Bordure
et profondeur, armée et société
Rappelons
d’abord quelques principes. En premier lieu, toute la puissance de feu
indirecte, celle qui passe par le ciel, sert à réaliser deux missions :
modeler le champ de bataille ou modeler la société de l’ennemi. Dans le premier
cas, il s’agit d’appuyer les forces au contact contre ceux qu’elles ont en face
d’elle (appui) ou de frapper tout ce qui se trouve en deuxième échelon de ces
forces de contact : artillerie, soutien logistique, centre de
commandement, concentration de forces, etc. (regroupons tout cela sous le terme
d’« interdiction »). Dans la classification ex-soviétique, on parlera
respectivement de frappes tactiques et opérationnelles. Elles s’inscrivent dans
le duel des armes clausewitzien en coordination avec des opérations terrestres
afin de vaincre l’armée ennemie, et donc d’obliger le pouvoir politique à se
soumettre.
Dans
le second cas, qualifié de « stratégique » par les Soviétiques parce
que c’est loin et par les armées de l’Air d’avant-guerre pour se donner un rôle
autonome, on s’efforcera de frapper l’économie du pays ennemi - son industrie
de guerre en premier lieu - le réseau énergétique, les centres politiques, etc.
On peut même frapper directement la population comme à la gare de Kramatorsk en
avril 2022. L’idée est cette fois d’agir sur l’effort de guerre, au sens large,
de la société (ou le peuple selon Clausewitz) l’autre élément de la trinité
avec l’armée et le pouvoir politique. À défaut de vaincre l’armée ennemie,
certains ont espéré ainsi vaincre la population et obliger le pouvoir à se
soumettre non pas par la pression des armes cette fois, mais par celle du
peuple mécontent.
La distinction entre ces deux stratégies est parfois floue. Frapper les usines de production d’équipements militaires ont ainsi des effets directs sur l’armée ennemie. La distinction géographique n’est pas non plus forcément très claire, certaines villes comme Kharkiv ou Kherson étant sur la ligne de front et certains objectifs purement militaires, comme les bases aériennes, pouvant se situer très en arrière de celle-ci. Les presque 12 000 cibles touchées par ces 23 000 projectiles sont à moitié militaires et civiles, qui peuvent être aussi d'intérêt militaire.
Il
y a aussi une question de portée. Dans la guerre en Ukraine, plus de 99 % des
projectiles indirects de tout type - obus, roquettes, drones, missiles à courte
portée, bombes planantes ou non -tombent dans une bande de 60 km au-delà de la ligne
de contact. Logiquement, cette bordure reçoit donc aussi l’immense majorité du
tonnage lancé et pour plus de 90 % du fait de l’artillerie et des 15 à 20 millions
d’obus et roquettes à plusieurs kilos ou dizaines de kilos d’explosif. Les
bombes planantes utilisées depuis bientôt un an représentent cependant aussi entre
3 000 et 4 000 tonnes d’explosifs, concentrés sur des points beaucoup
plus précis que les salves d’artillerie. À titre de comparaison, le modèle de
bombe aérienne atomique américaine B-61 le moins puissant représentait
l’équivalent de 300 tonnes d’explosif. Les défenseurs d’Avdiivka, où ces bombes
planantes ont été utilisées massivement pour la première fois, ont donc reçu
l’équivalent d’une très petite bombe A.
Pas
besoin d’utiliser des armes nucléaires de petite puissance, la force de frappe
conventionnelle russe a déjà l’équivalent, et c’est bien cette puissance de feu
supérieure à celle des Ukrainiens qui permet à leurs forces de manœuvre
d’avancer dans les défenses du Donbass et pas l’inverse. Point particulier, les
3008 missiles S-300/400 décrits dans la liste, des missiles antiaériens
convertis à la frappe au sol, sont, du fait de leur faible portée sont utilisés
presque uniquement dans la bordure et pour le coup, plutôt sur les villes qui
s’y trouvent. Outre leur charge militaire conséquente, 140 kg d’explosif, leur
seule qualité militaire est d’être trop rapides pour être interceptables (19
sur 3008 seulement) alors qu’ils sont totalement imprécis. Il n’est pas évident
que ces missiles frappants à courte portée et très utilisés soient
comptabilisés dans les chiffres d’interception, qui se concentrent eux plutôt
sur les frappes en profondeur.
Dans
la profondeur
Remarquons
d’abord que pour frapper la société et les cibles militaires lointaines, les
Russes n’emploient pas de chasseurs-bombardiers. La raison est simple : le
réseau de défense aérienne ukrainienne, que les Russes n’ont pas réussi à
détruire d’emblée, est trop dense et donc trop dangereux pour eux alors que
l’aviation russe ne dispose pas suffisamment de moyens dits de neutralisation
ou de destruction des défenses aériennes (S/DEAD en anglais). On s’étonnera au
passage qu’ils n’aient pas cherché à s’en doter afin de pouvoir réaliser des
raids aériens, ce qui est beaucoup plus puissant, agile et précis que l’emploi
de missiles, puisqu’un seul chasseur-bombardier peut porter au moins
l’équivalent explosif d’un missile et est réutilisable. Les bombes planantes
utilisées par les Russes sur la ligne de front en quelques mois dépassent largement
en puissance le tonnage d’explosif des 10 000 missiles et 13 000
drones qui ont été utilisés depuis deux ans et demi, surtout si on ne considère
que ceux qui ont atteint le sol.
Comme
la campagne allemande des V1 et V2 en 1944-1945, la campagne de frappes russe
en Ukraine (et inversement d’ailleurs) est une campagne par défaut. On utilise
des machines parce qu’on ne veut ou ne peut pas y engager des engins avec des
hommes à bord.
Cet
emploi des machines est passé par plusieurs phases. Au début de la guerre, les Russes disposaient
d’un arsenal de missiles de 1ère catégorie, modernes, puissants, à
longue portée et précis fondés sur trois modèles : 9K720 Iskander balistiques
sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. On
rappellera que les missiles balistiques ont une forte poussée initiale pour leur
donner une trajectoire parabolique et une grande vitesse à la retombée alors
que les missiles de croisière sont propulsés par un moteur à réaction et volent
à une altitude plus basse.
En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 de ces engins de première catégorie avec une production moyenne de 20 par mois. En 2022, on était donc sans doute aux alentours de 1 900. Chacun de ces missiles peut projeter plusieurs centaines de kilos d’explosif (700 pour l’Iskander) mais leur temps de vol, même réduit à quelques minutes, leur interdit de frapper autre chose que des cibles fixes et donc plutôt des infrastructures. On l’a oublié, mais les Russes ont très largement utilisé, voire dilapidé cet arsenal dans les premiers jours de la guerre, avec plusieurs dizaines de missiles chaque jour, parfois efficacement comme les 30 missiles lancés le 13 mars sur la base militaire de Yavoriv, mais souvent de manière erratique et avec le risque d’épuisement rapide du stock. Pour la petite histoire, le tweet correspondant à cette situation me vaut la reconnaissance éternelle de tous les idiots pro-russes qui peuvent l’afficher régulièrement en le sortant de son contexte.
Du
côté de la défense, si les missiles balistiques restent difficiles à abattre,
les Ukrainiens apprennent à mieux contrer les missiles de croisière. Le taux
d’interception, assez faible au départ, augmente nettement à l’été 2022 par
effet d’apprentissage et apport du renseignement aérien d’alerte américain.
Les
Russes décident néanmoins de continuer cette campagne de frappes en profondeur
et s’adaptent. En premier lieu, ils réussissent à maintenir et même à élever
leur production de missiles malgré l’embargo sur les composants électroniques,
ce qui pose la question de leurs fournisseurs. En faisant le total des trois
missiles de première catégorie évoqués plus haut on obtient le chiffre de 2942,
soit un surplus de 1 000 par rapport au stock initial et donc une
production d’une trentaine par mois. En second lieu, les Russes introduisent
dans la bataille tout ce dont ils disposent depuis les missiles hypersoniques
Kh-47M2 Kinjal (puis marginalement les 3M22 Zirkom) encore à l’état de
prototypes jusqu’aux vieux missiles Tochka-U en passant surtout par la
conversion de missiles antinavires en frappes au sol. Qu’il s’agisse des très
anciens vieux Kh-22 ou leur version modernisée Kh-32, tirés depuis les airs, ou
les modernes P 800 Onyx tirés depuis le sol, ces missiles à longue portée sont
très rapides, et donc difficilement interceptables (12 sur 211 Onyx et
seulement 2 sur 362 Kh22/kh32) mais au prix d’une faible précision. Les vieux Kh22
en particulier, avec une tonne d’explosif à bord, sont à l’origine de
catastrophes meurtrières comme, entre autres, la destruction de la cathédrale
d’Odessa, du centre commercial de Krementchouk et d’un immeuble à Dnipro. Les
Russes se défendent de frapper directement la population, mais quand on lance
des engins aussi puissants que hasardeux au milieu des villes le résultat est
le même.
Grâce
à tous ces ajouts, les Russes ont réussi à maintenir une cadence de tir de
missiles, certes moins élevée qu’au début de la guerre, mais quand même
conséquente. A la fin de l’année 2023, on parlait d’un total de 7 400 missiles,
de tout type et de toute portée, tirés depuis le début de la guerre, soit plus
de dix par jour.
La
campagne black out
À
partir de septembre 2022, les Russes ajoutent à cet arsenal les drones à longue
portée Shahed-136, fournis par l’Iran puis produits et développés en Russie
sous le nom de Geran. Le Shahed est lent et ne porte qu’une charge limitée
(initialement 20 kg d’explosif et peut-être 40 pour les dernières versions,
soit l’équivalent d’un ou deux obus de 152 mm) mais il est très simple et peu
coûteux et peut donc être fabriqué en grande quantité. Plus de 13 000 ont
été ainsi lancés à ce jour, soit une moyenne de 500 par mois sur des cibles
fixes et peu protégées. L’apparition des drones oblige les Ukrainiens à
développer un système de défense spécifique, peu efficace au départ mais
désormais à peu près au point, ce qui explique le pourcentage total de 66 %
d’interceptions alors que l’on en est certainement à au moins 80 % aujourd’hui.
Notons qu’avec 33 % de Shahed ayant effectivement atteint le sol, cela donne
seulement entre 80 et 100 tonnes d’explosif projetées en deux ans, ce qui est
très faible, non pas pour ceux qui sont dans la zone de tir mais au niveau
stratégique.
Au
début du mois d’octobre 2022, les Russes rationalisent l’emploi de tout cet
arsenal hétéroclite. Missiles de tout type et drones sont réunis en salves
quasi hebdomadaires de 100 à 200 projectiles destinés à saturer le système de
défense aérien ukrainien et produire un effet de masse tant matériel que
psychologique. Les attaques sont également concentrées sur le réseau
énergétique, électrique en particulier, et secondairement sur les grandes
villes, Kiev en premier lieu. Cette campagne dure six mois avant de se réduire
en régularité et en volume de munitions disponibles. Si son objectif était de
paralyser la société ukrainienne et de faire chuter le moral de la population,
l’échec est patent, comme de fait toutes les campagnes visant cet objectif dans
l’histoire. Si l’objectif était d’entraver le fonctionnement de l’armée
ukrainienne c’est plus réussi, ne serait-ce que par la menace permanente qui
pèse sur toute concentration de ressources, la tension sur le système de
défense aérienne et le retrait de pièces importantes sur le champ de bataille,
comme les canons-mitrailleurs, pour défendre les villes contre les drones.
La
campagne de frappes en profondeur s’est poursuivie de la même façon à moindre
rythme jusqu’à la fin de l’année 2023, maintenant le réseau électrique
ukrainien sous pression, avant d’être relancée par le renfort nord-coréen. On
savait que la Corée du Nord avait alors fourni des missiles balistiques KN-23 à
la Russie à partir de la fin 2023 mais pas en aussi grand nombre (1300). Le
KN-23 ou plutôt les KN-23 car il en existe de nombreuses versions, se veut
l’équivalent nord-coréen de l’Iskander russe avec des performances annoncées
similaires. Ce n’est pas forcément le cas, les KN-23 ayant connus de nombreux
ratés et de très grandes imprécisions en Ukraine, mais cela représente malgré
tout par le nombre, la puissance et la difficulté d’interception (1 sur 23) une
menace importante. Avec en plus, et surtout, la fourniture de millions d’obus
d’artillerie, la Russie doit beaucoup à la Corée du Nord, dont personne ne dit
au passage qu’elle serait « cobelligérante ».
En résumé, l’exposé honnête, semble-t-il, du général Syrsky souligne à la fois le volume de cette campagne de frappes par les machines, mais aussi ses limites. Il souligne aussi la difficulté que l’on éprouve encore à intercepter des missiles très rapides, qu’ils soient balistiques ou de croisière, et la nécessité d’une défense adaptée que pour l’instant nous n’avons pas encore à un niveau suffisant. Confrontée à 10 000 missiles conventionnels et 13 000 drones, la France serait de toute façon en grande difficulté. Dernier point : le chiffre final de 25 % seulement d’interception de missiles interceptés n’a pas manqué d’attirer les commentateurs sur le thème : « les Ukrainiens, qui annoncent régulièrement plus de 80 % d’interceptions mentent donc ». On l’a vu les choses sont plus compliquées que cela, puisqu’il s’agit d’une moyenne sur deux ans et demi avec des évolutions majeures de la défense aérienne ukrainienne en capacités et en compétences. Il est probable par ailleurs comme cela a été dit que seules les frappes dans la profondeur font l’objet de bilan forcément beaucoup plus flatteurs. Pour autant, il est vrai que le soutien au moral intérieur et la transparence pour maintenir la confiance des alliés ne font pas forcément bon ménage.