samedi 14 décembre 2024

Le miroir aux Alaouites – Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie

Si l’on faisait défiler la carte de la guerre civile en Syrie depuis le 15 mars 2011, semaine après semaine, on verrait 681 images montrant des taches de couleur changeantes, puis un fort ralentissement à partir de la 400e, pour finalement ne pratiquement plus bouger jusqu’à la 682e. À ce moment précis, en une seule image, la couleur du camp assadiste serait remplacée par celle de la rébellion arabe sunnite.

Les effondrements rapides sont assez courants dans l’histoire des guerres, mais un effondrement aussi soudain survenant après des années de conflit lent ou même figé est très surprenant. Comme pour toutes les surprises stratégiques, cela mérite qu’on s’y intéresse en revenant loin en arrière.

Le problème des trois camps et Assad sauvé une première fois

Rappelons tout d’abord que le conflit syrien n’est pas un problème stratégique classique à deux camps, où l’action réciproque se fait à somme nulle et où une partie finit par imposer sa volonté à l’autre pour aboutir à une paix plus favorable. Le conflit syrien est un cas assez exceptionnel de conflit mosaïque, où plusieurs camps s’affrontent simultanément avec des configurations changeantes d’alliances et de rapports de force, d’autant plus complexes que plusieurs acteurs extérieurs sont intervenus. C’est une des raisons principales de la longue durée de ce conflit : la possible défaite définitive d’un des camps suscite des réactions étrangères mais aussi internes, finissant souvent par le sauver.

La guerre en Syrie a commencé par l’opposition de deux camps : le camp loyaliste au régime, s’appuyant surtout sur la minorité alaouite et la majorité de la bourgeoisie de toute origine, et disposant de la majorité des organes de force — que l’on appellera l’AAS (Armée arabe syrienne) pour simplifier —, contre ce que l’on va appeler par commodité la rébellion arabe sunnite (RAS), en réalité une multitude de groupes armés plus ou moins bien équipés. Les deux camps sont imbriqués géographiquement : l’AAS contrôle fermement la zone côtière alaouite, tandis que la RAS domine l’est du pays, à l’exception de quelques poches comme Deir-er-Zor. Mais les choses les plus importantes se passent sur l’axe de l’autoroute M5 ou à proximité, avec son chapelet de grandes villes — Alep, Idlib, Hama, Homs, Damas, Deraa — que se disputent loyalistes et rebelles. C’est sur cette bande nord-sud de 500 km de long sur 100 de large que se situeront la très grande majorité des combats de la guerre.

Un troisième camp se forme très rapidement avec le Parti de l’union démocratique (PYD) kurde, qui, contrairement à la RAS, est un mouvement unifié. Le PYD prend le contrôle des provinces frontalières de la Turquie jusqu’à l’Irak. Affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, il se tient à l’écart des combats entre loyalistes et Arabes sunnites.

La RAS, initialement très disparate, finit par former des fédérations de groupes comme l’Armée syrienne libre (ASL), plutôt nationaliste baasiste, le Front islamique pour la libération de la Syrie (FILS), à dominante Frères musulmans, ou le Front islamique syrien (FIS), salafiste. Ces formations reçoivent une aide importante des monarchies du Golfe et de la Turquie selon leur obédience salafiste ou frériste, et plus timidement des pays occidentaux qui tâtonnent. Le printemps 2012 voit également la création du « Front pour la victoire » (Jabhat al-Nosra, JAN), sous la direction d’Abou Mohammed al-Joulani, venu des rangs de l’État islamique en Irak (alors branche d’Al-Qaïda), rejoint par des djihadistes syriens souvent libérés par le régime l’année précédente. Tous ces ensembles sont rivaux dans l’allocation des ressources, mais coopèrent contre le régime.

Ce combat imbriqué entre forces hétérogènes n’est pas fait de grandes manœuvres, mais d’une multitude de petits combats qui, au tournant de l’année 2013, donnent de plus en plus l’avantage à la rébellion arabe sunnite. L’Euphrate, les provinces d’Idlib et de Deraa (avec la participation des Druzes) passent presque entièrement sous le contrôle des rebelles, qui prennent également de plus en plus le dessus dans les villes du centre. Le régime est sauvé une première fois par l’intervention de l’Iran, via le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique-Force Qods, qui regroupe les gangs chabiha, les milices d’autodéfense locales et importées au sein des Forces de défense nationale, et surtout engage le Hezbollah et les Pasdarans de la division Sabin dans une contre-offensive.

L’intervention iranienne en Syrie suscite également celle d’Israël, qui n’hésite plus désormais à frapper sur le territoire syrien, en particulier près du Golan. En revanche, le refus américain de s’engager fin août 2013, après l’emploi d’armes chimiques sur le quartier rebelle de la Ghouta, discrédite les pays occidentaux auprès de la rébellion, qui recule et se reconfigure sous l’égide de nouvelles fédérations plus radicales.

Le problème à quatre camps et Assad sauvé une deuxième fois

La période voit également l’apparition en Syrie de l’État islamique. En sommeil depuis ses défaites de 2007, l’État islamique en Irak renaît soudainement à l’occasion du mouvement de révolte sunnite en Irak, durement réprimé et dont il se nourrit. Fin 2013, l’État islamique en Irak, devenu un temps aussi « au Levant », rompt avec JAN et avec Al-Qaïda. Le nouvel État islamique devient alors l’ennemi de tout le monde, mais il obtient des succès rapides, s’emparant de presque tout l’Euphrate syrien et irakien, approchant Alep d’un côté et tenant Falloujah de l’autre, ainsi que le désert syrien et Mossoul en Irak. Le régime de Damas, mais également la Turquie, ne sont pas mécontents de voir ce nouvel acteur affronter la rébellion arabe sunnite à l’arrière puis les Kurdes.

Ces victoires fulgurantes de l’EI et la création du califat ont au moins pour effet de faire réagir les États-Unis, qui organisent en 2014 une coalition pour lutter contre lui en Irak et en Syrie. Les États-Unis réussissent à former les Forces démocratiques syriennes (FDS), associant l’armée kurde (PYG) avec certains groupes arabes et assyriens, et installent la base d’al-Tanf au point de jonction des frontières de la Syrie, de la Jordanie et de l’Irak. La coalition américaine, avec une participation française, appuie les FDS et l’armée irakienne dans la lente reconquête des villes tenues par l’EI. En Irak, elle se retrouve alliée de fait avec la Force Qods, qui chapeaute les Unités de mobilisation populaires (Hachd al-Chaabi) chiites irakiennes. Les deux capitales de l’EI, Raqqa et Mossoul, sont reprises en 2017, et le califat est définitivement détruit fin 2018.

Pendant ce temps, l’association d’al-Nosra et d’Ahrar al-Sham, les deux mouvements rebelles syriens les plus puissants, ainsi que plusieurs autres factions au sein de l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah), change la donne au nord du front M5 avec l’aide de la Turquie et de l’Arabie Saoudite. L’AAS subit une défaite humiliante dans sa tentative de dégager Alep, tandis que la contre-attaque de l’Armée de la conquête permet aux rebelles de s’emparer de la province et de la ville d’Idlib et de menacer le port de Lattaquié. Très affaiblie, l’AAS est repoussée de Palmyre par l’EI, qui s’approche d’Homs. L’anticipation est une nouvelle fois à la défaite, et l’AAS commence à se désagréger tandis que le régime se déchire à Damas.

Cette fois, c’est la Russie qui sauve Assad en déployant, en septembre 2015, une puissante force anti-aérienne afin de protéger le régime de toute velléité américaine de campagne aérienne, et surtout une très puissante escadre de 70 aéronefs, chasseurs-bombardiers et hélicoptères d’attaque pour l’essentiel, sur la base de Hmeimim, ainsi que l’appui de l’escadre navale installée à Tartous et l’intervention de bombardiers depuis la Russie. La Russie déploie aussi quelques forces terrestres en soutien et appui à ses opérations, dont la société Wagner. Elle prend également un rôle très important dans la conduite des opérations, allant jusqu’à prendre directement le commandement des groupes du 5e corps d’armée de l’AAS. Forte de ce soudain soutien, l’AAS renforcée se dégage et entreprend le long siège d’Alep. Le siège est également l’occasion de la première intervention directe de la Turquie, qui s’empare, avec l’Armée nationale syrienne (ANS), dont Ahrar al-Sham, de la zone kurde au nord d’Alep entre le deuxième semestre 2016 et le printemps 2017, avant de s’attaquer à la province kurde d’Afrin au début de 2018.

La prise d’Alep en décembre 2016 est un point de bascule. L’anticipation générale se modifie, cette fois en faveur du régime, dont on ne voit plus comment il pourrait être vaincu avec le soutien russe. L’effort militaire se porte sur l’est du pays dans une course de vitesse avec les FDS et les Américains, tandis qu’un accord entre la coalition pro-Assad et la Turquie aboutit en mai 2017 à la formation de « zones de désescalade » — Idlib, Rastane entre Homs et Hama, Ghouta orientale (près de Damas) et Deraa — où l’on estime au moins possible de faire cesser les combats. Les rebelles sont désormais incapables de mener des opérations offensives autonomes d’une grande ampleur.

En 2018, après un violent combat entre Wagner et les forces américaines, les limites se figent à l’est du pays entre les FDS et l’AAS. Elles se figent également au nord-est, fin octobre 2019, après l’annonce d’un retrait partiel américain, suivi immédiatement d’une nouvelle offensive turque anti-kurde dans la zone de Tell Abyad à Ras al-Aïn. La moitié ou presque du Rojava, cette longue bande de 50 km de large occupée par les Kurdes le long de la frontière turco-syrienne, est entre les mains des Turcs et de leurs mercenaires arabes. Des forces américaines restent dès lors dans l’est du pays et sur la base d’al-Tanf pour continuer la lutte contre ce qui reste de l’EI et peser sur la route de l’« axe de la résistance » de Téhéran à Beyrouth via la Syrie. L’année est aussi marquée par une campagne de frappes israéliennes au printemps 2018 contre les Gardiens de la Révolution ou lors de l’attaque américano-franco-britannique en avril, après un nouvel emploi d’armes chimiques par l’AAS.

Au grand dam de leurs alliés, les Russes laissent faire. Ces interventions étrangères n’empêchent pas l’AAS, avec le Hezbollah en fer de lance et l’appui de l’armée russe, de s’emparer des « zones de désescalade » : la Ghouta en avril 2018, Rastane en mai et Deraa en juin, où le Front du Sud reste néanmoins présent en échange de la remise de ses armes lourdes sous l’égide russe (et non iranienne, à la demande d’Israël) et de l’acceptation de l’administration de Damas.

Reste la poche d’Idlib. Celle-ci, qui a accueilli beaucoup de réfugiés et de combattants rebelles arabes sunnites en échange des redditions des villes, est beaucoup plus résistante que les autres, d’autant plus qu’elle est limitrophe de la Turquie. Au deuxième semestre 2018, il y a au moins 50 000 combattants rebelles dans la poche : Hayat Tahrir al-Cham (HTC), ex-JAN, ex-Fatah al-Cham, et le Front national de libération, pro-turc, forment les organisations les plus puissantes.

L’offensive de l’AAS, lancée en septembre 2018, s’achève en mai 2019 sans résultat. L’AAS reprend l’offensive plus violemment en décembre 2019, provoquant la fuite d’un million de réfugiés en Turquie et, en retour, une intervention de l’armée turque, qui s’accroche avec les forces russes et inflige, début mars 2020, une sévère défaite à l’AAS. Le 5 mars 2020, la Russie et la Turquie signent un accord qui gèle la situation dans la région.

De la drôle de paix à la guerre éclair

Commence alors une « drôle de paix », où les positions ne bougent plus entre les différents camps, mais sont régulièrement frappées par des attaques aériennes d’avions ou de drones turcs contre les positions kurdes ou entre HTC depuis Idlib (dont l’attaque de l’Académie militaire d’Homs en octobre 2023) avec la réponse de l’AAS. La vraie bataille est alors celle de l’administration, et là, HTC s’impose clairement à Idlib. Sous la direction pragmatique d’al-Joulani, HTC parvient à prendre le contrôle du territoire, à imposer son autorité aux autres groupes, et à gérer, avec les ONG et les conseils locaux, l’administration d’une population qui a pu atteindre quatre millions sur l’équivalent d’un département français, notamment face aux crises du COVID-19 et du tremblement de terre de février 2023.

À l’inverse de la violence d’Al-Qaïda en Irak/EII envers les « déviants » musulmans et les minorités, qui avait provoqué un rejet général, y compris de l’opinion arabe sunnite, al-Joulani renouvelle une forme de statut de dhimmis aux Druzes et aux chrétiens, en les autorisant à pratiquer leur culte sous conditions (un statut bien supérieur à celui des chrétiens en Arabie saoudite, par exemple). Contrairement à Al-Qaïda, avec qui il a rompu en 2016, ou à l’EI, Mohammed al-Joulani ne prône plus le jihad international, jugé contre-productif. Par analogie au communisme soviétique, on pourrait parler de « salafisme dans un seul pays », en attendant la suite. Toujours est-il que cela réussit à Idlib, et que le contraste avec la gestion misérable, corrompue, inefficace et sous l’égide de la peur de l’administration du régime d’Assad est frappant. L’économie syrienne s’enfonce, hormis celle du captagon, et jamais le décalage entre la misère du peuple et le luxe des élites n’a été aussi grand.

Outre cet avantage comparatif incontestable lorsqu’il s’agit de conquérir les cœurs et les esprits, la « zone libérée » d’Idlib, là encore par comparaison avec les guérillas marxistes, est aussi le point de départ d’une montée en puissance militaire. Là où l’AAS, corrompue, tombe graduellement en déliquescence, HTC et les groupes alliés montent en puissance, s’entraînent et préparent une future offensive.

L’invasion russe en Ukraine, en février 2022, est le premier domino dont la chute va, des années plus tard, provoquer celle d’Assad, en absorbant progressivement toutes les forces russes présentes en Syrie, réduites à une dizaine d’appareils en 2024 et à des capacités d’intervention limitées. L’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas en Israël est le deuxième domino agissant depuis un autre axe. Dès le 7 octobre, l’Iran apporte son soutien au Hamas, et le Hezbollah commence à lancer des roquettes sur le nord d’Israël dès le lendemain. Ce soutien reste timide, car l’Iran ne veut pas d’une guerre à grande échelle contre Israël ou les États-Unis, mais il est suffisant pour donner un prétexte à Israël pour frapper sans retenue en Syrie.

Depuis le 8 octobre, l’artillerie ou surtout l’aviation israélienne frappe presque quotidiennement en Syrie contre les infrastructures ou les personnalités de la Force Qods, dont le chef au Levant est tué, ou contre tout ce qui appartient ou peut aider le Hezbollah. Avec l’offensive israélienne à partir de septembre 2024, le Hezbollah subit des coups très violents, perdant ses chefs, plus de 4 000 de ses combattants et une grande partie de son infrastructure. L’organisation n’est plus en mesure d’aider l’AAS, alors que l’Iran ne veut plus non plus le faire, sous peine de subir des dégâts irrémédiables.

En novembre 2024, le roi Assad est nu, mais il ne le perçoit visiblement pas, tout à son intransigeance, malgré les signes de bonne volonté de la Ligue arabe et de la Turquie. Excédé, Erdogan, qui sait forcément ce qui se prépare à Idlib et pourrait sans doute l’empêcher, ferme les yeux, et al-Joulani saisit l’opportunité de ce clignement très bref.

Si on savait le régime stratégiquement très faible, il fallait attendre le révélateur des combats pour connaître le niveau tactique réel des unités. Le nombre ne compte pas vraiment dans les points de contact : on ne s’y trouve que très rarement au-delà du 1 contre 2, et finalement le matériel compte assez peu. Ce qui importe vraiment – la valeur de la structure de commandement, la motivation et la compétence – est souvent peu tangible, d’où la nécessité d’un combat réel pour l’évaluer. À cet égard, l’attaque de la coalition menée par HTC vers Alep ne laisse aucun doute sur l’écart désormais immense entre les unités légères rebelles et les bataillons de l’AAS, un écart qui n’a jamais été aussi grand depuis le début de la guerre.

Avec la conquête très rapide d’Alep le 30 novembre 2024, tout le monde anticipe soudain la victoire possible des rebelles, et c’est là que l’effet d’avalanche commence. Le Front Sud, dominé par l’ASL, se réactive et se lance à l’assaut de Deraa puis de Damas. Ceux qui veulent participer à la victoire viennent grossir les rangs des deux coalitions, nord et sud. Au niveau tactique, à quoi bon combattre dans l’AAS quand on sait que l’on va forcément perdre ? Autant utiliser le numéro de téléphone de ralliement largué par les drones rebelles en avant de leur attaque.

Ne sachant pas encore qu’Assad a déjà prévu de les abandonner lâchement, les unités les plus fidèles, recrutées surtout parmi les Alaouites comme la 4e division blindée de Maher al-Assad, tentent de résister un peu du côté de Hama, mais elles sont rapidement dépassées. La route vers Damas est ouverte. La capitale est prise dans la nuit du 7 au 8 décembre. Le camp loyaliste dans son ensemble a disparu en même temps que son leader.

La rébellion arabe sunnite unie – au moins HTC, l’ASL et tous les groupes affiliés – l’a donc emporté et contrôle désormais tout l’axe M5 et les provinces de la côte, avec une inconnue sur le sort des bases russes. Qu’en sera-t-il maintenant de l’attaque préventive israélienne, détruisant autant que possible tous les instruments de frappe en profondeur de l’AAS et la défense anti-aérienne, mais occupant aussi une zone tampon au-delà du Golan annexé ? Qu’en sera-t-il des zones frontalières occupées cette fois par les Turcs avec l’ANS ? Qu’en sera-t-il surtout de tout le territoire occupé par les FDS ? Les groupes arabes sunnites vont-ils rester subordonnés aux Turcs ou aux Kurdes ou rallier le nouveau pouvoir à Damas ? Le danger est surtout grand pour les Kurdes qui, s’ils perdent la protection américaine – et cela est parfaitement possible avec la nouvelle administration Trump –, seront immédiatement attaqués par les Turcs et peut-être par les Arabes sunnites.

Beaucoup d’inconnues donc, en dehors même de la forme politique que prendra la Syrie centrale. Il est probable, au regard des premiers signaux donnés, que la coalition au pouvoir à Damas veuille passer d’abord par une nouvelle « drôle de paix », afin de consolider sa conquête et d’établir un État « salafiste à visage humain », avant de reprendre le combat au moins pour réunifier le pays.

dimanche 1 décembre 2024

Les problèmes stratégiques à trois corps : L'exemple du Tchad (1978-1980)

En 1972, une force expéditionnaire française d'environ 2 000 hommes quittait le Tchad après trois ans de combat contre le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat). La situation n’était pas parfaite, mais elle était bien meilleure qu'au début de l'intervention lorsque les rebelles menaçaient la capitale. À ce moment-là, le Frolinat était cantonné à l’extrême nord du Tchad, tandis que le reste du pays était sécurisé et que l'État et son armée s'étaient renforcés. Les soldats français pouvaient ainsi partir en ayant le sentiment d’avoir accompli leur mission. Pourtant, à peine huit ans plus tard, une autre force française de même ampleur se repliait du Tchad, cette fois avec un sentiment de frustration et d’impuissance face aux événements. Ce retrait discret était perçu comme un échec, le premier depuis la fin de la guerre d'Algérie.

Quelle différence entre ces deux situations ? Dans le premier cas, le problème stratégique opposait deux camps, comme dans la plupart des conflits ; dans le second, il était passé à trois camps, voire plus, avec l’apparition de nouveaux acteurs politiques indépendants. Or, comme tout physicien le sait, le calcul des trajectoires dans un système à plusieurs corps devient vite imprévisible. De « compliquée », la situation stratégique au Tchad était devenue « chaotique » et incontrôlable. Retrouver un sentiment de victoire aurait nécessité un changement de stratégie, mais cela demandait trop d’effort. On a préféré échouer.

Dans la matrice

Une opération militaire « simple » – ce qui ne signifie pas sans danger – est une action dont le succès est probable, bien qu'il ne soit jamais garanti. Les relations de cause à effet sont connues, et une fois le problème identifié, il suffit d'appliquer la procédure adéquate pour, normalement, le résoudre. Au début des années 1960, le dispositif militaire français en Afrique se concentrait sur la prévention des coups d'État. Un déploiement rapide d'une compagnie française suffisait à stabiliser le pouvoir en place. Pour le président de la République, la seule vraie contrainte était l’impopularité de telles actions, perçues comme néocoloniales. C’est souvent cette considération qui influençait la décision d’intervenir ou non.

Les opérations vraiment simples sont vraiment rares car elles se déroulent toujours face à des intelligences humaines, et pour peu que ces ennemis disposent de plusieurs manières de s’opposer à nous et la situation devient dès lors plus compliquée.

De fait, la grande majorité des opérations militaires sont « compliquées ». Dans ces situations, les paramètres – notamment l’ennemi – sont connus, mais leurs interactions sont difficiles à anticiper. Quand les objectifs et les moyens des deux camps sont connus, il faut en passer par une matrice à deux entrées où on confronte les différents choix possibles pour atteindre de part et d’autre cet objectif. On choisit alors le mode d’action qui semble le mieux adapté.

L'architecture de sécurité entre la France et certaines de ses anciennes colonies africaines reposait sur l'idée qu’on n’y conduirait que des opérations simples ou peu compliquées, limitées dans le temps et l’espace, avec quelques centaines de soldats professionnels sur place ou venus en urgence de France. Quelques années après la guerre d’Algérie, il était hors de question de s’impliquer dans un conflit long et meurtrier en Afrique. Impliqués comme nous l’étions et toujours soucieux de notre rang et de notre crédibilité, on refusait de voir qu’il serait pourtant nécessaire de le faire.

Le dilemme se pose pourtant rapidement au Tchad lorsque le régime sectaire et autoritaire du président Tombalbaye provoque une révolte au centre et au nord du pays. Une première intervention simple dans le nord du pays en 1968, avec le déploiement dissuasif d’une compagnie d’infanterie et le survol d’avions de chasse, calme la situation la plus critique au nord mais une menace beaucoup plus grave surgit l’année suivante : les factions rebelles du Frolinat menacent de prendre la capitale, et l’armée nationale tchadienne (ANT), majoritairement composée de l'ethnie Sara du président, sont incapable de réagir. Tombalbaye fait donc appel à nouveau la France mais pour faire la guerre cette fois. Le général de Gaulle, dont ce fut une des dernières décisions comme président de la République, ordonne alors de « faire quelque chose pour Tombalbaye ».

Les moyens militaires français, limités aux troupes professionnelles, permettent d'envoyer entre 2 000 et 2 500 soldats, jugés suffisants pour résoudre ce premier « problème compliqué » post-colonial. Les acteurs politico-militaires sont peu nombreux, regroupés en deux camps, permettant une matrice à deux dimensions, avec un nombre réduit de scénarios. Un plan d’opération en deux axes est établi : destruction des groupes armés du Frolinat et renforcement de l'administration tchadienne. On imagine simplement que le Frolinat va s’y opposer en s’efforçant de contrôler autant de terrain et de population que possible.

Ces missions françaises se déroulent finalement avec plus ou moins de succès sur trois ans toujours au sein de cette matrice. Les opérations de recherche et destruction permettent de neutraliser la 1ère armée du Frolinat dans le centre-est, mais échouent dans les provinces du BET (Borkou-Ennedi-Tibesti). Par ailleurs, l’ANT et les organes de sécurité locaux se renforcent, mais on ne parvînt pas à instaurer une administration tchadienne efficace.

À l'été 1972, le président Pompidou estime que le bilan – la sécurisation de 90 % de la population et le renforcement de l'ANT – est satisfaisant, au prix de 39 soldats français tués. Il décide donc de mettre fin à l’opération, sous la pression des autorités tchadiennes qui, désormais sauvées, trouvaient la présence française encombrante. D’un commun accord, un bataillon français fut néanmoins maintenu à la capitale et l’armée de l’air tchadienne resta en grande partie franco-tchadienne.

Cette période refermée, la France, sous le président Valéry Giscard d'Estaing, cherche à revenir à des opérations simples. En 1977, l'opération Lamantin est lancée en Mauritanie pour stopper les attaques du Polisario contre les trains miniers. La méthode est simple et directe : dès qu'une attaque est détectée depuis l'Algérie, un raid aérien français doit partir de Dakar pour la contrer. De décembre 1977 à juillet 1978, trois grands raids d’avions Jaguar brisent ainsi autant de colonnes du Polisario et les attaques cessent. Presque au même moment, en mai 1978, un bataillon de parachutistes est envoyé à Kolwezi, au Zaïre, pour libérer la ville occupée par 3 000 combattants du Front national de libération du Congo. L'opération, bien que risquée, réussit brillamment. Pendant ce temps, de nouvelles difficultés sont survenues au Tchad.

Dans la mosaïque tchadienne

En 1975, un groupe d’officiers renverse et assassine le président Tombalbaye, devenu totalement despotique et incohérent.  Alors peu interventionniste, le président Giscard d'Estaing ne fait pas intervenir le bataillon français de N’Djamena. Le Conseil militaire suprême qui prend la direction du pays avec le général Malloum à sa tête doit toujours faire face à une coalition du Frolinat qu’il ne peut réduire, surtout dans le BET. Cependant, le FROLINAT est, lui aussi, trop faible pour lancer des offensives contre l’ANT, renforcée par les Français.

Deux éléments vont bouleverser cet équilibre. Tout d'abord, le général Malloum exige le départ des militaires français et signe en 1976 un nouvel accord de coopération militaire qui exclut l'implication directe de la France dans les combats au Tchad. Il se prive ainsi de son principal soutien militaire. Pendant ce temps, de son côté, le colonel Kadhafi, qui nourrit des ambitions au Tchad, décide de soutenir massivement les Forces armées populaires (FAP) de Goukouni Oueddei dans le BET. En quelques mois, ce qui n’était qu’un groupe de combattants toubous se transforme en une véritable armée mobile équipée de pick-up et d'armes modernes : fusils d’assaut, missiles antiaériens portables, lance-roquettes antichars, lance-roquettes multiples et mitrailleuses lourdes. Mieux équipées que les autres forces en présence ou même que les fantassins français, les FAP deviennent capables de lancer des offensives.

Cette montée en puissance soudaine d’une faction du FROLINAT suscite des réactions fortes. L’ingérence libyenne, qui va jusqu’à l’envoi de conseillers militaires et de troupes dans la bande d’Aouzou, irrite les autres acteurs. En octobre 1976, Hissène Habré se dissocie de Goukouni Oueddei et crée les Forces armées du Nord (FAN), qui recrutent aussi parmi les guerriers toubous. Il se replie au centre du pays, près du Soudan, pour obtenir de l'aide, tout en organisant la prise en otage d'anthropologues européens, dont la Française Françoise Claustre. Cela lui rapporte une rançon et l’occasion d’humilier la France, allant même jusqu'à assassiner l'officier français envoyé pour négocier. Le Soudan accepte de le soutenir, tout comme il appuie des factions comme le Front populaire de libération (FPL) ou l’armée Volcan.

L'équilibre est rompu avec la première offensive des FAP en juillet 1977, qui s’emparent des postes de Bardai et Zouar dans le BET, puis surtout de Faya en février 1978. L’ANT est sévèrement affaiblie, et son aviation, dépassée, est impuissante face aux nouvelles armes antiaériennes des rebelles. Après avoir exigé le retrait des forces françaises, le général Malloum les appelle désormais au secours. Giscard d'Estaing hésite.

Les conseillers militaires du président, le général Vambremeersch, son chef d’état-major particulier, et le général Méry, chef d’état-major des armées, redoutent de s’engager dans un conflit prolongé comme en 1969 et sont réticents à intervenir. Cependant, le ministre des Affaires étrangères, Louis de Guiringaud, rappelle les obligations de la France en Afrique et l'importance de ne pas abandonner le régime de N’Djamena. Plusieurs chefs d'État africains appellent discrètement à intervenir contre les rebelles soutenus par la Libye de Kadhafi. Enfin, la proximité des élections législatives françaises de mars 1978 incite Giscard d'Estaing, que François Mitterrand qualifiera bientôt de « pompier pyromane en Afrique », à éviter une intervention risquée.

Finalement, Giscard d'Estaing opte pour une solution intermédiaire : une opération d’assistance limitée, baptisée Citronnelle, avec une petite force en réserve. Le 1er avril, 300 soldats français sont déployés au Tchad. En avril, les FAP reprennent l'offensive et capturent Salal, près de Moussoro, aux portes de N’Djamena. À la suite des élections législatives, Giscard d'Estaing, plus confiant, ordonne d'accompagner discrètement les forces tchadiennes dans une tentative de reconquête de Salal. Le 16 avril, les Français, un simple escadron de blindés légers, se retrouvent de nouveau au combat au Tchad, face à un ennemi mieux armé que par le passé. Les 400 hommes du FAP, bien équipés et courageux, repoussent les forces franco-tchadiennes et infligent aux Français leurs premières pertes. Cette première surprise militaire augure de la réelle connaissance que l’on a à Paris des évolutions qui sont survenues sur le théâtre d’opérations.

Après cet échec, les forces françaises s’adaptent. Un groupement tactique interarmes (GTIA) est formé à Moussoro, composé de marsouins, légionnaires et artilleurs parachutistes, avec deux escadrons de blindés légers, une compagnie d'infanterie portée sur camions et une section de mortiers. C’est la première fois que l’on forme une unité aussi composite provenant d’autant de régiments différents.

Le 25 avril, le GTIA attaque Salal et parvient à reprendre le poste, infligeant de lourdes pertes aux FAP. Le gouvernement français, embarrassé, nie l’existence de ce combat tout en envoyant des renforts pour constituer deux GTIA supplémentaires entre mai et septembre. Des fusils d’assaut SIG 542 sont achetés en urgence en Suisse pour remplacer les fusils et pistolets mitrailleurs français de la guerre d’Algérie face aux AK-47 Kalashnikov des rebelles. Après quelques hésitations, une force aérienne est déployée, comprenant une vingtaine d’hélicoptères et dix chasseurs Jaguar. En septembre 1978, 2 000 soldats français sont présents au Tchad, un effectif qui atteint 2 300 début 1979 avec un quatrième GTIA. On retrouve ainsi le volume et la structure de l’intervention de 1969, mais avec un matériel plus moderne et une puissance de feu accrue, face à un ennemi lui aussi mieux équipé. L’armée de l’air peut désormais mener des raids en profondeur, selon les renseignements. Les moyens sont enfin là ; il reste à définir une stratégie.

Chaos debout

Avec le gouvernement tchadien d’un côté, allié aux FAN d’Hissène Habré, et les FAP de l’autre, toujours associés à la 1ère armée et à Volcan au sein du Frolinat depuis le congrès de Faya en avril, le conflit au Tchad reste un affrontement entre deux grands camps. Le général Bredèche, nouvellement nommé à la tête de l’opération Tacaud, reçoit pour mission de rétablir la confiance du gouvernement tchadien et de ses forces armées en stoppant l’élan victorieux du Frolinat. Pour cela, il décide de reprendre le contrôle des villes du centre du pays afin de protéger le « Tchad utile » des attaques venant du nord.

En mai, les forces françaises s’emparent d’Ati, un point stratégique au centre-sud du pays, après trois violents affrontements. Avec l’engagement plus médiatisé à Kolwezi, ce mois est marqué par les combats les plus intenses auxquels les forces françaises ont participé depuis 1962 et jusqu’à aujourd’hui.

Les FAP en sortent très affaiblies et, avec la reprise des villes du centre, un ligne de défense est mise en place protégeant le sud et la capitale. Les FAP se retranchent alors dans le nord, tandis que Malloum et Habré s’unissent en août 1978 pour former un gouvernement avec le soutien de la France. On espère alors que ce gouvernement saura s’imposer, permettant ainsi à la France de retirer ses troupes.

Cet espoir se révèle vain, car personne n’est réellement prêt à partager le pouvoir. Les deux alliés finissent par s’affronter, et de violents combats éclatent à N’Djamena en février 1979. Goukouni Oueddei, qui vient de s’éloigner de la Libye, s’allie à Habré et envoie des troupes à N’Djamena contre les partisans de Malloum. Le conflit se complexifie et passe de deux à trois camps principaux, voire davantage, avec la possibilité que d’autres factions, comme la 1ère ou Volcan, interviennent à tout moment. Face à l’effondrement du gouvernement, de nouvelles organisations d’autodéfense émergent dans les ethnies du sud, et en mars, on compte onze groupes armés différents dans le pays, sans parler de la présence libyenne dans le nord extrême et de l’intérêt des pays voisins.

Le gouvernement, autrefois seule autorité légitime à défendre, n’existe plus, et le contrôle de la capitale, centre de gravité politique du pays, peut basculer d’une coalition à une autre. Un camp qui devient trop puissant peut provoquer des changements d’alliance ou une intervention extérieure pour rétablir l’équilibre. Ce type de conflit s’éternise jusqu’ à ce qu’une faction n’atteigne enfin une masse critique lui permettant de dominer ou rallier toutes les autres.

La seule manière de sortir de ce dilemme aurait sans doute été de le résoudre par la force, à la manière d’Alexandre le Grand tranchant le nœud gordien. Cela aurait consisté à soutenir une faction – la plus puissante si possible – et à la renforcer pour lui donner cette masse critique nécessaire à une victoire décisive. Les Américains ont adopté cette stratégie en Irak en 2007, en soutenant fermement le gouvernement de Bagdad et en s’associant aux nationalistes sunnites, souvent leurs anciens ennemis, pour contrer l’État islamique en Irak, puis les milices mahdistes. Ce qui paraissait insoluble s’est stabilisé en un an. La Russie a suivi un schéma similaire en Syrie en 2015, en appuyant le régime chancelant de Bachar al-Assad jusqu’à sa victoire, provisoire, quelques années plus tard.

En 1979, avec seulement quelques milliers de soldats professionnels et quelques dizaines d’aéronefs, la France ne dispose pas des moyens américains en Irak, mais dans un contexte où les factions au Tchad alignent rarement plus de quelques milliers de combattants, cela pourrait suffire. Tactiquement, comme à Ati, les forces françaises peuvent vaincre n’importe quelle faction sur le terrain. Elles le prouvent encore le 5 mars, lorsque le Conseil démocratique révolutionnaire (CDR) d’Acyl Ahmat, nouvel allié de la Libye, tente de prendre Abéché. Avec 800 combattants bien équipés, le CDR constitue la force rebelle la plus puissante vue jusqu’alors au Tchad. Mais face aux troupes françaises, il est écrasé : environ 300 combattants rebelles sont tués, pour deux Français.

Malgré cette victoire, Valéry Giscard d’Estaing, critiqué en France et en Afrique, renonce à combattre au Tchad. La France adopte une posture de neutralité et, avec l’Organisation de l’unité africaine et en particulier le Nigeria, cherche à obtenir une « solution négociée ». Les soldats français, y compris ceux qui avaient pour mission de défendre Abéché à tout prix quelques jours plus tôt, sont rapatriés à N’Djamena. Le contingent est réduit à 1 200 hommes, chargés uniquement de protéger les ressortissants français et de fournir une aide humanitaire. En mars, le général Malloum s’exile, laissant place à un gouvernement dirigé par Habré et Oueddei, nommé Gouvernement d’Union nationale de transition (GUNT). Pendant que les négociations se poursuivent au Nigeria pour intégrer les différentes factions, une première force neutre d’interposition africaine est déployée à N’Djamena.

C’est le début des forces d’interposition et des « soldats de la paix », aux mains pures mais sans mains. Signe du changement de paradigme, Valéry Giscard d’Estaing, a déjà accepté en 1978 d’engager un bataillon français sous casques bleus dans le cadre de Force intérimaire des Nations-Unies au Liban qui vient d’être créée au Liban. Mais alors que le président est simultanément accusé d’ingérence et d’inaction en Afrique, ce sont également des forces françaises, décollant de N’Djamena en septembre 1979, qui renversent le régime de l’empereur Bokassa 1er.

Toutes les forces neutres à N’Djamena, et parce qu’elles sont neutres, n’empêchent pas la reprise des combats en mars 1980, entre Goukouni Oueddei et Hissène Habré cette fois. La deuxième bataille de N’Djamena, très violente, s’étend à l’ensemble du pays. Paralysée, la France retire ses troupes en avril 1980, abandonnant le Tchad à son chaos. En deux ans, le sacrifice de 28 soldats français n’aura produit aucun résultat stratégique. C’est la première fois depuis la guerre d’Algérie que la France fait face à une situation stratégique chaotique à plusieurs camps, et c’est un échec. Malheureusement, ce ne sera pas le dernier. 

Le processus de décision politico-stratégique français s'avère incapable de faire face au problèmes complexes, autant les éviter ou au moins s'en retirer dès que l'on perçoit que l'on est en train de passer d'un problème stratégique à plus de deux corps. 

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dimanche 24 novembre 2024

Mélodie en sol-sol

 

Réunion au Kremlin.

Bon, il faut répondre absolument à cette autorisation d’emploi des armes à longue portée occidentales sur notre sol.

Mais, c’est déjà le cas depuis longtemps en Crimée et dans nos nouvelles provinces d’Ukraine…

Je parlais de notre vrai sol, crétin !

Dans ce cas, on n’a pas beaucoup d’autre solution que d’agiter la peur nucléaire.

Oui, mais on l’a déjà fait 20 fois. Il faut augmenter la dose, mais sans aller trop loin. Un dernier avertissement avant l’avertissement terminal qui précédera l’ultime avertissement où on emploiera peut-être un peu de nucléaire pas méchant. Une simple déclaration menaçante ne suffira pas.

Un exercice de déploiement ?

Déjà fait !

Une demi-mise en alerte ?

Déjà fait !

Un déploiement d'armes nucléaires chez un vassal ?

Déjà fait !

Des essais en Nouvelle-Zemble ?

C’est prévu, mais c’est déjà employer un peu de nucléaire et il faut surtout quelque chose tout de suite. Ce sera l’étape suivante.

Il y a toujours l’idée de modifier la doctrine nucléaire que l’on a lancée il y a quelques mois. On peut la publier demain.

Bonne idée, je prends. Autre chose ?

J’ai une idée, chef. On utilise depuis longtemps des missiles contre l’Ukraine des missiles conventionnels capables de porter éventuellement des charges nucléaires et si on faisait l’inverse en frappant conventionnellement une ville ukrainienne avec un missile stratégique nucléaire ? Pour le coup, cela foutra la trouille à tout le monde.

Pas mal, mais c’est peut-être un poil trop.

On peut refroidir un peu en n’utilisant pas un de nos précieux missiles intercontinentaux, mais un missile intermédiaire toujours en cours de développement depuis 13 ans.

C’est le truc que l’on avait camouflé en missile intercontinental parce qu’on n’avait pas le droit de construire des missiles intermédiaires à l’époque ?

Oui, c’est ça, chef, le RS-26.

Bonne idée. Il faut avertir les Américains au moment du tir, pour qu’il n’y ait pas de mauvaise interprétation, on va l’utiliser dans une zone symbolique – par exemple là où les Ukrainiens fabriquaient les missiles intercontinentaux – et je dirai que c’est juste un essai pour un engin nouveau. Comme cet essai sera forcément une réussite, je louerai ensuite les avancées prodigieuses de la science et de l’industrie russe. Sur un malentendu, cela peut passer. Mais au fait à quoi ça sert d’avoir un missile à portée intermédiaire ?

A refaire le coup des SS-20, chef. Avec ça on ne menace vraiment que les poules mouillées européennes, mais pas les États-Unis. On peut menacer, comme à l’époque des SS-20, de détruire toutes les bases européennes où sont stockés les bombes B-61 et donc le parapluie nucléaire américain en Europe. Le président des États-Unis serait alors placé devant un dilemme : soit il utilise contre nous des armes stratégiques américaines avec une riposte sur les États-Unis, soit il lâche les Européens qui deviennent alors très vulnérables.

Je retiens l’idée. J’annoncerai qu’on va les produire en série, même si je ne suis pas sûr qu’on ait les moyens de le faire. Avec ces armes intermédiaires, et notre armée plus puissante que jamais, on pourra se permettre beaucoup de choses une fois que la guerre en Ukraine sera terminée, surtout si les Américains se désengagent de ce continent.

Vous êtes génial chef !

Je sais. Résumons la manœuvre de peur : je fais une ou plusieurs déclarations à la fois méchantes et maîtrisées, on publie la nouvelle doctrine avec l’idée qu’une attaque aérienne conjointe massive sur notre sol pourra justifier de l’emploi de l’arme nucléaire et on lance un missile intermédiaire quelque part. Bien entendu, tous les relais : chefs d’État sympathisants, chefs de partis d’extrême-gauche et d’extrême-droite, influenceurs, faux médias, idiots utiles chanteront en cœur le couplet du « C’est la faute à Joe Biden et à ses vassaux européens qui veulent nous entraîner dans la troisième guerre mondiale ». Cela freinera au moins toutes les initiatives en faveur de l’Ukraine. En avant !

mercredi 20 novembre 2024

L'art de la guerre dans Dune

Dans la continuité du post précédent, j'ai le plaisir de vous proposer une nouvelle étude : L'art de la guerre dans Dune.

Il s'agit bien de l'analyse de la stratégie et des tactiques utilisées par les différents acteurs politiques du monde de Dune, le premier roman du cycle de Frank Herbert, non des cinq tomes suivants ni des films (malgré la couverture). 

Cette courte analyse, probablement suivie par la suite et comme les autres par de nouvelles versions améliorées, fait actuellement 17 pages de texte.

Elle est disponible, comme toutes les autres, en format Kindle sur Amazon ( ici ) mais vous pouvez l'obtenir en format pdf via le bouton « Faire un don » en haut à droite, après une mise minimale - ce que vous voulez - et en mettant une adresse mail dans les instructions. Vous pouvez demander toutes les études si vous voulez.
Merci. 

mardi 12 novembre 2024

Quelques études opérationnelles

J’ai provisoirement délaissé les analyses opérationnelles des guerres d’aujourd’hui pour revenir et développer celles du passé et d’un futur hypothétique. J’ai ainsi consacré une bonne partie de ce temps à la correction et à la traduction en anglais des documents ci-joints. Chacun d’eux est une analyse militaire d’une vingtaine de pages sur le thème de l’évolution et de l’adaptation des armées.

Ils sont vendus en français ou en anglais sous format Kindle, sur Amazon (cliquer ici pour un exemple) normalement au prix de 2,73 euros-2,99 USD (je ne peux pas faire moins). 

Vous pouvez aussi les demander en version pdf via le bouton « Faire un don » en haut à droite, après une mise minimale - ce que vous voulez - et en mettant une adresse mail dans les instructions.

La liste complète des études est la suivante :

01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer

02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine

03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)

05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)

06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)

09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)

10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)

11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)

12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie

15-Régiment à haute performance

16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)

17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets

19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons - Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam

21-Le vainqueur ligoté - L’armée française des années 1920

22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire

23-Barkhane-Une analyse de l'engagement militaire français au Sahel

24-La guerre du Haut-Karabakh

25-Border War- Une analyse des opérations sud-africaines en Angola (1978-1988)

 

En préparation

26-L’art de la guerre dans Dune

27-Les porte-avions dans la guerre du Pacifique


vendredi 4 octobre 2024

Le quadrilatère de la guerre moderne

Pour son malheur, le quadrilatère Beyrouth-Damas-Deraa-Haïfa, correspondant à la superficie du département de la Gironde, a été l’un des plus importants laboratoires opérationnels de ces cinquante dernières années.

Feux du ciel et phalanges

Il y eut d’abord les combats sur le Golan en octobre 1973, et la résistance acharnée et victorieuse de quelques brigades blindées israéliennes face à une armée syrienne équipée et organisée à la manière soviétique. Cela apparaissait, pour tous les observateurs occidentaux — et sans doute aussi soviétiques — comme un modèle réduit de ce qui se passerait en Europe occidentale, et plus particulièrement en République fédérale allemande, en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. On était même allé jusqu’au point où l’emploi de l’arme nucléaire avait pu être envisagé et signalé à l’ennemi. Cela a considérablement stimulé toutes les réflexions qui ont abouti notamment à la doctrine américaine AirLand Battle (ALB), dont la première version a été publiée en 1982, au moment même où Israël lançait l’opération Paix en Galilée au Liban.

Déclenchée le 6 juin, Paix en Galilée illustre alors parfaitement ce que les Américains envisagent de faire à bien plus grande échelle. Le 9 juin 1982, en combinant surveillance par drones, détection électronique, coordination aéroportée, brouillage et armes antiradars, l’armée israélienne détecte, aveugle, paralyse et détruit la défense aérienne syrienne, tant au sol qu’en vol. Les Israéliens acquièrent ainsi la suprématie aérienne dans la région pour les cinquante années à venir. En outre, grâce à une artillerie renouvelée, capable de frappes plus précises et en profondeur, Tsahal dispose d’une force de frappe écrasante et précise, qu’elle met également au service de six divisions blindées, transformées en lourdes phalanges interarmes écrasantes.

L’objectif premier de l’opération est de détruire la menace représentée par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), solidement implantée dans le Sud-Liban et qui attaque régulièrement le nord d’Israël à coups de roquettes ou d’infiltrations de commandos. L’OLP, qui a commis l’erreur de vouloir s’organiser en une division mécanisée classique, est balayée en quelques jours, et ce qui reste de l’organisation est contraint de se replier à Beyrouth. Il en est de même pour les deux divisions blindées syriennes présentes alors au Liban. Bien que l’on soit loin de la fulgurance de la guerre des Six Jours, à la fin du mois de juin, il apparaît clairement qu’aucune armée de la région n’est plus capable de s’opposer à l’équivalent israélien de l’AirLand Battle en essayant de le combattre de la même manière. C’est toujours le cas aujourd’hui.

Tunnels, commandos et missiles

On réfléchit donc dès cette époque à une autre manière de faire. En analysant tous les combats contre Israël depuis plus de vingt ans, ainsi que ceux en cours entre l’Irak et l’Iran, on comprend d’abord qu’il n’y a guère d’autre solution pour s’opposer aux frappes aériennes que de se retrancher profondément dans le sol ou le sous-sol, ainsi que dans les villes. Les Syriens mettent en place un système fortifié le long de l’axe menant du Golan vers Damas. Le corps de bataille blindé syrien y est largement intégré et complété par l’équivalent de trois divisions de commandos. Tout le monde a en effet observé que, grâce à sa faible signature et ses capacités d’infiltration, l’infanterie légère a été la plus efficace contre les Israéliens. Dotés d’armes antichars modernes, ces fantassins légers peuvent former ce qu’on appelle alors en Europe une « technoguérilla », capable de harceler les forces les plus puissantes, conformément par exemple au concept de « non-bataille » du commandant Brossolet.

Cet ensemble est censé constituer un bouclier derrière lequel il sera possible d’user une armée israélienne, ou éventuellement occidentale, jugée puissante mais peu endurante et très sensible aux pertes humaines. On ne gagne pas cependant les guerres en se contentant de se défendre, il faut aussi donner des coups. Avec un ciel totalement dominé par l’ennemi, il est désormais inconcevable de lancer de grandes attaques blindées comme en octobre 1973, sous peine d’être détecté et anéanti immédiatement. On peut en revanche utiliser offensivement les commandos par le biais d’infiltrations.

Comme il est également impossible de lancer des raids aériens, on découvre les vertus des missiles balistiques fabriqués en masse par l’Union soviétique, tels que les FROG-7 à courte portée et surtout la famille des Scud. Conçu dans les années 1950 en s’inspirant du V2 allemand, le Scud (SS-1 Scud en code OTAN) est la kalachnikov des missiles, produit en masse et décliné en quatre versions soviétiques et de multiples versions locales. Les missiles balistiques présentent alors l’immense avantage d’être trop rapides pour être interceptés. Leur précision est très faible, mais ils permettent de frapper les villes avec une charge conventionnelle de presque une tonne d’explosifs, ou une charge chimique, voire nucléaire. Trois Scud avaient ainsi été tirés par les Égyptiens sur les ports israéliens en 1973, et des centaines ont été échangés entre l’Iran et l’Irak pendant plusieurs années. À condition d’en disposer en nombre suffisant pour effectuer des salves de plusieurs dizaines à la fois, cette force de frappe peut constituer une dissuasion du « faible au fort ». À défaut, elle permet de causer des pertes civiles intolérables tout en affirmant la détermination à poursuivre le combat simplement par la répétition des tirs. La Syrie, l’Irak et l’Iran se sont ainsi dotés d’un arsenal de missiles à longue portée, constamment perfectionné grâce aux nouvelles technologies de l’information, et ce malgré la fin de l’URSS.

Le développement militaire du Hezbollah

Le Liban des années 1980 est également le théâtre d’innovations de la part des organisations armées. Fondé en 1982 avec l’aide de la République islamique d’Iran et de la Syrie, le Hezbollah commence par mener une lutte clandestine particulièrement redoutable en utilisant des camions remplis de tonnes d’explosifs, conduits par des kamikazes. Chacun de ces engins devient l’équivalent d’une salve au ras du sol de plusieurs missiles de croisière. Le Hezbollah mène ainsi onze attaques de ce type, ciblant d’abord à plusieurs reprises les forces israéliennes, puis l’ambassade américaine à Beyrouth, ainsi que les contingents américains et français de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB). Les effets sont terribles, tant sur le plan tactique — avec un total de plus de 500 combattants ennemis tués — que stratégique, avec notamment le retrait honteux de la FMSB. Cela prouve qu’un groupe d’hommes déterminés peut faire plier certaines des armées les plus puissantes au monde. La leçon est vite retenue, et la tactique des attaques-suicides est adoptée par les organisations djihadistes. Le Hezbollah pratique également toute la gamme des actions clandestines, comme le détournement d’avions ou la prise d’otages occidentaux, utilisés pour négocier des échanges de prisonniers avec Israël.

Alors que l’armée israélienne se concentre, depuis 1985, sur la gestion d’une zone tampon au sud du Liban, le Hezbollah développe une force de guérilla plus classique à partir de ses bases dans la plaine de la Bekaa. Le combat est mené de manière très décentralisée par des groupes infiltrés, suffisamment autonomes. Ces groupes, de mieux en mieux entraînés et équipés, disposent de missiles antiaériens SAM-7 et antichars AT-3 et AT-4, atteignant ainsi le statut de « techno-guérilla ». De 5 combattants du Hezbollah tués pour 1 soldat israélien en 1990, le ratio tombe à 1,5 pour 1 en 1993.

Le Hezbollah est aussi le premier mouvement à utiliser massivement les engins explosifs improvisés, plus connus sous l’acronyme anglais IED, comme arme de harcèlement. Avec le temps, ces engins artisanaux deviennent de plus en plus sophistiqués et finissent par être responsables de la majorité des pertes israéliennes dans le Sud-Liban, y compris la mort du général Gerstein en février 1999. Ces IED réduisent la capacité de manœuvre des forces de Tsahal, qui se retrouvent de plus en plus retranchées et isolées.

Le Hezbollah se dote également d’un arsenal de roquettes à courte portée, qu’il utilise contre les bases israéliennes, mais aussi contre le nord d’Israël, reprenant ainsi les méthodes de harcèlement de l’OLP. On assiste alors à des embrasements ponctuels de quelques jours, comme en juillet 1993 ou en mars 1996, où des frappes aériennes et d’artillerie israéliennes répondent à des salves de centaines de roquettes et inversement.

De guerre lasse, Israël évacue le Sud-Liban en 2000, privilégiant désormais la protection offerte par une barrière de sécurité à la frontière et les actions à distance. Le Hezbollah occupe définitivement le terrain abandonné, consolide sa position de para-État libanais et se transforme à nouveau militairement, adoptant à son tour le modèle des « tunnels, commandos et missiles », toujours avec l’aide de l’Iran et de la Syrie. Le Hezbollah devient ainsi l’une des premières organisations armées, sinon la première, à se doter d’un arsenal de missiles balistiques.

La confrontation de 2006

La confrontation entre les deux grands modèles d’armée, initialement attendue en Syrie, intervient finalement au Liban en juillet 2006, à la suite d’une infiltration réussie d’un commando du Hezbollah, qui tend une embuscade sur le sol israélien. Alors que l’attention était concentrée sur Gaza, le gouvernement israélien saisit cette occasion pour tenter, selon sa nouvelle doctrine, non pas de détruire le Hezbollah, mais de l’écraser suffisamment par des raids aériens et terrestres pour le rendre inopérant pendant des années. L’arsenal de missiles balistiques du Hezbollah n’a donc pas dissuadé Israël.

Il est vrai que, bien que les missiles balistiques se soient beaucoup améliorés depuis l’époque soviétique, la défense antimissile israélienne a progressé encore plus rapidement, notamment après l’impuissance démontrée lors des 40 Scuds irakiens tombés sur le pays en 1990. En 2006, l’armée israélienne est capable d’intercepter des missiles balistiques, bien que cela soit plus difficile lorsque les tirs proviennent d’un avant-poste libanais, plutôt que du « troisième cercle » de menace, réduit alors à l’Iran. Cela rend l’action préventive d’autant plus tentante.

L’opération israélienne de 2006 débute donc par une campagne aérienne visant à neutraliser cet arsenal de missiles. Malgré cela, le Hezbollah parvient à lancer une centaine de roquettes chaque jour sur le nord d’Israël, et le complexe renseignements-frappes israélien n’est pas suffisamment précis pour éliminer cette menace. Un engagement terrestre devient donc inévitable.

Le problème est que le modèle AirLand Battle exige une grande maîtrise pour coordonner efficacement toute sa machinerie. Or, bien que Tsahal dispose encore des moyens, elle n’a plus les compétences nécessaires à ce moment-là. Comme mentionné précédemment, Tsahal est une armée à faible mémoire opérationnelle, et celle-ci est alors presque entièrement consacrée au maintien de l’ordre et à la lutte contre les organisations clandestines palestiniennes. Le dernier grand engagement, l’opération Rempart dans les villes de Cisjordanie en 2002, est déjà loin pour une armée de conscrits et de réservistes dont les moyens et l’entraînement ont également été réduits pour des raisons budgétaires.

Pour faire des économies, l’armée israélienne a adopté un système de soutien logistique similaire à celui des bases de défense en France à partir de 2008, un système qui se révèle totalement inadapté aux opérations à grande échelle.

En résumé, entre une prudence excessive pour éviter les pertes, une mauvaise coordination des forces et un chaos logistique, la guerre révèle que Tsahal n’est plus capable d’appliquer correctement le modèle ALB, et elle se heurte au modèle défensif du Hezbollah, qui fonctionne, lui, parfaitement. Au bout de 33 jours, les forces israéliennes atteignent les abords du fleuve Litani, mais elles continuent de subir des coups humiliants de l’infanterie du Hezbollah, tandis que les roquettes pleuvent toujours quotidiennement sur Israël. Avec la protection des blindés et l’énorme supériorité de feu israélienne, le ratio de pertes devrait être d’un soldat israélien pour au moins dix ennemis, mais il n’est que de 1 pour 4.

Une sortie diplomatique est finalement trouvée, en feignant de croire que la résolution 1701, prévoyant le désarmement du Hezbollah au Sud-Liban, sera mise en œuvre par les Forces armées libanaises.

ALB vs TCM

Fondamentalement, les modèles de forces n’ont pas changé depuis cette époque, ils se sont simplement perfectionnés. Malgré la réduction de ses moyens, l’armée de Terre israélienne a beaucoup travaillé pour retrouver des capacités de haute intensité, qu’elle a testées en 2008, 2014, et surtout en 2023-2024 à Gaza, face à une organisation comme le Hamas, qui s’était lui aussi efforcé d’adopter le modèle TCM (Tunnels, Commandos, Missiles). La diminution du volume des forces israéliennes a conduit à procéder par séquences, plutôt que par une action unique, ce qui a ralenti les opérations. Cependant, au prix de terribles souffrances civiles, le rapport de pertes a finalement atteint un soldat israélien pour 40 combattants ennemis.

Alors que l’opération Flèche du Nord est désormais lancée contre le Hezbollah, Tsahal est au sommet de ses capacités, avec une vingtaine de brigades de manœuvre actives ou de réserve, aguerries et maîtrisant parfaitement la combinaison des forces ainsi qu’une puissance de feu inégalée, à condition de continuer à être soutenue par les États-Unis. Le Hezbollah, de son côté, est plus puissant qu’en 2006 et aguerri par les combats d’infanterie en Syrie, bien qu’il ait combattu principalement contre d’autres organisations armées, et non contre une armée régulière. Sa structure, très décentralisée, pourrait cependant être affaiblie par les ravages causés dans son commandement, affectant ainsi ses capacités.

À ce stade, il est difficile de dire quel modèle, entre ALB ou TCM, finira par l’emporter au Liban, même si la détermination nouvelle israélienne semble faire pencher la balance de leur côté. On peut prédire cependant à coup sûr des dégâts et des pertes considérables pour tout le monde.

mercredi 18 septembre 2024

Coup d'éclats

Un de mes tout premiers souvenirs d’images de guerre à la télévision décrivait un raid héliporté israélien sur Ras Gharib, une base au centre du canal de Suez où les Égyptiens venaient d’installer un grand radar d’alerte P12 fourni par les Soviétiques. Dans la nuit du 26 au 27 septembre 1969, un commando porté par trois hélicoptères lourds Super Frelon s’est posé à proximité, s’est emparé de la position par un assaut, puis a démonté le radar en deux parties accrochées à deux hélicoptères lourds CH-65 Sea Stallion. Le radar a ensuite été ramené en Israël et scrupuleusement étudié avec les Américains. Deux semaines plus tôt, les Israéliens avaient réalisé une opération amphibie à travers le canal pour mener un autre raid, terrestre cette fois, sur le sol africain de l’Égypte, avec une unité blindée équipée à l’égyptienne. Encore avant, et jusqu’au mois de juillet 1970, les Israéliens ont ainsi multiplié les opérations spectaculaires, réussissant même une embuscade contre l’aviation soviétique.

J’étais, comme tout le monde, impressionné par l’imagination et l’audace de cette armée, et c’était bien, outre les effets matériels bien réels contre l’armée égyptienne, un des buts de cette campagne de coups d’éclat. L'extraordinaire sert parfois à cacher l'ordinaire. En pleine Guerre d’usure, ces coups d’éclat étaient en effet un moyen de compenser psychologiquement une difficulté réelle à obtenir des résultats décisifs contre l’Égypte. Ils offraient au public israélien des victoires médiatisables dans un conflit qui n’était qu’une multitude de petits coups : frappes d’artillerie et petites attaques d’un côté, frappes aériennes de l’autre, donnant l’impression que la balance penchait du côté d’Israël. Élément important : tous ces coups d’éclat, spectaculaires mais non décisifs, ont précédé et accompagné une vaste campagne aérienne sur le Nil, censée imposer sa volonté à Nasser, mais qui a finalement échoué.

La guerre d’usure en cours entre Israël et le Hezbollah depuis le 8 octobre 2023 présente de nombreuses analogies avec la guerre d’usure de 1969-1970, la frontière libanaise remplaçant le canal de Suez, avec un niveau de violence pour l’instant encore très inférieur. D’un côté, le Hezbollah utilise ses roquettes à courte portée et ses missiles antichars comme artillerie – 7 560 projectiles lancés à ce jour – afin de harceler les positions de l’armée israélienne et de menacer la vie des habitants du nord d’Israël pour les obliger à fuir. Comme les autres groupes armés de la « ceinture de feu » autour d’Israël, le Hezbollah fait acte de solidarité avec le Hamas et répond aux attaques israéliennes qui, elles-mêmes, répondent aux attaques du Hezbollah, mais l’organisation, tout comme l’Iran d’ailleurs, ne veut clairement pas franchir de sa propre initiative le seuil de la guerre ouverte et à grande échelle.

À cet effet, et contrairement à l’armée égyptienne en 1969, le Hezbollah n’a pas engagé son infanterie légère ni ses commandos à l’assaut de la frontière, ni utilisé son arsenal de frappes à longue portée. Il ne veut pas non plus provoquer trop de pertes civiles afin de ne pas donner un prétexte à une offensive israélienne. On est sans doute passé près après la frappe sur le village druze de Majdal Shams le 27 juillet dernier, qui a provoqué la mort de 12 enfants, un résultat que le Hezbollah ne souhaitait pas, et une riposte israélienne douloureuse pour le Hezbollah, avec un ciblage précis au cœur de Beyrouth et la mort de Fouad Chokr, un très haut responsable de l’organisation. Le lendemain, 31 juillet, c’était au tour d’Ismaël Haniyeh, numéro 1 du Hamas, d’être tué, un coup d’éclat encore plus spectaculaire puisqu’il s’est déroulé au cœur de Téhéran. Depuis, l’Iran et le Hezbollah ne cessent d’agiter le spectre de la vengeance, mais ne font rien d’important.

De son côté, comme en 1969, Israël utilise sa force aérienne pour mener des actions de « contre-batterie » et frapper les cibles d’opportunité qui se présentent. Jusqu’à hier, cette « guerre sous la guerre » a provoqué la mort de 50 Israéliens, en grande majorité des soldats, et le départ de 68 500 civils du nord d’Israël (chiffres de l’Institute for National Security Studies, Israël), tandis que 450 membres du Hezbollah et leurs alliés ont été tués, ainsi que 137 civils, et 113 000 Libanais ont été chassés de chez eux.

Hier, les Israéliens, unité 8-200 du renseignement militaire ou, plus probablement, le Mossad, ont prolongé la campagne de coups d’éclat initiée à Téhéran avec une opération inédite : le sabotage simultané de peut-être 4 000 bipeurs, Apollo AR-924 pour être précis, importés de Taïwan afin de constituer le réseau de communications des cadres du Hezbollah. On ignore encore comment les Israéliens, qui n’ont pas revendiqué l’attaque, ont procédé dans ce scénario digne d’un thriller ou d’un film d’espionnage. Les deux hypothèses évoquées donnent le vertige. D’un côté, on pense à un logiciel malveillant (malware) ayant provoqué, après un signal à distance, la surchauffe simultanée de tous les appareils et l’explosion de leur batterie au lithium. Cela signifierait, au bout du compte, que tous les objets électroniques fonctionnant avec ce type de batterie, c’est-à-dire à peu près tous, sont vulnérables à une intrusion. De l’autre, on imagine la manipulation de toute la cargaison destinée au Hezbollah, avec l’introduction d’un petit patch d’explosif stable, et donc non pas le PETN (tétranitrate de pentaérythritol) évoqué par Sky News Arabia, et un flamware provoquant son explosion à partir d’un code. En soi, ce n’est pas très compliqué, et il y a déjà de nombreux exemples de téléphones piégés de la sorte, mais pas à l’échelle de plusieurs milliers d’objets. Il est probable que les Israéliens ont eu le contrôle de toute la cargaison de bipeurs et autres à un moment donné de la chaîne d'approvisionnement, peut-être même dès l'origine via le contrôle d'une entreprise hongroise. 

Dans tous les cas, la sophistication de l’attaque est assez bluffante, mais ce qui est important, c’est qu’elle ait réussi, puisque plusieurs milliers de cadres du Hezbollah et ceux qui étaient à proximité de l'explosion ont été blessés, parfois très gravement par les éclats, et même tués pour certains d’entre eux, onze au total dont deux enfants.

Première conséquence : les services de renseignement et clandestins redorent leur blason par une opération magistrale qui fait oublier leur échec indéniable du 7 octobre 2023, une attaque horrible dans ses effets, mais parfaitement organisée par le Hamas. Admiratifs, on tend aussi à oublier toutes les facettes sombres de l’opération Épées de fer, tout comme les raids commandos sur le canal de Suez faisaient oublier que la guerre ne se passait pas très bien.

Seconde conséquence, très concrète cette fois : une partie de la structure de commandement du Hezbollah se trouve paralysée, matériellement avec la disparition de son réseau paradoxalement censé être protégé par sa rusticité, mais surtout humainement. L’organisation se retrouve donc provisoirement en situation de vulnérabilité. On peut donc déjà se demander s’il s’agit d’un coup israélien isolé, profitant d’une opportunité, ou s’il s’agit d’une salve de neutralisation préalable au « changement radical à la frontière nord » annoncé par Benjamin Netanyahu il y a quelques jours.

Dans l’immédiat, tout en pansant ses plaies, le Hezbollah va très certainement lancer une enquête interne de sécurité pour comprendre ce qui a pu se passer et y remédier, ce qui pourrait se traduire par la recherche de traîtres et une purge, doublant ainsi les effets de l’attaque. Surtout, Hassan Nasrallah se retrouve une nouvelle fois devant un triple choix compliqué : céder aux exigences israéliennes en arrêtant toute attaque et même en retirant ses troupes du sud du Litani ; franchir le seuil de la guerre ouverte en lançant son arsenal à longue portée et en attaquant la frontière avec son infanterie ; ou continuer la petite guerre. L'humiliation du premier choix et la folie du second poussent forcément, depuis le début, Hassan Nasrallah à préférer prendre des coups sans trop broncher, mais sans rien céder.

Le gouvernement israélien considère de son côté avoir pratiquement terminé l’opération à Gaza, puisque le Hamas a été détruit tactiquement et que le territoire est désormais verrouillé et cloisonné par deux corridors. Les 98e et 36e divisions sont prêtes à être engagées au nord, ainsi que la totalité des forces aériennes et navales. Tout est prêt pour attaquer au Liban.

Lui aussi est confronté à un choix difficile : soit tout arrêter pour proposer un retour à la situation de paix méfiante d'avant le 7 octobre 2023, soit franchir le seuil de la guerre ouverte pour détruire autant que possible la menace du Hezbollah, soit continuer comme cela. La différence avec le Hezbollah est que tout pousse plutôt à choisir la première ou la dernière solution, mais pas à continuer ainsi. Bien que l'engagement à Gaza n'ait suscité aucune contestation, sinon sur la manière dont il a été conduit, une nouvelle guerre est jugée par beaucoup comme une aventure dangereuse, tandis que la libération des otages de Gaza devrait être la nouvelle priorité. D'un autre côté, la pression des émigrants du nord est très forte pour mettre fin à cette situation, et Benjamin Netanyahu a visiblement envie de continuer à jouer la carte de la tempête sous prétexte qu'il est capitaine à bord. Il bénéficiera de l'appui d'une bonne partie du complexe politico-militaire qui considère qu'il faut saisir l'occasion pour en finir avec la capacité offensive du Hezbollah après avoir détruit celle du Hamas. 

Le brillant de l’« opération Bipeurs » masque peut-être un embarras israélien et le souhait de faire sortir le Hezbollah de la ligne du milieu afin soit de clamer victoire, soit de proclamer une nouvelle guerre défensive. Constatant que les spectaculaires coups d'éclat de 1969 n'avaient finalement rien changé à l'attitude égyptienne et refusant évidemment de céder, les Israéliens s’étaient alors lancés dans une campagne de bombardement du Caire. Quelques mois plus tard, ils affrontaient les Soviétiques.