Je ne sais pas si c’est un réflexe d’historien ou simplement de vieux soldat
mais quand on me demande de réfléchir au futur je pense immédiatement au passé.
Quand on me demande comment sera le champ de bataille dans vingt ans, je me
demande tout de suite comment on voyait le combat d’aujourd’hui il y a vingt
ans.
Or, au tout début des années 2000, dans les planches powerpoint de l’EMAT
ou du CDES/CDEF on ne parlait que de « manœuvre vectorielle » avec
plein de planches décrivant des bulles, des flèches, des éclairs électriques et
des écrans. Le « combat infovalorisé », des satellites aux supersoldats
connectés FELIN, allait permettre de tout voir, de ses positions à celle de l’ennemi,
et donc de frapper très vite avec des munitions de précision dans un combat forcément
agile, mobile et tournoyant, fait de regroupements et desserrements permanents comme
dans le Perspectives tactiques du général Hubin (2000), qui connaissait
alors un grand succès. Bon, en regardant bien ce qui se passe en Ukraine ou précédemment
dans le Haut-Karabakh, on trouve quelques éléments de cette vision, notamment
avec l’idée d’un champ de bataille (relativement) transparent. En revanche, on
est loin du combat tournoyant et encore plus loin des fantassins du futur à la
manière FELIN. En fait, en fermant un peu les yeux, cela ressemble quand même toujours
dans les méthodes et les équipements majeurs à la Seconde Guerre mondiale.
Contrairement à une idée reçue, les armées modernes ne préparent pas la
guerre d’avant. « Être en retard d’une guerre », c’est une réflexion
de boomer qui n’est plus d’actualité depuis les années 1950. Jusqu’à cette
époque en effet et depuis les années 1840, les changements militaires ont été
très rapides et profonds avec d’abord une augmentation considérable de la
puissance puis du déplacement dans toutes les dimensions grâce au moteur à
explosion et enfin des moyens de communication. Ce cycle prodigieux se termine
à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le combat terrestre, un peu plus loin
pour le combat aérien et naval avec la généralisation des missiles. Depuis, on
fait sensiblement toujours la même chose, avec simplement des moyens plus
modernes. Vous téléportez le général Ulysse Grant 80 ans plus tard à la place du
général Patton à la tête de la 3e armée américaine en Europe en 1944
et vous risquez d’avoir des problèmes. Vous téléportez le général Leclerc à la
tête de la 2e brigade blindée aujourd’hui et il se débrouillera rapidement
très bien, idem pour les maréchaux Joukov et Malinovsky si on les faisait
revenir de 1945 pour prendre la tête des armées russe et ukrainienne.
En fait, si les combats, mobiles ou de position, ressemblent à la Seconde
Guerre mondiale, c’est tout l’environnement des armées qui a changé. Durant la
guerre, on pouvait concevoir un char de bataille comme le Panther en moins de
deux ans ou un avion de combat comme le Mustang P-51 en trois ans. Il faut désormais
multiplier ces chiffres au moins par cinq, pour un temps de possession d’autant
plus allongé que les coûts d’achat ont également augmenté en proportion. Avec
la crise militaire générale de financement des années 1990-2010, la grande
majorité des armées est restée collée aux équipements majeurs de la guerre
froide. Si on enlève les drones, la guerre en Ukraine se fait avec les
équipements prévus pour combattre en Allemagne dans les années 1980 et ceux-ci
constituent toujours l’ossature de la plupart des armées. L’US Army est encore entièrement
équipé comme dans les années Reagan, une époque où Blade Runner ou Retour
vers le futur 2 décrivent un monde d’androïdes et de voitures volantes dans
les années 2020.
L’innovation technique, celle qui accapare toujours les esprits, ne se
fait plus que très lentement sur des équipements majeurs, pour lesquels
désormais on parle de « génération » en référence à la durée de leur
gestation. Elle s’effectue en revanche en périphérie, avec des équipements
relativement modestes en volume – drones, missilerie – et sur les emplois de l’électronique,
notamment pour rétrofiter les équipements majeurs existants.
Mais ce qu’il surtout comprendre c’est qu’une armée n’est pas simplement
qu’un parc technique, mais aussi un ensemble de méthodes, de structures et de
façons de voir les choses, ou culture, toutes choses intimement reliées. Cela
veut dire que quand on veut vraiment innover par les temps qui courent, il faut
d’abord réfléchir à autre chose que les champs techniques. La plus grande
innovation militaire française depuis trente ans, ce n’est pas le Rafale F4 ou
le SICS, c’est la professionnalisation complète des forces. Ce à quoi il faut
réfléchir, c’est à la manière de disposer de plus de soldats, par les réserves,
le mercenariat ou autre chose, de produire les équipements différemment, plus
vite et moins cher, d’adapter plus efficacement ce que nous avons, de
constituer des stocks, etc.
Plus largement, il faut surtout anticiper que le champ de bataille futur
sera peut-être conforme à ce qu’on attend, mais qu’il ne sera sans doute pas là
où on l’attend et contre qui on l’attend. Le risque n’est plus de préparer la
guerre d’avant mais de préparer la guerre d’à côté, de se concentrer comme les
Américains des années 1950 sur l’absurde champ de bataille atomique a coup d’armes
nucléaires tactiques, jusqu’avant de s’engager au Vietnam où ils feront quelque
chose de très différent. Cinquante ans plus tard, les mêmes fantasment sur les
perspectives réelles de la guerre high tech infovalorisée en paysage transparent
avant de souffrir dans les rues irakiennes ou les montagnes afghanes face à des
guérilleros équipés d’armes légères des années 1960, des engins explosifs
improvisés et des attaques suicide. Il y a la guerre dont on rêve et celle que
l’on fait.
Le problème majeur est donc qu’il faut faire évoluer nos armées équipées
des mêmes matériels lourds pendant quarante à soixante ans dans des contextes
stratégiques qui changent beaucoup plus vite. Si on remonte sur deux cents ans
au tout début de la Révolution industrielle, on s’aperçoit que l’environnement
stratégique dans lequel sont engagées les forces armées françaises change,
parfois assez brutalement, selon des périodes qui vont de dix à trente ans. Un général
sera engagé dans des contextes politiques, et une armée est destinée à faire de
la politique, presque toujours différents de ce qu’il aura connu comme lieutenant.
Le 13 juillet 1990, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général
Foray, vient voir les gardes au drapeau qui vont défiler le lendemain sur les Champs
Élysées. La discussion porte sur notre modèle d’armée, qui selon lui est
capable de faire face à toutes les situations : dissuasion du nucléaire
par le nucléaire, défense ferme de nos frontières et de l’Allemagne avec notre
corps de bataille et petites opérations extérieures avec nos forces
professionnelles. Trois semaines plus tard, l’Irak envahit le Koweït et là on nous
annonce rapidement qu’il faut se préparer à faire la guerre à l’Irak. Le
problème n’est alors pas ce qu’on va faire sur le champ de bataille, mais si on
va pouvoir déployer des forces suffisantes, tant l’évènement sort complètement
du cadre doctrinal, organisationnel et même psychologique dans lequel nous
sommes plongés depuis le début des années 1960.
Le monde change à partir de ce moment ainsi que tout le paysage opérationnel
avec la disparition de l’Union soviétique. L’effort de défense s’effondre, et
notamment en Europe, et on peine déjà à financer les équipements que l’on a
commandés pour affronter ces Soviétiques qui ont disparu pour penser à payer
ceux d’après. On passe notre temps entre campagnes aériennes pour châtier les États
voyous, gestions de crise puis à partir de 2008 lutte contre des organisations
armées, toutes choses que personne n’a vues venir dans les années 1980.
On se trouve engagé depuis dix ans maintenant dans une nouvelle guerre froide et alors que la lutte contre les organisations djihadistes n’est pas terminée, car oui - nouvelle difficulté- on se trouve presque toujours écartelée entre plusieurs missions pas forcément compatibles. Il est probable que cette phase durera encore quinze ou vingt ans, avant qu’un ensemble de facteurs pour l’instant mal connus finissent pour provoquer un bouleversement politique. On peut donc prédire qu’en 2040 nous aurons sensiblement le même modèle d’armées, avec un peu plus de robots et de connexions en tout genre et, on l’espère, un peu plus de masse projetable, mais que n’avons pas la moindre idée de contre qui on s’engagera, comment et de la quantité de moyens nécessaires, sachant qu’il sera très difficile d’improviser et de s’adapter sur le moment.