lundi 26 août 2019

Savoir où s'arrête ce qui suffit



Go-Ishi 1 : Doctrine

Pour accompagner la sortie de S'adapter pour vaincre, je propose une série de notes en trois pages, les Go-Ishi (pour changer de l'anglais) sur les concepts de stratégie et de management qui y sont exposés au fil des pages. 

C’est un principe classique du Tao : toute tendance sécrète les éléments qui vont y mettre fin. En langage financier plus moderne, on dit que «les arbres (en l’occurrence le cours des actions, les prix, les bulles de toutes sortes) ne montent pas jusqu’au ciel». Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une organisation agit en milieu compétitif, et que plein de gens font en sorte que justement vous n’atteigniez pas le ciel. Acteur, du côté du Tsar, de la campagne napoléonienne de 1812 en Russie, Clausewitz explique que «chaque pas vers la destruction de l’autre, affaiblit votre propre supériorité», sous-entendu parce que vous vous éloignez de vos ressources, morales, logistiques, alors que l’ennemi combattant sur son sol voit les siennes se renforcer. Cela ne signifie pas que vous allez forcément échouer, bien au contraire, mais qu’en poursuivant toujours dans la même voie, cela arrivera forcément.

Gagner jusqu’à l’échec

Les exemples militaires d’obstination jusqu’à l’échec sont nombreux. En mars 1918, l’armée allemande lance la première d’une série de grandes offensives mensuelles destinées à vaincre les Franco-Britanniques avant l’arrivée massive des Américains. En s’appuyant sur une certaine supériorité de moyens et de nouvelles méthodes, les premières attaques, en Picardie, dans les Flandres puis en Champagne, sont des grands succès tactiques. Et puis les choses se sont enrayées. L’attaque de juin est un échec, celle de juillet un désastre. Que s’est-il passé? C’est simple, les Français ont appris à anticiper le moment et l’endroit où les Allemands vont attaquer, ce qui leur permet d’y concentrer toutes leurs forces, et ils ont appris à se prémunir des innovations allemandes, notamment en organisant leur défense en profondeur. Refaire cinq fois la même chose face à un adversaire intelligent n’est pas forcément une bonne idée. À l’autre bout du spectre des grandes opérations de 1918, à une échelle microtactique, le film de Ridley Scott La chute du faucon noir (2001) décrit en détail le fiasco d’une opération des forces spéciales américaines en Somalie en 1993. Ce qu’il ne montre pas, c’est que cette opération était la septième menée de la même façon par les Américains laissant ainsi le temps aux miliciens du général Aïdid, baptisés avec mépris les «squelettes», le temps de trouver le moyen d’y faire face.  

Un autre exemple presque classique est fourni par les évolutions de la guerre de Corée. La guerre commence en juin 1950 par l’invasion du sud par une force nord-coréenne équipée et formée par les Soviétiques à leur image. Cette armée motorisée et disposant de brigades blindées balaie sans difficulté la faible armée sud-coréenne, mais est stoppée à l’extrême sud-est du pays par le corps expéditionnaire américain. Très loin de leurs bases, les Nord-Coréens sont désormais très vulnérables. Maîtres du ciel, les Américains entravent rapidement la logistique des forces ennemies concentrées à l’extrême sud du pays. Maîtres des mers, ils débarquent deux divisions à Inchon le 15 septembre et s’emparent de Séoul dix jours plus tard. Tout le système opérationnel nord-coréen est alors coupé de ses arrières et s’effondre.

Dans la foulée la puissante 8e armée américaine, cœur de la force des Nations-Unies, franchit à son tour la frontière en direction du nord cette fois, sans grande opposition ennemie. De nombreux indices laissent entrevoir la possibilité d’une intervention militaire chinoise, mais le général Mac Arthur, commandant des forces des Nations-Unies, les ignore. Il ne croit pas que les Chinois oseront lancer leur armée de va-nu-pieds contre la puissance de feu américaine. Le 24 novembre 1950, Mac Arthur lance son opération «Noël à la maison» destinée à terminer la guerre par l’occupation totale de la Corée du Nord. Le lendemain, l’armée chinoise répond par une offensive de grande ampleur. Plus de 300000 fantassins chinois profitent du terrain accidenté, de la météo hivernale et de la nuit pour échapper aux avions des Américains et s’infiltrer sur les arrières de leurs colonnes motorisées liées aux routes. Un corps d’armée sud-coréen est anéanti et la 8e armée est obligée de se replier en catastrophe. C’est un des plus grands désastres subis par l’armée américaine au cours de son histoire, quelques semaines seulement après un de ses plus brillants succès.

Se rétablissant au sud de la frontière, l’armée américaine se transforme. Après avoir fait du 1945, les forces des Nations-Unies font du 1918 (oui, une évolution peut être un retour en arrière) en formant une grande ligne de retranchements et en faisant appel massivement à l’artillerie pour briser les Chinois. Ces derniers s’obstinent à leur tour, multipliant les grandes offensives comme celle de novembre. Celles-ci sont cependant de moins en moins efficaces devant les défenses des Nations-Unies. En avril 1951, les Chinois admettent que cette voie est sans issue et ils transforment à leur tour leur système opérationnel, basculant en quelques semaines de «l’offensive à outrance» à la défensive à tout prix, avec un immense échiquier de positions de campagne, bunkers, nids de mitrailleuses, tranchées et tunnels, parfaitement camouflées et résistantes aux attaques aériennes.

Les attaques alliées deviennent à leur tour plus difficiles et chaque kilomètre conquis coûte de plus en plus cher. Placés à leur tour dans une situation de crise Schumpetérienne, qui imposerait une nouvelle transformation, les Américains renoncent à vouloir détruire les armées communistes et à réunifier la Corée. La guerre se fixe le long du 38e parallèle, pratiquement sur le point de départ, et pendant deux ans les combats ne servent que comme instruments dans la difficile négociation qui débute en juillet 1951.

Éviter le combat de trop

L’obstination dans une voie jusqu’à la crise, parfois l’effondrement, est donc un phénomène courant. Elle s’explique assez facilement. Il est difficile pour une organisation qui réussit, et plus particulièrement pour les dirigeants qui ont fait cette réussite, de tout arrêter alors que tout va bien comme un sportif de haut niveau qui prend sa retraite au sommet de sa gloire. L’économiste Hyman Minsky a bien décrit les effets psychologiques des succès et des échecs dans le monde économique, le succès rend euphorique une organisation et induit une sous-estimation des risques jusqu’à la mauvaise surprise alors que l’échec provoque le phénomène inverse, jusqu’à parfois la paralysie.

La différence entre des sportifs et des organisations est cependant que les premiers savent que leur carrière aura forcément une fin alors que les secondes se perçoivent éternelles. Le problème de l’arrêt au bon moment est donc quelque chose qui les préoccupe assez rapidement, en particulier lorsqu’ils sentent que leur corps ne répond plus autant, en d’autres termes que leur rendement, le résultat obtenu pour les efforts fournis, décline. Toute la difficulté est alors de s’arrêter avant que cette ligne descendante ne rencontre celles qui montent. Par principe, un sportif se connaît bien, mais les organisations pas forcément surtout lorsqu’elles sont grandes. Si un système d’auto-analyse, ou de retour d’expérience, n’y est pas organisé il peut y avoir un grand décalage entre ce qui se fait réellement ou est en train de se passer à l’intérieur et la perception qu’en a la direction.

Il est en fait souvent plus facile de voir l’extérieur de l’organisation et notamment les résultats qu’elle peut avoir sur un marché ou un champ de bataille. Il faut regarder alors très attentivement lorsqu’ils ne correspondent pas aux attentes, dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs, car c’est le signe qu’il se passe quelque chose de nouveau. Cette surprise peut prendre beaucoup de temps, le modèle de la légion romaine, difficilement imitable à l’époque, a été très performante pendant des siècles. À l’époque actuelle, c’est en général plus rapide.

En 1994, les plus brillants cerveaux de la finance américaine s’associent pour former Long-Term Capital Management (LTCM) avec l’ambition d’aborder la spéculation boursière de manière scientifique. Ils mettent au point une «martingale» qui semble infaillible. Les performances du fonds sont effectivement extraordinaires avec + 20 % en 1994, +42,8 % en 1995 et +40,8 % en 1996. En 1997, deux des membres de l’équipe reçoivent alors un prix Nobel de l’économie. C’est au moment où on voit briller le plus les étoiles que l’on sait qu’elles sont en train d’exploser. Pourtant cette année-là le rendement n’est plus que de 17,1 %. Pourquoi? Cela aurait dû être une évidence pour des esprits aussi brillants : la martingale de LTCM a été évidemment imitée, ce qui a faussé le modèle.

Lorsque les rendements décroissent, il y a deux voies possibles si on veut remonter la pente : investir dans quelque chose de nouveau ou bien continuer à faire la même chose avec plus de moyens, comme les Chinois réunissant plus de 700000 hommes, deux fois plus que lors de la première offensive, pour leur attaque du 22 avril. La seconde voie est bien plus facile à emprunter que la première, surtout si le succès et les profits aidant beaucoup de gens viennent derrière vous, vous y poussent et vous offrent des crédits. Au lieu de changer de modèle LTCM, allègrement soutenu par tout le secteur bancaire, a compensé la perte de rendement de chaque activité par de plus grandes sommes investies. Les positions cumulées de LTCM ont fini par représenter le PIB de la France jusqu’au moment où la crise russe d’août 1998 a modifié le fonctionnement des marchés dans un sens contraire à celui anticipé. Les suiveurs sont alors devenus les premiers fuyards accélérant la catastrophe après avoir contribué à l’euphorie. Un krach général est alors évité de justesse par une recapitalisation express. Pendant toute la crise, Robert Merton, un des deux prix Nobel, déclara que son système était bon, mais que c’était le monde qui avait changé. Pour paraphraser Norman Dixon parlant d’un général britannique «plus la réalité s’approchait et moins il en était satisfait».

Reste la première voie : changer. On reviendra plus en détail sur les nombreuses facettes de cette notion. Retenons à ce stade que la taille ne fait pas tout. Bien sûr qu’il est plus facile à une petite organisation de se transformer, mais les grandes peuvent le faire aussi et très vite. Dans les exemples cités plus haut, les armées engagées en Corée représentent des centaines de milliers d’hommes, après la constatation de leur échec elles se transforment en quelques semaines. La transformation de 1914 à 1918 de l’armée française, une organisation de 4 millions d’individus en moyenne, est l’exemple le plus profond et le plus puissant de toute l’histoire du pays.

Non, le problème premier est la compatibilité de la transformation souhaitée avec la culture de l’organisation, le «modèle mental» dont parle Philippe Silberzahn. Soit cette transformation est compatible et auquel cas le changement profond nécessaire relèvera d’innovations radicales, finalement assez facilement acceptées. L’armée chinoise en Corée est animée de l’esprit offensif des 16 mots d’ordre du président Mao, mais la discipline y est une valeur bien plus importante. Elle passe à une organisation défensive contraire à la doctrine précédente sans aucun état d’âme. On notera quand même que la sanction de l’échec a largement facilité cette transition psychologique.

Soit ce n’est pas compatible et l’effort demandera dans ce cas une vraie rupture, souvent une révolution interne menée par une coalition associant des dirigeants, des membres plutôt influents et parfois des extérieurs puissants comme les politiques. Avec un peu de chance, cette révolution interne réussit avec le désastre. Avec un peu plus de chance, elle va dans le bon sens, car transformation n’est pas non plus synonyme de progrès. Les Jeunes-Turcs imposent, partiellement en fait, l’«offensive à outrance» dans l’armée française avant 1914. Ce n’était pas une bonne idée du tout.

Bien souvent en fait il est beaucoup plus simple d’attendre de prendre une claque et d’espérer que l’on soit encore debout après. Le courage physique est plus courant que le courage intellectuel.

Ouvrages cités
- La citation de Clausewitz est tiré du chapitre d'Entrer en stratégie, de Vincent Desportes, Robert Laffont, 2019.
- Hyman Minsky, Stabiliser une économie instable, Les petits Matins, 2016.
- Norman Dixon, De l'incompétence militaire, Stock, 1977.
- Philippe Silberzahn et et Béatrice Rousset, Stratégie modèle mental, Diateino, 2019.


6 commentaires:

  1. Je ne comprends pas le titre du billet.

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    1. "Savoir où s'arrête ce qui suffit "
      être capable de discerner le moment où la tendance va s'inverser et agir voire réagir en conséquence? Du moins je suppose

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  2. Brillant mais j'espère que la tendance décrite ne s'applique qu'aux sportifs et aux organisations et pas à la rédaction du blog.

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  3. C'est l'art de "savoir jusqu'où ne pas aller trop loin"

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  4. La dernière phrase a fonctionné en 1914. En 1940, la claque était trop forte d'autant plus que l'on était à cloche pied. Heureusement que d'autres sont venus nous relever et qu'on avait une béquille en Afrique.

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  5. Tout à fait d'accord sur le fond de l'article
    Mais pas d'accord sur l'exemple de la légion romaine qui est loin d'être restée monolythique au cours de l'histoire romaine. La légion a en fait beaucoup évolué elle même, tant en terme d'organisation que de matériel ou de types d'unités, Apprenant sans cesse de ses différents adversaires, voire de divers désastres. Cf Yvan le Bohec

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