J’avoue mon embarras devant le concept de guerre
hybride. Celui-ci trouve son origine dans un article de 2005 écrit par deux
éminents officiers du Corps des Marines américains, James Mattis et Franck Hoffman,
qui décrivait la possibilité désormais offerte pour des entités politiques d’utiliser
une gamme inédite de moyens conventionnels ou non, réguliers ou irréguliers,
militaires ou civils, pour imposer leur volonté à une autre entité politique. En
l’occurrence, la victime potentielle de cette forme de guerre était plutôt les États-Unis
et leurs alliés, les « hybrides » ressemblant plutôt au Hezbollah ou Al-Qaïda, voire les Zeta
mexicains du côté des organisations armées, l’Iran ou la Corée du nord, en
attendant la Chine et la Russie, du côté des États.
En réalité, comme beaucoup de concepts stratégiques
américains, on baptisait d’un mot nouveau une réalité ancienne que l’on
feignait de découvrir, afin d’attirer l’attention et les ressources dans son
domaine d’action. Beaucoup de ces concepts sont vite oubliés, mais pour
celui-ci la greffe a pris et à même connu une extension avec la saisie de la
Crimée par la Russie en 2014, et tout le monde, l’OTAN, l’Union européenne
même, y est allé de sa « menace hybride » suffisamment floue pour que l’on puisse y inclure tout ce
qu’on voulait. Bien entendu, encore une fois cela caractérisait ce que faisait
l’Autre, l’ennemi potentiel ou réel mais non clairement avoué.
En réalité, si la guerre hybride est un mélange
d’instruments de puissance, alors évidemment tout le monde la pratique et
depuis longtemps. La Seconde Guerre mondiale, qui paraît aux Américains comme
le modèle de la guerre interétatique avec ses déclarations de guerre, ses combats
de gigantesques armées et ses capitulations est évidemment une grande guerre
hybride, tout simplement parce que ce ne sont pas les armées qui font les
guerres mais les nations. Derrière les forces armées, il y a un peuple, des
représentants politiques, une économie, une industrie, des scientifiques, etc.
et tous agissent simultanément dans les différents champs, militaires, diplomatiques,
industriels, informationnels, psychologiques, tout ce que l’on veut. Les forces
armées elles-mêmes emploient des forces régulières dans différents milieux,
mais aussi des partisans de toutes sortes, sont parfois en collusion avec des
criminels et peuvent pratiquer sciemment le terrorisme, comme lorsque les
Alliés brûlent les villes allemandes ou japonaises. Un des grands problèmes des
États au XXe siècle a d’ailleurs été justement de parvenir à
organiser tous ces instruments, à travers des ministères de la Défense coiffant
ceux des différents milieux, de l’armement, etc. Si on relit l’ordonnance de
1959 sur l’organisation de la défense dans la nouvelle République, on y est
frappé par cette insistance sur la globalisation de la guerre et la nécessité
de la coordination de tous les instruments de puissance sous une direction
ferme.
En réalité ce n’est pas la diversité des moyens
qui importe mais leur dosage. Lorsque l’emploi violent de la force armée est
réduit, l’action des autres instruments prend forcément une importance
nouvelle. Or, la grande nouveauté stratégique depuis 1945 est évidemment
l’existence de l’arme nucléaire, et plus particulièrement du couple missile et
tête thermonucléaire. À partir du moment où plusieurs puissances se retrouvent dotées
de ce type d’armes et en nombre, plus rien ne peut plus être comme avant. Comme
les Reines sur un échiquier, même si les armes thermonucléaires ne sont pas
utilisées, elles exercent une très grande influence sur le jeu. Dès lors que
l’on ne veut pas, pour des raisons compréhensibles, se battre à grands coups
d’armes nucléaires, on en vient aussi à craindre les affrontements classiques
de grande ampleur qui pourraient y conduire presque mécaniquement. C’est ainsi
que la guerre mondiale entre les superpuissances nucléaires est devenue « froide » c’est-à-dire sans
affrontements directs. Mais cela ne voulait pas dire un monde sans
affrontements, au contraire ceux-ci ont été très nombreux mais ils étaient
sévèrement contrôlés afin de ne pas franchir un seuil jugé dangereux. Même
lorsqu’ils lancent sur alors les deux Vietnam plus de bombes que pendant toute
la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont le sentiment, frustrant pour
beaucoup de militaires, de mener une guerre limitée par le souci de ne pas
provoquer d’intervention directe chinoise ou même soviétique.
Beaucoup de ces affrontements sont inavoués et pour
cela restent peu violents. De 1962 à 1966, le Royaume-Uni et la Malaisie sont
en guerre contre l’Indonésie, mais personne ne veut le dire. On parlera donc de
confrontation, le stade intermédiaire entre la simple opposition, voire
compétition, entre États, et la guerre ouverte. L’objet de la confrontation est
le sort des provinces nord de Bornéo après leur indépendance, la Malaisie
voulant les intégrer et l’Indonésie s’y opposant. Pour imposer sa volonté,
l’Indonésie utilise les mouvements de foules médiatisées notamment contre les
emprises diplomatiques britanniques, sa tribune aux Nations-Unies mais surtout
le soutien à une organisation armée locale et l’engagement de son armée dans
des actions de guérilla à Bornéo puis sur la péninsule malaise. Le Royaume-Uni répond
en engageant très discrètement 18 bataillons d’infanterie à Bornéo, et ses
soldats, que l’on ne nomme pas alors « petits hommes verts », combattent l’armée indonésienne dans la jungle le long de
la frontière. Il déploie aussi cette fois très ouvertement des forces navales
et aériennes à Singapour, et organise en Indonésie une campagne de propagande
contre le Président Soekarno. On notera que de part et d’autre, on pratique une
stratégie cumulative et non séquentielle, c’est-à-dire qu’on progresse
d’objectif en objectif vers un but militaire clair, la prise de Berlin en 1945 par
exemple, mais que l’on multiplie les petites actions en espérant qu’elles
provoqueront d’un coup l’émergence de l’effet stratégique recherché. La guerre
sous le seuil est une guerre avec des combats mais sans bataille. En
l’occurrence, l’effet stratégique émergent de la confrontation de Bornéo a été
le renversement du président Soekarno par un coup d’État en 1966 et
l’acceptation de l’intégration des provinces de Bornéo à la Malaisie par le
nouveau pouvoir.
Dans les années 1980, la France est également
en confrontation avec l’Iran et la Libye. Dans le premier cas, l’Iran, allié à
la Syrie, utilise des organisations armées libanaises pour organiser des
attentats à Paris, attaquer le contingent militaire français, et américain, à
Beyrouth, prendre des otages, assassiner un ambassadeur. Dans le golfe
Persique, les pasdarans menacent les navires français. La France s’avère très
vulnérable face à ces attaques. Elle gesticule, emploie la force armée pour
rassurer les Français, en l’engageant par exemple aux frontières du pays avec
la police et la douane, ce qui ne sert évidemment à rien contre l’Iran, ou dans
le golfe Persique, ce qui est plus utile pour protéger nos navires même si
l’escadre engagée ne combat pas. Les actions clandestines que nous tentons
échouent pitoyablement et le raid de représailles que nous lançons après
l’attaque contre le bâtiment Drakkar à Beyrouth, qui coûte la vie à 58 de nos
soldats, frappe dans le vide. Au bout du compte, nous perdons cette confrontation
contre l’Iran et cédons à toutes leurs exigences.
Nous sommes plus heureux lorsque, pratiquement au
même moment, nous nous confrontons à la Libye que nous voulons refouler du Tchad.
Là encore, pas de guerre déclarée, pas de grande bataille, mais une réelle
opposition de forces. Cette confrontation peut aussi être qualifiée d’hybride,
car de part et d’autre on s’y associe à des acteurs locaux qui eux, sont en
guerre ouverte. Notre action est essentiellement militaire et consiste d’abord
en une opération de saisie, lorsque nous occupons en quelques jours les points
clés du centre du pays, suivie immédiatement d’une opération de dissuasion. Le
15e parallèle est déclaré « ligne rouge » dont le franchissement par l’armée libyenne sera synonyme de
franchissement de seuil de la guerre ouverte, le déploiement d’une escadre au
large des côtes libyennes et surtout d’une forte escadre aérienne à Bangui et
N’Djamena. Dans le même temps, nous soutenons et parfois accompagnons avec des
forces clandestines, les forces armées nationales tchadiennes. Notre emploi des
forces armées y est donc assez proche de celui de la Russie en Ukraine en 2014,
saisie de la Crimée, mobilisation des forces à la frontière, appui à des forces
locales, à ce détail près que nous agissons à la demande d’un gouvernement. La
Libye de son côté n’ose pas franchir le seuil et répond contre la France par le
soutien à des organisations comme le Front de libération nationale kanak et
socialiste (FLNKS) en Nouvelle-Calédonie, ou plus tard l’organisation
d’attentats terroristes. Son action au-delà de la ligne rouge se limitera à quelques
raids aériens qui échoueront tous. Au bout du compte, protégés et appuyés par
ce dispositif français, le gouvernement tchadien ralliera ses ennemis locaux et
ensemble ils vaincront l’armée libyenne. Ce sont eux évidemment les premiers
vainqueurs, mais nous avons participé à cette victoire sans livrer de grandes
batailles, hormis quelques frappes aériennes plus ou moins avouées.
L’action sous le seuil, dans la zone grise,
hybride, est évidemment une pratique générale et pas seulement par les grandes
puissances. Le 6 novembre 2004, un avion de l’armée de l’air ivoirienne
attaque une base française à Bouaké et tue huit de nos soldats. Dans la foulée,
face à la réaction française, le gouvernement ivoirien déploie tout un panel
d’actions non attribuables : emploi d’une « organisation
de jeunes (les Jeunes patriotes) contre les ressortissants français, fausses
accusations dans les médias contre les soldats français, appel au peuple pour
freiner par des mouvements de la force Licorne. Même l’attaque aérienne est
niée. Elle serait un accident, une erreur d’appréciation de la part des pilotes
biélorusses, par ailleurs très rapidement exfiltrés de la région. La capacité
de nier et de fournir un discours alternatif qui sera repris intégralement par
les partisans et les “idiots utiles” fait partie de la panoplie de la guerre
sous le seuil. Malgré les évidences, la destruction d’un avion de ligne civil
en Ukraine ou une attaque chimique en Syrie fera ainsi systématiquement l’objet
d’une manœuvre de freinage médiatique.
L’article de Mattis et Hoffman faisait allusion
aux États qui se comportent de manière “irrégulière”, c’est-à-dire hors du
champ clausewitzien de la guerre classique déclarée et encadrée par des règles
de droit et consistant surtout en un duel de forces armées enchainant les
batailles. Il évoquait aussi les organisations armées qui, à l’instar du
Hezbollah libanais, ont des capacités dignes d’un État. Si les États peuvent
renoncer aux grandes batailles pour agir dans des champs variés, “hors limites”
selon le titre du livre de Liang et Xiangsui par en 1999 mais avec un niveau de
violence faible, les organisations armées, l’autre grande nouveauté dans le
champ stratégique depuis 1945, le font naturellement. Peu d’entre elles, le
Parti communiste chinois ou le Viet-Minh pour les cas les plus connus et en fait
presque les seuls, sont capables de basculer aussi dans le champ “régulier” des
batailles rangées. Or, ces cas particuliers, les organisations politiques
armées pratiquent exclusivement une stratégie cumulative combinant de multiples
actions auprès des populations amies, ennemis ou contestées et contre les
forces ennemies depuis la propagande jusqu’à attaques terroristes en passant
par les embuscades, les sabotages, l’aide humanitaire, etc.
Les réponses relèvent également de ce
pointillisme. Quelques années après la confrontation de Bornéo, de 1969 à 1972,
la France est en première ligne pour lutter contre le Front de libération
nationale au Tchad. C’est la première fois que nous menons une lutte contre une
organisation armée à l’intérieur d’un territoire étranger, à sa demande et en
coordination avec l’État souverain. Nous aussi nous y pratiquons du cumulatif
multipliant les petites opérations de recherche et destruction des bandes
rebelles, des dizaines de combats ne dépassant pas quelques centaines de soldats,
l’organisation de la défense des villages, la réforme des administrations des
préfectures, l’encadrement et la formation des forces de sécurité locales, la
pression sur les autorités locales pour une plus grande ouverture politique, la
pression diplomatique et parfois économique sur les États voisins pour qu’ils
cessent leur aide au Frolinat, la camouflage autant que possible de l’opération
auprès des médias français.
Une des difficultés des opérations cumulatives est
qu’il souvent difficile de voir quel est le sens de la victoire. Dans un
conflit séquentiel, classique et ouvert, on voit à peu près qui gagne les
batailles et progresse sur le terrain. Dans les conflits sous le seuil, les
choses sont souvent plus floues et les victoires y sont rarement nettes. Par
principe, si on n’emploie la force que de manière limitée, il y a peu de chance
que l’adversaire soit détruit. L’affaire se termine donc par une négociation
discrète ou par le retrait de l’adversaire estimant avoir suffisamment gagné. En
1972, la France n’a pas détruit le Frolinat et n’a pas négocié avec eux, mais
elle considère alors avoir suffisamment réussi sa mission et retire ses forces.
La guerre telle est décrite par Mattis et Hoffman
n’est donc pas un phénomène nouveau, mais il est incontestablement un phénomène
croissant ou plutôt renaissant après un premier âge d’or pendant la guerre
froide, et ce pour deux raisons. Mattis et Hoffman avaient raison lorsqu’ils
indiquaient de la montée en puissance des organisations armées, politiques mais
aussi criminelles, avec un mélange des genres qui constitue peut-être la plus
troublante et délicate des hybridités. La guerre mondiale en cours est d’abord
une guerre des États contre ces structures qui bénéficient à fond des flux
d’argent gris, d’informations, d’armes légères et même d’individus de la
mondialisation. Mais depuis 2005, de nouvelles puissances sont réapparues
contestant la suprématie politico-militaire occidentale, américaine en
particulier. On voit réapparaitre des blocages qui avaient disparu depuis 1990
et qui contraignent l’emploi ouvert de la force. La marge de manœuvre politique
est plus étroite, ne serait-ce que par l’usage renouvelé du veto au conseil de
sécurité des Nations-Unies. La marge de manœuvre militaire également, les nouvelles
puissances étant capables d’appuyer à nouveau de leurs forces ou au moins de
leur armement, des États ou des organisations alliés.
Nous ne nous y trompons pas, oui l’âge est aux “conflits
gris”, “hybrides”, aux confrontations à l’emploi limité de la violence ouverte,
sauf pour ceux qui la subissent bien sûr ; à la combinaison des
forces très visibles et cachées, services clandestins, forces spéciales,
mercenaires, groupes alliés politiques ou criminels ; aux actions militaires non violentes, saisie, démonstration,
dissuasion, appui, frappes ; aux actions dans tous les
milieux physiques et humains, cyberattaques, désinformation, pression sur les
entreprises, blocus, emploi des foules, etc. Les deux principales limites sont
en réalité l’imagination et la volonté. Nous avons tous les moyens de lutter de
cette façon, il faut maintenant en prendre conscience, s’organiser en
conséquence et surtout en avoir la volonté.