mercredi 16 septembre 2020

Stress organisationnel et Reine rouge


Article complet dans Défense et sécurité internationale, n°148, juillet-août 2020

Le 23 mars 1918, la IIIe armée française est engagée en Picardie au secours de la Force expéditionnaire britannique (BEF). Les divisions d’attaque allemandes viennent de percer les lignes de défense et il faut donc les affronter hors de la zone des tranchées à la manière des combats de 1914. On s’aperçoit alors que l’infanterie française ne sait plus très bien combattre de cette façon. L’artillerie en revanche s’en sort beaucoup mieux et se réadapte très vite à ce nouveau contexte.

Cette différence s’explique par la présence parmi les artilleurs de beaucoup de vétérans des combats de 1914 qui savent se passer des «plans directeurs», des lignes téléphoniques et du réglage aérien. Il leur suffit de se souvenir des méthodes anciennes (4 ans !). Dans les bataillons d’infanterie en revanche, du fait des pertes terribles et des mutations, il n’y a quasiment plus personne à avoir connu cette époque, et beaucoup sont désemparés. La guerre se joue aussi dans le champ invisible de l’évolution du capital de compétences.  

Courbe de Yerkes et Dodson et Pratique opérationnelle

La courbe de Yerkes et Dodson (1908) décrit la relation entre le stress et la performance cognitive selon le même principe que la courbe de Laffer relative à l’impôt : trop peu ne stimule pas, trop ne stimule plus. Entre les deux pôles, on trouve l’«eustress» défini par le médecin autrichien Hans Selye comme la zone positive du stress, celle où on met en œuvre tous les moyens à sa disposition pour faire face à un événement donné, jusqu’au moment où une pression trop importante finit pour inverser le processus et devenir paralysante.

À la manière du biologiste et politiste britannique Dominic Johnson on peut établir un parallèle entre ce phénomène individuel et le comportement des organisations. Pour reprendre le cas de la Première Guerre mondiale, la période qui va de la déclaration de guerre jusqu’à la venue de l’hiver 1914 est l’occasion d’une transformation considérable de l’armée française. Il y a peu d’innovations techniques, sinon des adaptations rapides d’équipements militaires et civils déjà existants, mais il y a énormément d’innovations de structure, parfois de culture lorsque le regard a changé sur les choses (s’enterrer ou se cacher pour se protéger n’est plus honteux) et surtout de méthodes. L’ensemble de ces quatre axes interactifs forme la Pratique, c’est-à-dire ce qu’est réellement capable de faire une organisation.

Le contenu de cette Pratique augmente très vite, car l’écosystème «armée française» est très incité à innover et il associe trois qualités : l’absorbabilité des pertubations, une plus grande diversité (active, réservistes, armes différentes réunies au même endroit) et une plus grande connectivité (colocalisation, proximité, télégraphe, téléphone, automobile) qu’en temps de paix. Au bout de trois mois de guerre, l’armée française a plus changé que depuis le début du siècle. Elle reste ainsi sur le sommet de la courbe de Yerkes et Dodson avec des fortunes différentes suivant les spécialités. Si l’artillerie ne cesse d’accumuler des compétences, l’infanterie qui connaît un taux de rotation de son personnel (pertes et mutations) quatre fois plus élevé que l’artillerie a plus de difficultés à maintenir ses compétences. Comme en témoignent les difficultés de 1918, l’infanterie française est peut-être déjà en réalité sur la courbe descendante, lorsque le processus d’oubli est plus fort que celui de mémorisation.

Après les chocs des grandes offensives allemandes en mars et mai 1918, la grande surprise de l’époque est constituée par la prise par les Alliés en seulement deux semaines d’octobre 1918 de l’ensemble de lignes fortifiées regroupées sous l’appellation de «ligne Hindenburg», la même ligne qui avait résisté pendant la majeure partie de l’année 1917. Elle n’était simplement plus tenue par les mêmes hommes. En perdant ses meilleurs soldats pour former une armée offensive, l’armée allemande sur la position s’était appauvrie et fragilisée. C’est le phénomène de «sélection-destruction» décrit par Roger Beaumont dans Military Elites. L’emploi des divisions d’assaut allemandes de mars à juillet 1918 a dilapidé un énorme capital de compétences sans obtenir de résultats stratégiques décisifs, et lorsque survient la contre-attaque générale alliée, l’armée allemande qui lui fait face atteint rapidement son point de rupture et se désagrège en quelques semaines

Certaines campagnes sont purement cumulatives comme la bataille de l’Atlantique pendant la Seconde Guerre mondiale. La pression de la campagne sous-marine allemande stimule la Pratique alliée sans lui faire atteindre le point de rupture. Au bout du compte selon un processus darwinien, l’écosystème allié constitué initialement surtout de proies devient lui-même plein de prédateurs féroces : corvettes Flowers, porte-avions d’escorte, avions-traqueurs B-24 Liberator, destroyers, tous équipés de matériels de plus en plus sophistiqués comme les radars Type 27 ou les nouvelles grenades sous-marines et de mieux en mieux renseignés grâce au décryptage des codes allemands. Le perfectionnement et la production de sous-marins allemands est incapable de suivre le même rythme. Après 1942, le tonnage de navires marchands alliés coulés diminue régulièrement alors que le nombre de sous-marins allemands ou italiens détruits chaque mois quadruple de janvier 1942 à janvier 1943 et reste stable ensuite au rythme d’un toutes les 36 heures. Si la production de sous-marins permet de faire face aux pertes, il est beaucoup plus difficile en revanche de remplacer les équipages perdus. Ceux-ci sont de plus en plus novices alors qu’inversement toute la force anti-sous-marine alliée ne cesse de gagner en expérience et en efficacité. Le phénomène est inverse dans le Pacifique, où ce sont les sous-marins prédateurs américains qui ne cessent de gagner en efficacité et étouffent tout le transport maritime japonais.

La Reine rouge et les organisations armées

L’hypothèse de la reine rouge est proposée par le biologiste Leigh Van Valen et peut se résumer ainsi : l’évolution permanente d’une espèce est nécessaire pour maintenir sa place face aux évolutions des espèces avec lesquelles elle coexiste. Il s’agit en somme de bouger beaucoup pour pouvoir rester simplement à la même place comme le personnage de la Reine rouge dans Alice au pays des merveilles. Le stratégiste David Killcullen utilise cette métaphore dans The Dragons and the Snakes pour décrire le sentiment d’impuissance des grandes armées occidentales face aux organisations armées en particulier au Moyen-Orient, malgré l’énormité des efforts consentis et des innovations.

Il se trouve simplement que la plupart de ces organisations sont maintenues en permanence sur la partie haute de la courbe de Yerkes et Dodson. Killcullen prend l’exemple du Mouvement des Talibans du Pakistan (Tehrik-e-Taliban Pakistan, TTP) installé dans la zone tribale pakistanaise. Tous ses chefs depuis 2002 ont été tués par des drones américains, et immédiatement remplacés à chaque fois par un leader plus dur et expérimenté. Malgré, et peut-être donc à cause de, la pression américaine et pakistanaise le TTP n’a jamais cessé de monter en puissance.

Ces grandes organisations sont presque toutes structurées en centaines de groupes autonomes de la taille d’une section évoluant au sein de milieux difficiles. Ces groupes sous pression sont incités à innover, ils ont une bonne connectivité grâce à de nombreux liens aussi bien personnels, familiaux, tribaux, écoles, que techniques grâce aux moyens modernes, et une bonne absorbabilité grâce à la connexion avec de nombreux flux de ressources et notamment humaines. Ces organisations, en Irak par exemple pendant la présence américaine ou dans le Sahel, subissent des pertes sensibles mais pas assez pour être déstabilisées. Avec une moyenne de six à sept ans de service pour un militaire du rang français, on peut considérer que la plupart de ceux qui ont participé à l’opération Serval en 2013 sont déjà civils. Et depuis cette époque, très peu parmi eux ont passé au moins un an au Sahel. Pendant ce temps, la majorité des combattants djihadistes qu’ils ont eu en face en 2013, et dont plus de 80 % avaient survécu, sont restés sur place, ont accumulé de l’expérience et évolué plutôt par sélection et méritocratie.

Depuis sa création en 1982, le Hezbollah s’est transformé à plusieurs reprises face à Israël, mouvement clandestin, organisation de guérilla dans le Sud-Liban parvenant même à tuer un général israélien et surtout à obtenir le départ de Tsahal en 2000, armée structurée enfin capable de résister à nouveau à une grande offensive israélienne en 2006. À cet égard et assez typiquement, le remplacement en 1992 d’Abbas Moussaoui, premier leader du mouvement tué par les Israéliens, par Hassan Nasrallah a probablement plus renforcé le Hezbollah qu’il ne l’a affaibli. De la même façon, dans la bande de Gaza, le Hamas de la guerre de 2014 était plus fort que celui de 2008, malgré les multiples attaques qu’il avait subies entre temps. L’État islamique en Irak puis Hayat Tahrir al-Sham en Syrie sont des versions améliorées du système des filiales d’Al-Qaïda qui représentait lui-même des adaptations à la réponse américaine aux attaques du 11 septembre 2001.

Il est significatif que les quelques exemples de destruction d’organisations armées, guérilla en Tchétchénie en 2009, Tigres Tamouls (Liberation Tigers of Tamil Eelam, LTTE) au Sri Lanka en 2009 également ou l’étouffement de l’État islamique en Irak (EEI) en 2008 n’ont pu être obtenu que par des déploiements de force considérables de «prédateurs». Dans le dernier cas, la victoire n’a pu être obtenue que grâce à l’engagement de 160000 soldats américains, de presque autant de membres de sociétés privées et de soldats de la nouvelle armée irakienne. Il y a eu aussi et peut-être surtout 100000 supplétifs irakiens, dont beaucoup d’anciens adversaires. Les soldats américains de 2007, et même les autres, n’avaient plus grand-chose à voir avec ceux de 2003, les innovations en tous genres s’étant multipliées. La Pratique américaine de contre-insurrection a fait autant de progrès en quatre ans que celle de la lutte anti-sous-marine pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ce n’est qu’au prix de cet effort énorme de «prédation» qu’il a été possible d’arrêter de stimuler les organisations armées et de les faire basculer au-delà du point de rupture. Cela a eu un coût énorme mais au bout du compte moindre sur la durée qu’en laissant l’ennemi au sommet de la courbe de stimulation. D’un autre côté, si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, une bonne stratégie en position asymétrique peut simplement consister à ne rien faire ou se contenter de parer les coups du «faible» et d’attendre que ses faiblesses structurelles, en espérant qu’il en ait, fassent le reste. En d’autres termes, face à des structures politico-militaires particulièrement résilientes et apprenantes, la « guerre à demi » ne donne que des résultats médiocres, au mieux le sur-place de la Reine rouge. Si on ne veut pas engager des prédateurs adaptés au milieu et en nombre élevé, il vaut mieux s’abstenir.

Hans Selye, Le Stress de la vie : Le problème de l’adaptation, Gallimard, 1962.
Dominic Johnson, “Darwinism Selection in Asymmetric Warfare: The Natural Advantage of Insurgents and Terrorists”, Journal of the Washington Academy of Sciences, Vol. 95, No. 3, Fall 2009, pp. 89-112.
Lance H. Gunderson (dir.), C. S. Holling (dir.), Panarchy: understanding transformations in human and natural systems, Edited with L. Gunderson, (editors) Washington, DC: Island Press, 2002.
Roger Beaumont, Military Elites, Robert Hale and Company, London, 1974.
Leigh van Valen, A new evolutionary law Evolutionary Theory, Vol. 1, 1973.
David Killcullen, The Dragons and the Snakes: How the Rest Learned to Fight the West, C. Hurst & Co Publishers Ltd, 2020.
Dominic Johnson, “Darwinism Selection in Asymmetric Warfare: The Natural Advantage of Insurgents and Terrorists”, Journal of the Washington Academy of Sciences, Vol. 95, No. 3, Fall 2009, pp. 89-112.
Stanley Mc Crystal, Team of Teams: New Rules of Engagement for a Complex World, Penguin, 2015.


6 commentaires:

  1. A lire sur le même sujet, le roman "Dosadi" de Frank Herbert : comment un monde de contraintes sert de monde formateur (même idée avec Salusa Secundus dans Dune, du même hauteur, et bien sûr de Arakis).
    Ou plus simple, le principe de l'homéopathie (pas besoin d'y croire, ce n'est pas la question) : une attaque mineure pour renforcer les compétences de défense dans un domaine précis.
    Voilà pourquoi il faut soigner ses équipes et les laisser récupérer après un stress... tout en ne leur laissant pas trop longtemps la paix.

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  2. Merci pour cet article et de nous avoir également partager les travaux de David Killcullen, que je ne connaissais pas. Il est clair que le darwinisme s'applique aussi aux organisations. Stressez les, elles progresseront. Mettez monopole et / ou usager, elles ne seront pas stimulées.

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  3. En fait ce que vous êtes en train de nous dire, c'est que les contribuables français dépensent près d'un milliard d'euros chaque année, sur la seule opération Barkhane, pour les entrainer à devenir chaque jour un peu plus forts, et efficaces !
    Incroyable, mais vrai.

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  4. Grenadier de la Garde18 septembre 2020 à 20:08

    Mon colonel

    Je reste perplexe à la lecture de votre post. Certaines organisations militaires se renforcent quand on ne les combat pas avec une horde de prédateurs...Certes...mais comment faire quand nos moyens sont limités ? S'abstenir ? Israël ne gagnera jamais face à ses adversaires plus nombreux, plus prêts à se sacrifier ....doit-il renoncer ? Non, la victoire c'est tenir. c'est déjà mieux que rien. Barkahne n a aucune chance de remporter une victoire militaire au Mali. les problèmes de surpopulation et de haine interethnique dépassent les compétences tactiques de nos soldats...peu importe, il faut juste tenir le plus longtemps possible et en profiter pour s'aguerrir...Sinon, c'est la bombe atomique...Dieu nous en garde. Bonne soirée.

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  5. Bonjour mon colonel,
    Je me permettrais les observations suivantes :
    Le parallélisme avec l’évolution darwinienne me paraît peu approprié. L’évolution darwinienne est dictée lors des phases de reproduction ou de prolifération, par les erreurs aléatoires de réplication, dont certaines peuvent s’évérer mieux adaptées à l’environnement et vont donc prospérer jusqu’à supplanter l’état d’origine.
    Votre évocation, est plus proche des théories de Lamarck, longtemps qualifiées d’erronées, mais qui suscitent de nouveau la réflexion. L’évolution chez Lamarck est dictée, non par un heureux hasard, mais par l’auto-capacité d’adaptation du comportement et de la physiologie des êtres vivant à leur environnement.
    C’est également l’un des fondements de l’intelligence artificielle, qui confère aux machines l’auto-capacité d’apprendre pour s’améliorer.
    En l’occurrence soit les forces combattantes succombent aux assauts, suffisamment puissants de leurs adversaires, soit elles en tirent des enseignements qui les renforcent.
    C’est un phénomène résumé par la formule de Nietzsche (crépuscule des idoles) : ce qui ne me tue pas me rend plus fort.
    Plus prosaïquement l’adage selon lequel « c’est en forgeant qu’on devient forgeron » (et donc par extension, plus on forge meilleur forgeron on devient) participe indirectement de la même logique.
    Vous en tirez une double conclusion :
    - L’expérience, alimentée par la pratique, et dans le temps, par la connaissance historique qui en découle (voir vos précédents exposés) est un facteur essentiel de la qualité des armées (je pense pour ma part aux anciens de la Wehrmacht qui, après la deuxième guerre mondiale, ont contribué, en Indochine, à la renommée de la légion étrangère) ;
    - Les engagements visant à contenir l’ennemi, d’avantage qu’à le détruire sont voués à l’échec, ou conduisent tout au moins à l’établissement d’une situation d’enlisement peu propice à une issue politiquement favorable.
    Le message à l’endroit de notre politique de recrutement et d’emploi, ou de nos OPEX, est limpide.

    J’observe cependant que la dynamique d’amélioration qui nait de la confrontation, peut également s’appliquer à nos forces armées, même si la stabilité des effectifs est insuffisante.

    Au moins nos OPEX, contestables dans leur justification et dans leur forme, auront servi à ça.

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