la
carte de la zone d’action ukrainienne, qui n’est pas encore une zone contrôlée
au regard de la densité des forces engagées. A J+6, on compte une trentaine de
compagnies de manœuvre mécanisées ou de reconnaissance pour plus de 900 km2,
soit une trentaine de km2 par unité, ce qui est considérable. Bien sûr,
ces unités élémentaires regroupées par trois, quatre ou cinq dans des
bataillons interarmes, ne sont pas réparties sur tout le secteur mais concentrées
sur les trois faces de la poche avec un effort particulier à l’Est face à la province
de Belgorod sans doute pour faire face au plus gros des forces russes, le 277e
régiment d’infanterie déjà sur place et la 810e brigade d’infanterie
navale envoyée en urgence. De ce côté, la ville de Soudja est finalement prise,
et un bataillon de la 22e brigade peut progresser sur la route R200
en direction très lointaine de Koursk et un bataillon de la 92e
longe la frontière à l’Est en direction encore plus lointaine de Belgorod. A l’ouest
de la poche, les Russes s’accrochent à Korenovo où ils engagent leurs renforts face
à la 82e brigade ukrainienne. La situation est plus fluide au nord
de la poche avec la 80e brigade ukrainienne en pointe en direction,
également lointaine, de Lgov, qui est fortifiée. La 80e brigade fait
de plus en plus face aux unités de la 98e division aéroportée russe.
Au bout d’une semaine de combat, la défense russe se
densifie progressivement, avec déjà 7 brigades ou régiments signalés, alors que
les brigades ukrainiennes s’éloignent de plus en plus de leurs appuis et soutiens.
Il leur sera possible de progresser quelques jours, sans imaginer pouvoir
atteindre des objectifs stratégiques comme la ville de Koursk, son aérodrome et
sa centrale nucléaire. La ligne de contact est destinée mécaniquement à se cristalliser
en ligne de front. On ne sait pas encore qu’elle est la décision prévue par les
Ukrainiens à ce moment-là entre repli derrière la frontière, et l’opération Triangle
blanc aura été un grand raid de cosaques, résistance mobile sur tous les points
de contact avec le risque d’être finalement refoulé par la force et avec pertes
ou enfin installation sur la ligne la plus défendable possible en territoire
russe afin de conserver malgré tout un gage de territoire et de créer un nouveau
front fixant un grande nombre d’unités russes dans une région qui en était
dépourvue. On verra alors seulement si cette opération, pour l’instant un
succès opérationnel très clair pour les Ukrainiens, produira des effets
stratégiques importants. En clair, on verra si cette opération périphérique valait
le coup alors que les choses deviennent critiques sur le front principal.
L'offensive de l'Armée d'Orient à l'automne 1918 en Macédoine, avec pour objectifs finaux sa progression à travers l'empire austro-hongrois, la capture de Vienne et une pénétration en Allemagne du Sud, a eu pour effets de faire voler en éclats l'alliance entre empires centraux et de fragiliser le dispositif militaire allemand. Le président du Conseil Georges Clémenceau n'a toutefois pas autorisé leur réalisation, estimant que les troupes déployées sur le front Ouest ayant supporté le gros de l'effort de guerre devaient être honorées à la hauteur de leurs sacrifices.
RépondreSupprimerTout à fait exact et c'est bien dommage que cette percé n'ai pas été exploitée ! Dans le cas présent, il y a une différence de taille me semble-t il : le camp qui fait la percée est celui qui est dangereusement menacé sur son front principal. J'imagine que cela doit avoir un impact significatif sur la suite des opérations tactiques et stratégiques non ? Les russes ont les moyens de stopper sans dégarnir le front principal, les ukrainiens pourront- ils tenir le terrain jusqu'à l'ouverture de négociations que Poutine a bien sur refusées, ou devront ils repartir pour aller renforcer le front principal ?
RépondreSupprimerLes opérations ukrainiennes en cours au sud de Koursk semblent revêtir deux objectifs : tester les brigades mobiles dans un mode très offensif en exploitation une fois les défenses russes percées. Sur les cartes de situation disponibles et plutôt fiables on les voit procéder à des raids dans la profondeur complétés par des opérations plus secondaires d'encerclement et de destruction de resistances adverses (invitées d'ailleurs sur les réseaux à se rendre au plus vite par les Ukrainiens), tout en visant, dans ce qui semble être un plan plus vaste, les axes routiers et ferroviaires majeurs de toute la région des combats. Cela s'inscrit assurément dans le mouvement de réductions des résistances dépassées évoquées plus haut, car une troupe dépassée et encerclée n'a plus guère d'options de manoeuvre, mais il n'est pas impossible que la saisie de points clés sur ces axes obéissent aussi à quelque chose de plus grand comme objectif ? Paralyser à terme toute la logistique russe qui passe au sud de Koursk et dont dépendent ses forces de combat plus au sud ?? En sources libres plusieurs internautes insistent sur les voies ferrées et leur importance cruciale dans toute la région de Koursk...
RépondreSupprimerVu les capacités opérationnelles de l'armée ukrainienne et le peu de réactivité russe pour le moment, ce raid ne ressemble t il pas à celui de Mamontov au cours de la guerre civile russe ? Une tentative désespérée.
RépondreSupprimer