samedi 23 novembre 2019

L’hybride est-il l’avenir ?


Conférence sur les menaces hybrides, Intelligence Campus, 21 novembre 2019, Balard.
J’avoue mon embarras devant le concept de guerre hybride. Celui-ci trouve son origine dans un article de 2005 écrit par deux éminents officiers du Corps des Marines américains, James Mattis et Franck Hoffman, qui décrivait la possibilité désormais offerte pour des entités politiques d’utiliser une gamme inédite de moyens conventionnels ou non, réguliers ou irréguliers, militaires ou civils, pour imposer leur volonté à une autre entité politique. En l’occurrence, la victime potentielle de cette forme de guerre était plutôt les États-Unis et leurs alliés, les «hybrides» ressemblant plutôt au Hezbollah ou Al-Qaïda, voire les Zeta mexicains du côté des organisations armées, l’Iran ou la Corée du nord, en attendant la Chine et la Russie, du côté des États.
En réalité, comme beaucoup de concepts stratégiques américains, on baptisait d’un mot nouveau une réalité ancienne que l’on feignait de découvrir, afin d’attirer l’attention et les ressources dans son domaine d’action. Beaucoup de ces concepts sont vite oubliés, mais pour celui-ci la greffe a pris et à même connu une extension avec la saisie de la Crimée par la Russie en 2014, et tout le monde, l’OTAN, l’Union européenne même, y est allé de sa «menace hybride» suffisamment floue pour que l’on puisse y inclure tout ce qu’on voulait. Bien entendu, encore une fois cela caractérisait ce que faisait l’Autre, l’ennemi potentiel ou réel mais non clairement avoué.
En réalité, si la guerre hybride est un mélange d’instruments de puissance, alors évidemment tout le monde la pratique et depuis longtemps. La Seconde Guerre mondiale, qui paraît aux Américains comme le modèle de la guerre interétatique avec ses déclarations de guerre, ses combats de gigantesques armées et ses capitulations est évidemment une grande guerre hybride, tout simplement parce que ce ne sont pas les armées qui font les guerres mais les nations. Derrière les forces armées, il y a un peuple, des représentants politiques, une économie, une industrie, des scientifiques, etc. et tous agissent simultanément dans les différents champs, militaires, diplomatiques, industriels, informationnels, psychologiques, tout ce que l’on veut. Les forces armées elles-mêmes emploient des forces régulières dans différents milieux, mais aussi des partisans de toutes sortes, sont parfois en collusion avec des criminels et peuvent pratiquer sciemment le terrorisme, comme lorsque les Alliés brûlent les villes allemandes ou japonaises. Un des grands problèmes des États au XXe siècle a d’ailleurs été justement de parvenir à organiser tous ces instruments, à travers des ministères de la Défense coiffant ceux des différents milieux, de l’armement, etc. Si on relit l’ordonnance de 1959 sur l’organisation de la défense dans la nouvelle République, on y est frappé par cette insistance sur la globalisation de la guerre et la nécessité de la coordination de tous les instruments de puissance sous une direction ferme.  
En réalité ce n’est pas la diversité des moyens qui importe mais leur dosage. Lorsque l’emploi violent de la force armée est réduit, l’action des autres instruments prend forcément une importance nouvelle. Or, la grande nouveauté stratégique depuis 1945 est évidemment l’existence de l’arme nucléaire, et plus particulièrement du couple missile et tête thermonucléaire. À partir du moment où plusieurs puissances se retrouvent dotées de ce type d’armes et en nombre, plus rien ne peut plus être comme avant. Comme les Reines sur un échiquier, même si les armes thermonucléaires ne sont pas utilisées, elles exercent une très grande influence sur le jeu. Dès lors que l’on ne veut pas, pour des raisons compréhensibles, se battre à grands coups d’armes nucléaires, on en vient aussi à craindre les affrontements classiques de grande ampleur qui pourraient y conduire presque mécaniquement. C’est ainsi que la guerre mondiale entre les superpuissances nucléaires est devenue «froide» c’est-à-dire sans affrontements directs. Mais cela ne voulait pas dire un monde sans affrontements, au contraire ceux-ci ont été très nombreux mais ils étaient sévèrement contrôlés afin de ne pas franchir un seuil jugé dangereux. Même lorsqu’ils lancent sur alors les deux Vietnam plus de bombes que pendant toute la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont le sentiment, frustrant pour beaucoup de militaires, de mener une guerre limitée par le souci de ne pas provoquer d’intervention directe chinoise ou même soviétique.
Beaucoup de ces affrontements sont inavoués et pour cela restent peu violents. De 1962 à 1966, le Royaume-Uni et la Malaisie sont en guerre contre l’Indonésie, mais personne ne veut le dire. On parlera donc de confrontation, le stade intermédiaire entre la simple opposition, voire compétition, entre États, et la guerre ouverte. L’objet de la confrontation est le sort des provinces nord de Bornéo après leur indépendance, la Malaisie voulant les intégrer et l’Indonésie s’y opposant. Pour imposer sa volonté, l’Indonésie utilise les mouvements de foules médiatisées notamment contre les emprises diplomatiques britanniques, sa tribune aux Nations-Unies mais surtout le soutien à une organisation armée locale et l’engagement de son armée dans des actions de guérilla à Bornéo puis sur la péninsule malaise. Le Royaume-Uni répond en engageant très discrètement 18 bataillons d’infanterie à Bornéo, et ses soldats, que l’on ne nomme pas alors «petits hommes verts», combattent l’armée indonésienne dans la jungle le long de la frontière. Il déploie aussi cette fois très ouvertement des forces navales et aériennes à Singapour, et organise en Indonésie une campagne de propagande contre le Président Soekarno. On notera que de part et d’autre, on pratique une stratégie cumulative et non séquentielle, c’est-à-dire qu’on progresse d’objectif en objectif vers un but militaire clair, la prise de Berlin en 1945 par exemple, mais que l’on multiplie les petites actions en espérant qu’elles provoqueront d’un coup l’émergence de l’effet stratégique recherché. La guerre sous le seuil est une guerre avec des combats mais sans bataille. En l’occurrence, l’effet stratégique émergent de la confrontation de Bornéo a été le renversement du président Soekarno par un coup d’État en 1966 et l’acceptation de l’intégration des provinces de Bornéo à la Malaisie par le nouveau pouvoir.
Dans les années 1980, la France est également en confrontation avec l’Iran et la Libye. Dans le premier cas, l’Iran, allié à la Syrie, utilise des organisations armées libanaises pour organiser des attentats à Paris, attaquer le contingent militaire français, et américain, à Beyrouth, prendre des otages, assassiner un ambassadeur. Dans le golfe Persique, les pasdarans menacent les navires français. La France s’avère très vulnérable face à ces attaques. Elle gesticule, emploie la force armée pour rassurer les Français, en l’engageant par exemple aux frontières du pays avec la police et la douane, ce qui ne sert évidemment à rien contre l’Iran, ou dans le golfe Persique, ce qui est plus utile pour protéger nos navires même si l’escadre engagée ne combat pas. Les actions clandestines que nous tentons échouent pitoyablement et le raid de représailles que nous lançons après l’attaque contre le bâtiment Drakkar à Beyrouth, qui coûte la vie à 58 de nos soldats, frappe dans le vide. Au bout du compte, nous perdons cette confrontation contre l’Iran et cédons à toutes leurs exigences.
Nous sommes plus heureux lorsque, pratiquement au même moment, nous nous confrontons à la Libye que nous voulons refouler du Tchad. Là encore, pas de guerre déclarée, pas de grande bataille, mais une réelle opposition de forces. Cette confrontation peut aussi être qualifiée d’hybride, car de part et d’autre on s’y associe à des acteurs locaux qui eux, sont en guerre ouverte. Notre action est essentiellement militaire et consiste d’abord en une opération de saisie, lorsque nous occupons en quelques jours les points clés du centre du pays, suivie immédiatement d’une opération de dissuasion. Le 15e parallèle est déclaré «ligne rouge» dont le franchissement par l’armée libyenne sera synonyme de franchissement de seuil de la guerre ouverte, le déploiement d’une escadre au large des côtes libyennes et surtout d’une forte escadre aérienne à Bangui et N’Djamena. Dans le même temps, nous soutenons et parfois accompagnons avec des forces clandestines, les forces armées nationales tchadiennes. Notre emploi des forces armées y est donc assez proche de celui de la Russie en Ukraine en 2014, saisie de la Crimée, mobilisation des forces à la frontière, appui à des forces locales, à ce détail près que nous agissons à la demande d’un gouvernement. La Libye de son côté n’ose pas franchir le seuil et répond contre la France par le soutien à des organisations comme le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) en Nouvelle-Calédonie, ou plus tard l’organisation d’attentats terroristes. Son action au-delà de la ligne rouge se limitera à quelques raids aériens qui échoueront tous. Au bout du compte, protégés et appuyés par ce dispositif français, le gouvernement tchadien ralliera ses ennemis locaux et ensemble ils vaincront l’armée libyenne. Ce sont eux évidemment les premiers vainqueurs, mais nous avons participé à cette victoire sans livrer de grandes batailles, hormis quelques frappes aériennes plus ou moins avouées.
L’action sous le seuil, dans la zone grise, hybride, est évidemment une pratique générale et pas seulement par les grandes puissances. Le 6 novembre 2004, un avion de l’armée de l’air ivoirienne attaque une base française à Bouaké et tue huit de nos soldats. Dans la foulée, face à la réaction française, le gouvernement ivoirien déploie tout un panel d’actions non attribuables : emploi d’une «organisation de jeunes (les Jeunes patriotes) contre les ressortissants français, fausses accusations dans les médias contre les soldats français, appel au peuple pour freiner par des mouvements de la force Licorne. Même l’attaque aérienne est niée. Elle serait un accident, une erreur d’appréciation de la part des pilotes biélorusses, par ailleurs très rapidement exfiltrés de la région. La capacité de nier et de fournir un discours alternatif qui sera repris intégralement par les partisans et les “idiots utiles” fait partie de la panoplie de la guerre sous le seuil. Malgré les évidences, la destruction d’un avion de ligne civil en Ukraine ou une attaque chimique en Syrie fera ainsi systématiquement l’objet d’une manœuvre de freinage médiatique.
L’article de Mattis et Hoffman faisait allusion aux États qui se comportent de manière “irrégulière”, c’est-à-dire hors du champ clausewitzien de la guerre classique déclarée et encadrée par des règles de droit et consistant surtout en un duel de forces armées enchainant les batailles. Il évoquait aussi les organisations armées qui, à l’instar du Hezbollah libanais, ont des capacités dignes d’un État. Si les États peuvent renoncer aux grandes batailles pour agir dans des champs variés, “hors limites” selon le titre du livre de Liang et Xiangsui par en 1999 mais avec un niveau de violence faible, les organisations armées, l’autre grande nouveauté dans le champ stratégique depuis 1945, le font naturellement. Peu d’entre elles, le Parti communiste chinois ou le Viet-Minh pour les cas les plus connus et en fait presque les seuls, sont capables de basculer aussi dans le champ “régulier” des batailles rangées. Or, ces cas particuliers, les organisations politiques armées pratiquent exclusivement une stratégie cumulative combinant de multiples actions auprès des populations amies, ennemis ou contestées et contre les forces ennemies depuis la propagande jusqu’à attaques terroristes en passant par les embuscades, les sabotages, l’aide humanitaire, etc.
Les réponses relèvent également de ce pointillisme. Quelques années après la confrontation de Bornéo, de 1969 à 1972, la France est en première ligne pour lutter contre le Front de libération nationale au Tchad. C’est la première fois que nous menons une lutte contre une organisation armée à l’intérieur d’un territoire étranger, à sa demande et en coordination avec l’État souverain. Nous aussi nous y pratiquons du cumulatif multipliant les petites opérations de recherche et destruction des bandes rebelles, des dizaines de combats ne dépassant pas quelques centaines de soldats, l’organisation de la défense des villages, la réforme des administrations des préfectures, l’encadrement et la formation des forces de sécurité locales, la pression sur les autorités locales pour une plus grande ouverture politique, la pression diplomatique et parfois économique sur les États voisins pour qu’ils cessent leur aide au Frolinat, la camouflage autant que possible de l’opération auprès des médias français.
Une des difficultés des opérations cumulatives est qu’il souvent difficile de voir quel est le sens de la victoire. Dans un conflit séquentiel, classique et ouvert, on voit à peu près qui gagne les batailles et progresse sur le terrain. Dans les conflits sous le seuil, les choses sont souvent plus floues et les victoires y sont rarement nettes. Par principe, si on n’emploie la force que de manière limitée, il y a peu de chance que l’adversaire soit détruit. L’affaire se termine donc par une négociation discrète ou par le retrait de l’adversaire estimant avoir suffisamment gagné. En 1972, la France n’a pas détruit le Frolinat et n’a pas négocié avec eux, mais elle considère alors avoir suffisamment réussi sa mission et retire ses forces.
La guerre telle est décrite par Mattis et Hoffman n’est donc pas un phénomène nouveau, mais il est incontestablement un phénomène croissant ou plutôt renaissant après un premier âge d’or pendant la guerre froide, et ce pour deux raisons. Mattis et Hoffman avaient raison lorsqu’ils indiquaient de la montée en puissance des organisations armées, politiques mais aussi criminelles, avec un mélange des genres qui constitue peut-être la plus troublante et délicate des hybridités. La guerre mondiale en cours est d’abord une guerre des États contre ces structures qui bénéficient à fond des flux d’argent gris, d’informations, d’armes légères et même d’individus de la mondialisation. Mais depuis 2005, de nouvelles puissances sont réapparues contestant la suprématie politico-militaire occidentale, américaine en particulier. On voit réapparaitre des blocages qui avaient disparu depuis 1990 et qui contraignent l’emploi ouvert de la force. La marge de manœuvre politique est plus étroite, ne serait-ce que par l’usage renouvelé du veto au conseil de sécurité des Nations-Unies. La marge de manœuvre militaire également, les nouvelles puissances étant capables d’appuyer à nouveau de leurs forces ou au moins de leur armement, des États ou des organisations alliés.
Nous ne nous y trompons pas, oui l’âge est aux “conflits gris”, “hybrides”, aux confrontations à l’emploi limité de la violence ouverte, sauf pour ceux qui la subissent bien sûr; à la combinaison des forces très visibles et cachées, services clandestins, forces spéciales, mercenaires, groupes alliés politiques ou criminels; aux actions militaires non violentes, saisie, démonstration, dissuasion, appui, frappes; aux actions dans tous les milieux physiques et humains, cyberattaques, désinformation, pression sur les entreprises, blocus, emploi des foules, etc. Les deux principales limites sont en réalité l’imagination et la volonté. Nous avons tous les moyens de lutter de cette façon, il faut maintenant en prendre conscience, s’organiser en conséquence et surtout en avoir la volonté.

jeudi 7 novembre 2019

Ils s'instruisent autrement pour vaincre


Go-Ishi n°7-Innovation
Adapté d'un article paru dans Défense et sécurité internationale n° 143-septembre-octobre 2019

Les compétences sont beaucoup moins visibles que des équipements lourds. On s’aperçoit et on se méfie quand un adversaire potentiel double d’un coup le nombre de ses engins blindés ou de ses avions de combat. On remarque beaucoup moins en revanche lorsqu’il double son capital de compétences. C’est pourtant probablement beaucoup plus dangereux et souvent à l’origine de mauvaises surprises. On peut surprendre parce que l’on attaque par des endroits inattendus, parce qu’on emploie des équipements inédits ou des procédés nouveaux, mais on peut surprendre aussi parce qu’on est simplement d’un seul coup meilleur qu’avant. On pourra même parler à cet égard de «surprise par l’instruction».

Le cas Top Gun

Lorsqu’elles sont engagées au-dessus du Nord-Vietnam à partir de 1965, l’US Air Force et l’US Navy découvrent avec étonnement la qualité de la chasse aérienne nord-vietnamienne, une performance remarquable pour une organisation créée seulement en 1959. En 1967, le rapport des pertes n’est que de seulement deux Mig abattu pour un avion américain de l’Air force ou de la Navy. Ce rapport tend même à s’égaliser. En 1968, la Navy perd 10 appareils contre 9 Mig et aucun des 50 derniers missiles air-air qu’elle a lancés n’a atteint son but.

Les opérations aériennes américaines sont suspendues au-dessus du Nord-Vietnam durant l’année 1969. Lorsqu’elles reprennent de 1970 à 1973, on constate que les résultats des combats sont les mêmes qu’avant la suspension. Ceux de la Navy en revanche sont très étonnants, puisque d’un ratio de presque 1 pour 1 on passe de 1970 à 1973 à 12,5 Mig abattus pour 1 avion américain et cela sans équipements nouveaux. Que s’est-il passé?

En fait, la Navy a réfléchi. Elle s’est appuyée sur l’étude Systems Analysis Problems of Limited War, présentée par Herbert Weiss devant l’Institut américain d’aéronautique et d’astronautique en 1966. À partir d’une analyse statistique des combats aériens depuis la Première Guerre mondiale, Weiss y démontrait un lien beaucoup plus fort qu’on ne l’imaginait entre le nombre de missions des pilotes de chasse et leur capacité à y survivre. Un chiffre en particulier interpellait : 40 % de chance d’être abattu lors de son premier combat décisif (avec un avion détruit ou touché), mais 5 % au bout de seulement cinq combats.

L’idée fut alors de descendre sous ce seuil de 5 % sans combattre réellement en faisant appel à la simulation. En mars 1969, la Navy Fighter Weapons School, plus connue sous le nom de Top Gun, est créé à Miramar en Californie. Les pilotes y sont placés dans des situations de combat les plus proches possible de la réalité, et en particulier au canon, contre des «agresseurs» simulant au mieux les équipements et les méthodes de l’ennemi. Les combats filmés font ensuite l’objet d’un retour d’expérience précis et honnête où l’erreur n’est pas considérée comme honteuse mais comme une étape à franchir. Ces combats simulés sont également accompagnés de cours avec des instructeurs recrutés parmi les meilleurs pilotes de chasse de la Marine.

L’évidence de l’efficacité du modèle Top Gun est alors telle au Vietnam que non seulement l’US Navy décide de maintenir cette école conçue initialement pour la durée de la guerre, mais en décline aussi le concept aux combats air-sol à la «strike university» au Nevada. L’US Air Force imite la Navy en 1974 avec les exercices Red Flag, la composante aérienne des Marines fait de même en 1978. En 1979, les forces terrestres américaines, Army et Marines adoptent à leur tour le principe de Top Gun en créant de grands centres de combat où leurs bataillons font face de manière réaliste à des « forces ennemies », avec en particulier l’emploi de laser pour simuler les tirs.

Quelques années plus tard, la qualité des unités américaines à Panama en 1989 et surtout dans la guerre contre l’Irak en 1990-1991 tranche très nettement avec celle de l’après-Vietnam. La bataille de 73 Easting opposant les 26 et 27 février 1991 opposant trois brigades américaines à deux divisions blindées irakiennes reste comme un des combats de rencontre aux résultats les plus écrasants de l’histoire avec un rapport de pertes en faveur des Américains de 1 à 100 pour les hommes et de 1 à 300 pour les véhicules blindés. Cette démonstration de force incitait les armées capables de réaliser un tel investissement technique et financier d’adopter le principe de Top Gun. La France a inauguré ainsi le Centre d’entraînement au combat (CENTAC) de Mailly en 1996, puis le Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB) au camp de Sissonne dix ans plus tard.

Surprendre par l’instruction

Cette méthode d’instruction et d’entrainement ne se substituait pas aux méthodes précédentes, les pilotes de la Navy ne passant qu’une très brève partie de leur temps de formation et d’entrainement à Miramar, mais s’y ajoutait. Les méthodes militaires évoluent par paliers avec une phase de gains rapides suivie d’une phase de rendements décroissants, mais ne disparaissent pas. On assiste plutôt à un empilement de méthodes dans lesquels les armées puisent en fonction des ressources disponibles, temps, infrastructures, encadrement et, pour faire fonctionner l’ensemble, finances.

Le drill, que l’on pourrait traduire par «mécanisation», est une méthode de formation militaire reposant sur la répétition individuelle et collective des gestes et des manœuvres. Cette méthode ancienne plus ou moins bien utilisée par les armées antiques a été remise au goût du jour à l’époque moderne avec l’esprit scientifique du moment et la nécessité d’organiser le combat d’armées dotées de nombreuses armes différentes. À la fin du XVIe siècle, les frères Nassau introduisent dans l’armée hollandaise de nouvelles formes d’exercices s’appuyant sur des mouvements uniformisés des troupes et du maniement des armes. La méthode se diffuse au siècle suivant, en particulier dans l’armée suédoise, puis dans celle de Louis XIV sous l’influence notamment du colonel Martinet (qui laissera son nom à un instrument de punition).

C’est au XVIIIe siècle que le drill est poussé à la perfection dans l’armée prussienne. Le bataillon y est conçu comme un bloc rigide où l’espace entre les hommes est imposé réglementairement au centimètre près (64 en 1757), ce qui impose pour manœuvrer l’adoption d’un pas strictement uniforme et donc rigoureusement cadencé à la voix ou au son de flûtes et des tambours. Au prix de répétitions incessantes et d’une discipline de fer, la maîtrise de cet «ordre serré» (qui désigne encore aujourd’hui les mouvements de parade militaire) permet à la troupe de marcher et tirer de manière mieux organisée et plus vite que toutes les autres armées du moment. Les victoires spectaculaires de la petite armée de Frédéric II pendant la guerre de Sept Ans (1757-1763) suscitent alors un grand respect et un engouement pour la «méthode prussienne» dans toute l’Europe. Le drill est resté ensuite en honneur dans toutes les armées jusqu’à aujourd’hui.

Une nouvelle étape est franchie au siècle suivant avec le développement d’exercices sur le terrain et face à un ennemi avec emploi de munitions d’exercice. Si l’ensemble est très utile pour apprendre la conduite des grandes unités, la méthode pose cependant encore de nombreux problèmes d’irréalisme au niveau le plus bas. La méthode est perfectionnée durant la Première Guerre mondiale avec la notion de «préparation de la bataille» sur des terrains simulant autant que possible l’ambiance du combat et reproduisant les terrains à conquérir. Durant l’hiver 1917-1918 en préalable des grandes offensives du printemps, le haut-commandement allemand retire du front soixante divisions d’infanterie, les complète en effectifs et équipements sur un nouveau modèle d’organisation, et les envoie pendant des semaines dans des camps où ils apprennent dans des conditions réalistes les méthodes développées par les bataillons d’assaut. La supériorité de cette nouvelle armée d’assaut sur les divisions alliées est manifeste en particulier dans les grandes percées du 21 mars en Picardie et du 27 mai en Champagne et notamment lorsqu’il faut combattre dans le terrain libre hors de la zone des tranchées. Les fantassins des divisions d’attaque allemandes savent le faire, les Français et les Britanniques ne savent plus.

Un autre exemple de préparation de bataille particulière soignée est la préparation de l’opération Minarets. Minarets désigne le plan de l’armée égyptienne, prêt en septembre 1971, visant à franchir le canal de Suez jusqu’à 15 kilomètres à l’intérieur du Sinaï pour tenir ensuite la position conquise jusqu’à l’inévitable cessez-le-feu. Ce plan est un des plus détaillés de l’histoire puisqu’il descend jusqu’à la description précise de chaque groupe de combat d’infanterie ou du génie, de chaque équipe antichars, de chaque pièce d’artillerie et de chaque char des cinq divisions d’infanterie qui doivent franchir le canal, soit avec les forces de réserve 200000 hommes, 1600 chars et 1900 pièces d’artillerie. Il est interdit de s’écarter du plan pendant les six premières heures. Opération la plus précise, Minarets est aussi sans doute la plus répétée de l’histoire. Les équipes de missiles filoguidés Sagger s’entrainent par exemple à cibler des camions une demi-heure chaque jour jusqu’à l’offensive. L’opération entière elle-même est répétée 35 fois, ce qui paradoxalement contribue à la surprise de l’attaque du 6 octobre 1973 puisque la concentration des troupes qui la précède, la 22e de l’année, ne suscite plus d’attention particulière. Cet effort porte ses fruits, l’opération Minarets, est une réussite qui surprend complètement les Israéliens qui ne croyaient pas les Égyptiens capables d’une telle performance.

Les conditions du succès

Les surprises par l’instruction sont en fait relativement rares. Il faut pour qu’il y ait un effort considérable en matière d’instruction, ce qui suppose souvent un constat d’insuffisance des méthodes en cours, ce qui n’est jamais évident. Il faut ensuite déterminer comment procéder. Cela passe souvent par une remise à plat de ses pratiques par rapport à celles de l’ennemi. Il faut enfin investir massivement et vite, dans de nouvelles infrastructures souvent mais surtout dans un encadrement performant, en recrutant les meilleurs disponibles chez-soi ou parfois à l’étranger. Cet investissement cependant ne permet d’obtenir une surprise que si l’ennemi ne bouge pas de son côté.

Bien souvent en effet les efforts sont parallèles entre adversaires qui se surveillent, mais parfois l’un des deux ne veut pas ou ne peut pas suivre cet effort. Les armées alliées de 1918 voient bien l’effort qui est effectué par l’armée allemande, mais alors en nette infériorité numérique elles n’ont pas les moyens de retirer 60 divisions du front pour les instruire de la même façon. En 1995, après un effort d’organisation et d’instruction fortement appuyé par la société privée américaine DynCorp l’armée croate s’empare en quelques jours de la «République serbe de Krajina». Les milices serbes qui la défendaient n’ont pas été capables de suivre la montée en gamme.

Dans l’exemple égyptien cité plus haut, l’armée israélienne est clairement soumise à un biais d’arrogance qui l’aveugle sur les progrès de l’ennemi. Il est reproduit aussi vis-à-vis du Hezbollah qui effectue un saut qualitatif de 2000 à 2006 qui lui permet de réaliser des opérations plus complexes, alors que de son côté l’armée israélienne a plutôt tendance à perdre ses compétences. On le retrouve peut-être encore lorsque l’infanterie du Hamas progresse de 2008 à 2014. Dans la guerre de 2008, il était tombé 50 combattants du Hamas pour un Israélien, dans celle de 2014, le rapport n’était plus que d’un pour huit.

À une échelle beaucoup plus réduite, ce qui surprend le plus dans l’attaque du 7 janvier 2015 par les frères Kouachi c’est leur maîtrise microtactique qui leur a permis de faire face à deux à 16 policiers en moins d’un quart d’heure. Après les grands centres d’entrainement et la centralisation de la formation selon des procédés réalistes mais lourds à organiser, le nouveau saut en matière d’instruction militaire est peut-être au contraire la démocratisation du «réalisme tactique» et des possibilités d’apprentissage par les moyens d’information ou de simulation.