vendredi 27 mars 2020

Quand préserver ses soldats devient un avantage stratégique

Le 19 juin 1944 au large des îles Mariannes, la Flotte mobile de l’amiral Ozawa, aidée de forces basées dans des îles voisines, lance un raid massif contre la Task Force 58, la force de frappe de l’US Navy aux ordres de l’amiral Mitscher. L’assaut est un désastre qui coûte aux Japonais plus de 400 avions, dont 240 de l’aéronavale. Pire encore, la marine impériale qui, toute imprégnée de la culture de l’acceptation de la souffrance et du sacrifice, n’a jamais fait d’effort particulier pour secourir ses hommes finit par perdre là ses derniers pilotes expérimentés. Dès lors, et alors que la flotte en porte-avions va rester conséquente jusqu'à la fin de la guerre, elle ne va plus jouer aucun rôle important faute de ne pas avoir su préserver son capital humain le plus précieux. Piégés par leur culture, les Japonais n'ont conçu alors d’autre voie que de pousser encore plus loin cette vertu du sacrifice jusqu’aux attaques délibérément suicidaires.

Le 20 juin 1944, les appareils de reconnaissance américains décèlent à leur tour la flotte japonaise. Celle-ci est alors à plus de 275 miles et s’éloigne. Se sachant en limite de rayon d’action des appareils américains, l’amiral Oazawa ne craint plus de contre-attaque. C’est une erreur. Conscient qu’il a la possibilité de récupérer à la mer la très grande majorité de ses pilotes et que le remplacement du matériel ne pose pas de problème à l’industrie américaine, Mitscher prend le risque de lancer ses 215 chasseurs et bombardiers à l’assaut. La flotte japonaise est complètement surprise et perd un porte-avions tandis que trois autres ainsi que plusieurs autres bâtiments de moindre importance sont gravement endommagés. Les avions américains reviennent de nuit et, malgré les risques de repérage, l’amiral Mitscher fait allumer les projecteurs sur les porte-avions pour les guider. Si 115 parviennent à revenir se poser in extremis sur les ponts, 80 se crashent en mer faute de carburant. Pour autant, les 160 membres d’équipage sont tous recueillis par le remarquable système mis en place pour sauver leurs pilotes à la mer. Les pilotes américains aussi sont courageux mais cette vertu n’a pas entraîné de mépris pour l’idée de préservation. Des ressources importantes, bombardiers B-17, hydravions Catalina et Mariner, sous-marins, sont mêmes détournées de leur mission initiale de combat pour cela. Cet investissement de « lâches » et apparemment peu directement productif voire même contre-productif permet un engagement nettement moins risqué que pour leurs adversaires dans ce milieu hostile à l’homme et au bout du compte de les y épuiser.

Le même phénomène a lieu à terre. En décembre 1941, alors que les, alors excellents, pilotes de l’aéronavale japonaise viennent de couler le cuirassé Prince of Wales et le croiseur de bataille Repulse, l’armée britannique découvre que les trois divisions japonaises qui ont pénétré en Malaisie n’hésitent pas à se déplacer en forêt malgré les énormes difficultés que cela induit. Les troupes britanniques, qui ne font pas cet effort et restent liées aux routes, sont systématiquement débordées et contraintes à une retraite piteuse jusqu’à Singapour. Elles finissent par s’y rendre à la fin de janvier 1942 après une dernière attaque ennemie à travers une zone de mangroves. Les Britanniques subissent la même humiliation en Birmanie tandis que Philippins et Américains sont vaincus aux Philippines. La culture militaire japonaise stoïcienne a autorisé de tels efforts, coûteux en pertes (surtout des malades) à court terme, mais qui permettent de vaincre des ennemis qui ne sont pas prêts à aller aussi loin dans la souffrance.

Surviennent alors les médecins. Américains et Britanniques investissent massivement dans la recherche sur les maladies tropicales et mettent en commun leurs efforts. Les résultats sont spectaculaires. Alors qu’ils connaissent encore en moyenne 120 malades de la malaria pour un homme tué au combat en 1943, la proportion n’est plus que de 10 pour 1 l’année suivante et de 6 pour 1 en 1945. Un système d’évacuation des blessés au cœur de la jungle est également mis en place avec des avions légers L-5 et même, pour la première fois, des hélicoptères. Les soldats britanniques et américains sont devenus une espèce résistante à la jungle alors que, là encore, les Japonais sont restés simplement fidèles au stoïcisme de leurs soldats.

Sensiblement à la même époque que la bataille des Mariannes, l’armée japonaise en Birmanie lance une grande offensive contre les forces alliées le long de la frontière avec l’Inde. Les Britanniques acceptent le combat à partir des points fortifiés d’Imphal et de Kohima qui sont encerclés. En pleine jungle, les brigades de jungle Chindits, aidés de l’unité aérienne américaine Air-Commando 1 sans oublier les Marauders de Merrill, harcèlent l’ennemi au plus loin sur ses axes logistiques ou, pour une brigade, sur les arrières immédiats des forces impériales. Après quatre mois de combat obstiné, y compris pendant la mousson, les unités japonaises finissent par se replier, épuisées, affamées et malades. Sur 100 000 hommes engagés, près de 60 000 sont morts. La victoire alliée en Birmanie ne fait désormais plus beaucoup de doute. 

Les enseignements de cette campagne sont nombreux. Accepter, malgré les coûts que cela induit, d’évoluer dans un milieu difficile alors que l’adversaire ne le fait pas ou, en restant sur le même milieu que lui en y tolérant plus d’effort voire de souffrance peut donner un avantage considérable. Cet avantage peut pourtant se tourner contre soi si l’adversaire accepte le défi et parvient à en réduire les risques. Il compense une acceptation peut-être moindre la souffrance par une plus grande endurance.

On peut par exemple introduire des méthodes de management plus dures, plus exigeantes individuellement et obtenir ainsi un avantage sur ses concurrents qui ne font pas un tel effort. Dès-lors que ceux-ci adopteront de telles méthodes c’est celui qui verra cet effort accompagné de la meilleure sécurisation qui sera la plus efficace à terme. Toyota peut exiger beaucoup de ses employés responsabilisés mais outre que l’ouvrier est aidé et reconnu dans son travail, il est aussi très sécurisé par l’entreprise hors travail. Des sociétés américaines peuvent aussi exiger beaucoup mais chacun y sait que dans une société, normalement en plein emploi, il est toujours possible d’évacuer le lieu de souffrance en changeant simplement de job. Ces deux situations sont évidemment supérieures à une société qui demande beaucoup plus à ses employés dans un contexte d’où ils peuvent difficilement se sauver. C’est comme se retrouver blessé au milieu de la jungle ou de l’océan. 

6 commentaires:

  1. Même si à l’image de la deuxième Grande Armée les armées peuvent intégrer de nombreuses nationalités, elles restent par définition des armées nationales qui ont tout intérêt à préserver leurs soldats, ne serait-ce qu’à minima. Rien de tel avec les multinationales qui ont tout intérêt à sacrifier leurs contingents les moins rentables.

    En langage managérial, les moyens employés par l’amiral Mitscher pour sauver ses pilotes ayant amerri en panne de carburant se traduisent par : « tu n’as qu’à traverser le Pacifique à la nage pour trouver des secours. Faignant ! »

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  2. Mon colonel,
    Merci pour cet article. Mais il me semble toujours aussi difficile de savoir où s'arrête l'audace et où commence l'imprudence. Sans doute la connaissance de cette limite est-elle bien la marque des grands chefs. Cette question est toujours d'actualité, entre le souci de protection des soldats et l'obligation d'agir pour ne pas laisser l'initiative à l'ennemi. Cet article devrait surtout faire réfléchir les moralisateurs de tout poil (et pas que les militaires) qui confondent souvent endurcissement et brutalité. Merci d'avoir démontré que la protection et l'action ne sont pas toujours contradictoires et que faire attention à la santé des hommes permet de maintenir (et non pas de diminuer) leur moral et leur valeur.

    Pour en revenir à l'article, comment se fait-il que les hélicoptères n'aient pas été employés ailleurs, par exemple en Europe, où ils auraient pu être remarquablement utiles surtout après la quasi mise à mort de la Luftwaffe en 1944 ?

    Respectueusement.

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  3. C'est toujours très intéressant, vos articles. Cependant il y a des choses qui m'étonnent, n'étant pas militaire : utiliser le terme "lâche" pour des gens qui veulent vivre ou des dispositifs visant à préserver des vies... j'avoue je trouve ça très paradoxal : il est beaucoup plus facile de mourir (tout le monde y arrive parfaitement dans 100% des cas) que de vivre (malheureusement certains n'ont pas l'occasion de pouvoir s'exercer très longtemps).

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  4. merci mon colonel pour ces éléments.

    on peut ajouter que "mourir au champ d'honneur" ne doit pas être un but !

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  5. Comme exemple de préservation de la ressource humaine combattante, on peut citer la réalisation de la ligne Hindenburg pendant la Première Guerre mondiale. Sa construction pendant l'hiver 1916-1917 est à l'initiative des généraux Paul von Hindenburg et Erich Ludendorff à la suite de la bataille meurtrière de la Somme entre l'été et l'automne 1916. L'état-major impérial allemand a alors l'intention de mettre en œuvre une stratégie défensive fondée sur le durcissement de sa ligne de front. Celle-ci va être réalisée à l'intérieur d'une poche en arrière de la ligne de front tenue alors par les forces armées allemandes. La ligne projetée s'étirant sur près de 160 km, de Lens (Pas-de-Calais) jusqu'à l'Aisne, près de Soissons, est construite en 5 mois par 500 000 ouvriers dont des civils allemands et des prisonniers de guerre russes. Les fortifications de campagne comprennent des casemates en béton abritant des postes de mitrailleuses, entourées de plusieurs lignes de fil barbelé, reliées entre elles par des tunnels pour déplacer les troupes, des tranchées profondes, des abris de protection du personnel contre les effets des obus et des postes de commandement. Les ouvrages défensifs sont érigés, dans la mesure du possible, en hauteur pour pouvoir prendre à partie les troupes alliées en contrebas. À un kilomètre en avant des fortifications de campagne, une ligne plus légère d'avant-postes est installée en vue de freiner l'avance alliée. La retraite jusqu'à la ligne de front nouvelle débute en février 1917. En outre, les Allemands pratiquent la tactique de la terre brûlée dans le territoire situé entre la ligne précédente de front et la ligne nouvelle. Cette opération s'accompagne du déplacement, principalement vers les Ardennes, de la population civile restée en territoire occupé. Ainsi, en se retirant jusqu'à la ligne Hindenburg, l'armée allemande raccourcit sa ligne de front de 50 km, ce qui lui permet de libérer 13 Divisions de la zone des combats et de les mettre en réserve.

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  6. Merci pour cet article. Defeat to Victory par William Slim, himself, est un fantastique ouvrage sur la campagne de Birmanie et les nombreux défis que les Alliés ont dû relevé sur ce front "oublié". La malaria bien sûr. Mais aussi la logistique dans une région du monde très reculée. Et surtout le défi mental et moral. Comment relever une armée qui a perdu la Birmanie en quelques semaines ? Comment faire douter une armée japonaise qui par son audace tactique et le peu de regard pour les pertes humaines vous a battu sèchement ? Comment s'inspirer de votre ennemi sans perdre vos valeurs ? Comment défaire votre ennemi en s'appuyant sur ses faiblesses ? Les troupes japonaises avaient pour pratique de "vivre sur le pays" en campagne ce qui leur conférait une grande rapidité dans la prise d'initiative. En ralentissant au maximum leur progression, en tenant coûte que coûte à Imphal, à Kohima... William Slim a joué la montre, les Japonais visant une entrée rapide en Assam pour pouvoir reconstituer leurs stocks avant d'avancer vers Calcutta. A mesure que l'avancée rapide initialement prévue devenait impossible, les généraux japonais ont jeté toutes leurs forces dans la bataille sans aucun regard pour les pertes humaines. Leurs armées se sont affaiblies par la résistance des troupes alliées mais aussi faute de soutien logistique. Les soldats japonais ont fini par mourir de faim dans une chaîne du Patkai peu nourricière.

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