vendredi 30 août 2019
Midas, le roi...pas les garages.
jeudi 29 août 2019
Organiser une opération militaire pour les nuls
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Kim Jung-Gi |
Alors
jeune sergent, j’ai été appelé un jour avec mes camarades chefs de groupe de
combat d’infanterie par mon chef. Le discours fut bref :
—
Qu’est-ce que vous glandez ?
—
On attend vos ordres, mon adjudant !
—
Je ne donne pas d’ordres mais des missions à remplir, et quand je n’en donne
pas, il y en a une qui s’applique automatiquement : maintenir et si possible
renforcer vos compétences et celles de vos hommes. Donc, si je ne dis rien, je
dois vous voir en train de courir, ramper, manœuvrer, tirer, nettoyer vos
armes, apprendre des trucs. Dès que j’ai une mission à vous donner, en général
parce que j’en ai reçu une moi-même, tout s’arrête et on bascule sur un
objectif plus précis à atteindre.
Le
voile s’est alors déchiré devant mes yeux novices.
De
la mission
Dans
son Introduction à la pensée complexe, Edgar Morin distingue la
programmation de la stratégie. La programmation consiste à organiser l’emploi
de ressources pour atteindre un objectif (construire un pont, par exemple). La
stratégie, c’est la même chose, mais face à une intelligence humaine qui va
s’ingénier à vous embêter.
Il
y a toujours de l’incertitude dans l’action. Des pluies diluviennes inattendues
peuvent gêner la construction du pont, mais l’incertitude est d’autant plus
forte qu’il y a de l’humain et de la compétition. À ce titre, le combat est
sans doute ce qui est le plus incertain puisque l’action de l’ennemi y est
directe et destructrice.
Dans
un monde de pure programmation, le chemin le plus court est la ligne droite.
Dans un monde dialectique, la ligne droite est peut-être le chemin où l’ennemi
va vous tendre une embuscade et n’est donc pas forcément le plus court. Il vaut
peut-être mieux passer par un chemin moins probable, ou plus facile à défendre,
mais l’ennemi peut suivre le même raisonnement et ne pas vous attendre sur la
ligne droite. Les choses deviennent donc forcément un peu compliquées, voire
complexes. On reviendra sur ces subtilités.
Un
chef réduit cette incertitude en réduisant sa méconnaissance des choses (le «
brouillard de la guerre ») par la recherche de renseignement, mais aussi en la
partageant avec ses subordonnés. C’est là qu’interviennent les missions plutôt
que les ordres. La mission signifie : « Je ne sais pas tout, voilà ta part de
responsabilité et tes ressources. » C’est la Sainte Trinité militaire : « un
chef — une mission — des moyens ».
La
mission est définie comme un effet à obtenir dans un cadre espace-temps donné
et avec des moyens précis (en général l’unité que l’on commande, parfois
renforcée). La très grande majorité des missions ne sont pas combattantes. À la
voix (le plus souvent), par écrit, tableau, cahier, mail, etc., j’ai reçu des
milliers de missions dans ma carrière. Et comme expliqué en introduction,
lorsque je n’en recevais pas, la mission permanente s’appliquait.
Le
soldat est donc toujours en mission, même quand il dort (c’est la mission «
reconstituer ses forces »). Au moins 99 % d’entre elles ne comprennent pas de
combat, mais concentrons-nous sur celles-ci, car ce sont évidemment les plus
importantes et les plus intéressantes. Dans le fond, les principes restent
sensiblement les mêmes.
Revenons
tout de suite à la définition d’une mission et retenons-en l’essentiel : l’effet
à obtenir. On ne dit pas « Fais ceci ! », par exemple « Déploie 30 hommes à cet
endroit ! » Ça, c’est une tâche, pas une mission : c’est un truc bizarre qui
sent le besoin de montrer que l’on fait quelque chose sans trop s’impliquer. «
Tenir cette position face à l’ennemi jusqu’à midi », ça, c’est une mission.
De
la confiance
Point particulier : la mission (à un niveau élevé,
on parlera d’« opération », mais c’est la même chose) comprend l’ensemble du
processus jusqu’au « mission accomplie ! (ou pas) » et peut-être même jusqu’au
retour d’expérience.
Ce processus est suivi — on parle de contrôle — par
l’échelon supérieur, mais retenons à ce stade qu’un de ses ingrédients
principaux est la confiance : confiance dans la « qualité » de la mission que
je reçois de mon chef, confiance dans la capacité de ceux qui reçoivent mon
ordre de pouvoir et de vouloir l’exécuter au mieux. Quelle que soit la place
dans la hiérarchie, on se trouve toujours entre les deux.
Pourquoi ai-je confiance dans ce que m’envoie mon
supérieur ? Eh bien, d’abord parce que je sais que celui qui me donne une
mission sait ce qu’il me demande, puisqu’il a été à ma place. Sauf lorsque
j’étais chef de groupe, cela a toujours été le cas dans ma carrière. Il n’y a
pas de « voie rapide » dans l’armée, même pour les officiers issus des écoles à
concours direct. Alors, à niveau de commandement équivalent, avec beaucoup
d’organisation, il y a peut-être dix ans de décalage entre un officier supérieur
et un général, mais ce décalage vient de la connaissance de l’organisation d’en
bas. Et ça, ça change quand même pas mal de choses. Le chef d’état-major des
armées (CEMA), le numéro 1 d’une organisation d’environ 250 000 hommes et
femmes, y a passé toute sa carrière et a forcément connu tous les échelons de
commandement auxquels il donne des missions. Tout cela paraît évident pour un
militaire, mais au fur et à mesure de mes rencontres, je me suis aperçu que
cela surprenait beaucoup de mes interlocuteurs.
Je sais aussi que celui qui me donne un ordre,
quelles que soient ses qualités et ses défauts, a longuement été formé au
métier. J’ai passé presque le tiers de mes trente années sous l’uniforme dans
des écoles militaires. Point particulier : cet investissement se fait en deux
temps. Il y a la formation pour les premiers commandements. Sans compter la
Corniche, j’ai passé presque cinq ans, sur un total de seize jusqu’à la fin de
mon commandement de compagnie, entre Coëtquidan et l’École d’infanterie à Montpellier.
Beaucoup de choses à dire sur cette « formation initiale », mais la préparation
technique aux différents commandements, c’est quand même très solide en France.
Mais là où l’école initiale suffit à beaucoup pour une carrière civile
complète, dans l’armée, on en remet une couche au bout d’une quinzaine
d’années. On considère en effet que le commandement des échelons supérieurs
exige des compétences et des savoirs autres que ceux nécessaires à des unités
de petite échelle. Le petit n’est pas synonyme de simple, ce sont simplement
des choses différentes. Nous voilà donc repartis pour un nouveau cycle
concours-écoles (trois nouvelles années en écoles au total, pour ma part) et de
nouvelles responsabilités.
Tout cela pour dire que vous pouvez présumer que ce
que vous recevez d’un échelon supérieur a été fait par des gens compétents.
Cela n’empêche pas les erreurs, parfois énormes. J’aurais aimé être une petite
souris pour savoir comment on en est venu à se dire que se placer dans la
cuvette de Diên Biên Phu pouvait être une bonne idée. Les Diên Biên Phu sont
quand même rares. De toute façon, vous êtes vous-même dans l’incertitude et il
est rare que vous ayez les moyens de juger de la valeur intrinsèque de ce que
vous avez dans les mains. Si c’est le cas et que vous n’êtes pas d’accord, il
faut le dire. Mais c’est un autre propos, que l’on abordera plus tard dans la
rubrique : « Que faire quand je reçois un ordre manifestement con ? ».
Bien entendu, il ne suffit pas d’avoir confiance dans ses supérieurs, il
faut de la même façon avoir confiance dans la réalisation des missions que l’on
donne. Les principes sont sensiblement les mêmes : je les connais, j’ai été à
leur place, je sais qu’ils sont solides (en faisant le total des opérations
extérieures de tous mes 150 marsouins, on obtenait un total de quatre siècles
d’opérations sur tous les continents), bien entraînés et cohérents, au sens où
ils se connaissent très bien. Je sais aussi qu’il y a plein de forces
invisibles, en premier lieu toutes les facettes de l’honneur, qui vont les
pousser à tout faire pour réussir la mission. On y reviendra là aussi. On
notera juste que le degré de confiance ne sera pas du tout le même si tous ces
ingrédients ne sont pas réunis.
Notre ami le
SMEP
En fonction des échelons, il y a plusieurs appellations pour le document
que vous allez recevoir, qui vous explique votre mission et son contexte.
Retenons celle d’« ordre d’opération » ou Ordope.
Un Ordope naît toujours d’un Ordope supérieur. Il se présente, quand on a
le temps, sous la forme d’un document écrit. Il est toujours formaté de la même
façon, quel que soit l’échelon. Du CEMA au sergent, chef de groupe ou chef de
char, on fait tous des SMEP (Situation-Mission-Exécution-Place de chacun). Pour
un général avec son état-major, cela peut prendre des semaines et donner un
document de plusieurs dizaines de pages, et pour un sergent cela peut se faire
en un quart d’heure et oralement, mais les principes sont toujours les mêmes.
On y parle tous le même langage. Tous les termes de mission font l’objet
de définitions précises réunies dans un document. Ces définitions doivent être
connues de tous ou accessibles, afin d’éviter les mauvaises interprétations et
les loupés. Quand on dit juste « reconnaître » (les missions sont toujours des verbes à l’infinitif),
comme mes voisins, j’entends : « Mission qui consiste, pour un groupe ou une section,
à aller chercher du renseignement d'ordre tactique ou technique sur le
terrain ou sur l'ennemi, sur un point ou une zone donnée, en engageant
éventuellement le combat. »
Quand on reçoit un Ordope, on avertit tout de suite les subordonnés et on
essaie de les orienter au maximum afin qu’ils se préparent. On gagne ainsi un
temps précieux. Ensuite, avant de réfléchir, et si le temps est compté, on
regarde combien il reste avant l’heure H, en admettant que l’ennemi, qui
s’obstine à ne pas vous satisfaire, ne vous attaque pas avant. À partir de là,
le principe est de se donner un tiers de ce temps pour rédiger son document
afin d’en laisser pour les subordonnés, qui auront à faire la même chose. S’il
reste 72 heures avant le départ de l’action, on en garde 24 pour soi avant de
donner l’Ordope à l’échelon en dessous, à qui il restera donc 48 h. Celui-ci en
prendra à son tour 15 ou 16 pour lui, et ainsi de suite.
Le processus de réflexion s’effectue ensuite en deux temps : l’analyse
(le S et le M du SMEP) et l’élaboration de la manœuvre (le E et le P).
Dans le document que l’on a reçu, la partie Situation explique tout ce
qui se passe dans notre environnement (le terrain, la population, l’ennemi, les
amis) : cela correspond à notre zone d’intérêt. Notre zone d’action est à
l’intérieur de tout cela, mais tout ce qui se passe autour nous intéresse aussi
forcément. La partie Mission est ensuite en deux parties, avec d’abord
l’intention du chef, c’est-à-dire ce qu’il veut faire pour accomplir sa propre
mission, puis enfin notre mission à chacun de nous, ses subordonnés. Assez
sentencieusement, cela s’écrit ainsi : « Afin de (ma mission), je veux faire ça (mon intention) et, à cet effet,
(liste des missions des subordonnés, dont la nôtre). » Comme pour la situation, l’information fournie dépasse donc
largement la simple mission donnée. Elle explique comment
les choses autour de nous sont censées se dérouler. La
suite de l’Ordope, le E et le P, ce sont essentiellement des mesures de
coordination.
Une fois qu’on a lu ça, que fait-on ? Eh bien, la même chose, mais à un niveau inférieur. Le bureau opérations (« l’équipe bleue ») réfléchit sur l’environnement, sur ce qu’on doit faire, avec ses interdits éventuels ou,
au contraire, ses obligations. Le bureau renseignement (« l’équipe rouge ») fait
sensiblement la même chose, mais du côté de l’ennemi, en regardant en particulier comment il peut réagir et s’opposer à notre action.
Tout cela aboutit à une description de notre environnement (notre
Situation), une réduction de l’environnement de l’échelon supérieur. Cela
aboutit surtout, en réunion avec le chef, à définir son « intention » (ou «
effet majeur »), qui est la description de ce que l’on veut faire pour
accomplir la mission. C’est, en gros — principe de paresseux ou d’économe,
c’est selon — le minimum à faire pour être sûr d’accomplir la mission. Si je
tiens cette colline jusqu’à 11 h, je suis absolument sûr que l’ennemi ne pourra
jamais atteindre cette rivière à 12 h (ma mission). Cela permet de concentrer
les efforts sur un point espace-temps précis.
Après cogitations collectives, le chef tranche. C’est lui qui signera
l’Ordope et endossera une responsabilité, qui est toujours individuelle. Si la
responsabilité n’est pas clairement sur une seule tête mais répartie dans un
flou artistique entre plusieurs, c’est qu’elle n’existe pas en réalité. Dans
une opération, on ne doit avoir qu’un seul chef. On pourrait parler des ordres
qui sont donnés et des actions qui sont menées sans engager du tout sa
responsabilité, mais c’est un autre sujet.
Reste à savoir comment on va faire pour atteindre cet effet majeur (et
donc, rappelons-le, réussir la mission). Les équipes vont à nouveau dans leur
coin. Les « bleus » définissent les modes d’action (MA) possibles pour tenir
cette fameuse colline jusqu’à 11 h, les « rouges » les modes d’action ennemis
(ME) pendant la même période. On se réunit à nouveau, on confronte les MA et ME
dans un tableau et on voit ce que cela donne. À l’issue de ces nouvelles
cogitations collectives, le chef tranche et choisit le MA que l’on va appliquer
et qui devient alors « l’idée de manœuvre ». Le bureau de conduite découpe
cette idée de manœuvre en missions pour les subordonnés, puis on réfléchit à
toutes les mesures de coordination.
Une fois que cela est fait, on regroupe tout cela dans un nouvel ordre
d’opération, qui est envoyé un étage plus bas, et ainsi de suite jusqu’au Jour
J, Heure H. Et là, lorsque l’opération commence, chacun sait ce qui se passe,
quels sont son rôle et ses moyens. L'ordre d'opération est alors remplacé par
des ordres de conduite, qui en sont des adaptations, voire des réécritures
complètes lorsque les choses ne se passent vraiment pas comme prévu.
Globalement, cette méthode générale, présentée ici à grands traits et qui
peut comporter des variantes, résiste quand même pas mal à l’épreuve du temps.
Or, à partir d'un certain seuil, il devient très probable que ce qui a beaucoup
résisté, résistera encore longtemps.
lundi 26 août 2019
Savoir où s'arrête ce qui suffit

Un autre exemple presque classique est fourni par les évolutions de la guerre de Corée. La guerre commence en juin 1950 par l’invasion du sud par une force nord-coréenne équipée et formée par les Soviétiques à leur image. Cette armée motorisée et disposant de brigades blindées balaie sans difficulté la faible armée sud-coréenne, mais est stoppée à l’extrême sud-est du pays par le corps expéditionnaire américain. Très loin de leurs bases, les Nord-Coréens sont désormais très vulnérables. Maîtres du ciel, les Américains entravent rapidement la logistique des forces ennemies concentrées à l’extrême sud du pays. Maîtres des mers, ils débarquent deux divisions à Inchon le 15 septembre et s’emparent de Séoul dix jours plus tard. Tout le système opérationnel nord-coréen est alors coupé de ses arrières et s’effondre.
vendredi 9 août 2019
Le point de rencontre
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Pericles : The Peloponnesian war, GMT Games (2017) |