Le mouvement des Gilets jaunes est une guérilla moderne, sous le
seuil heureusement lointain de la guerre civile, mais guérilla quand même dans
son sens premier de petite guerre. De la guerre, il en a le caractère politique
et la volonté de faire plier une entité politique opposée : le président de la
République, désormais en première ligne après avoir fait le vide entre le peuple
et lui.
Techniquement, c’est une guérilla intelligente utilisant au mieux
les capacités d’organisation, de mobilisation, mais aussi de résonance des
technologies de l’information, des réseaux sociaux aux chaines d’infos.
Certaines trouvailles tactiques sont remarquables, comme l’emploi du gilet
jaune, une sorte de cape de visibilité pour ceux qui se sentaient dans l’ombre,
le choix des rond-points comme points d’occupation, la combinaison de cette occupation
et des « actes », comme au théâtre. D'autres initiatives, par les actes et la parole, sont également désastreuses (et/ou intolérables comme la dégradation de l'Arc de triomphe) mais construit par en bas avec de multiples initiatives, essais et erreurs, le mouvement a émergé comme système efficace de lutte. Tout cela n’est pas
nouveau.
Les tentatives d’organisations de contestations sont en réalité fréquentes mais peu atteignent une masse critique. Pour atteindre un seuil de visibilité
et de puissance (désormais presque des synonymes), il ne faut pas seulement
de l’intelligence tactique. Il y a en France des professionnels de l’« agit-prop » qui s’« agitent » en vain depuis des années, car leur cause ne rencontre pas de masse. Pour réussir et susciter des centaines de milliers de volontaires de lutte, avec cela implique d’efforts, il faut toucher
le cœur et l’esprit de millions de gens.
Pour toucher des millions de gens en ces temps de mondialisation,
il faut évoquer sa face sombre : l’insécurité sous toutes ses formes. En
ce sens, le mouvement des Gilets jaunes est aussi une guérilla moderne, car
c’est une guérilla « en réaction ». Pour les thuriféraires de la
mondialisation, la « grande
ouverture » et la
multiplication des flux en tous genres, financiers, matériels, informatifs,
humains, devaient avoir pour effet d’apporter progressivement le meilleur à
tous. Le monde devenait ainsi de plus en plus plat, selon l’expression de
Friedman, c’est-à-dire de plus en plus lisse et uniforme, et même fixe (la fin
de l’histoire) dans l’optimum des marchés en tous genres.
Ils n’avaient pas tort sur les bienfaits macroéconomiques de
l’affaire puisque « globalement » jamais autant de monde n’est sorti
de la pauvreté en aussi peu de temps. Ils avaient tort sur l’uniformisation. Au
début du XIXe siècle, les costumes typiques des Alsaciennes et
des Bretonnes étaient très proches. Puis, au fur et à mesure de la multiplication
des échanges au sein de la France ouverte grâce au chemin de fer, aux technologies de
l’information, et à la volonté de centralisation, les costumes ont divergé jusqu’à
être très différents à la fin du siècle. L’ouverture a généré un sentiment
d’insécurité et ce sentiment a poussé à une réaction identitaire. C’est un
détail folklorique mais qui illustre combien les réactions, si elles n’ont pas
été toujours violentes, ont été vives au cours de cette première mondialisation,
contestations sociales, crainte devant l’arrivée de nombreux étrangers
(notamment les « dangereux » catholiques polonais et italiens) et
même le long mouvement terroriste des anarchistes.
Lorsqu’il n’y a que le sentiment de subir advient rapidement celui
de la colère. Lorsqu’on a le sentiment d’être piégé dans sa classe parce qu’une
aristocratie bloque l’ascenseur social et squatte les hauts étages, lorsqu’on a
le sentiment d’être coincé dans son travail parce qu’il est difficile d’en
trouver un autre ou de monter en grade puisque les grades sont occupés par les machines pensantes, lorsqu’on a le sentiment de subir à
plein la pression fiscale parce que justement on ne peut s’en échapper, lorsque
ses revenus stagnent alors que l’on sait que la richesse globale augmente, lorsqu’on
voit enfin ses façons de vivre ne plus forcément constituer la norme de ceux que
l’on accueille, cela finit par faire beaucoup.
Lorsque le beaucoup s’accumule et ne trouve pas d’exutoire, il
devient forcément le trop. Il fut un temps en France où les poches de colère,
pour reprendre l’expression d’Arjun Appadurai, trouvaient une écoute et une
réponse dans certains partis politiques, à gauche notamment. Il fut un temps
où des intellectuels se targuaient d’être l’avant-garde de la France d’en bas.
Ils se plaisaient même à dire qu’ils en étaient issus, même si ce n’était pas le cas.
Ce temps n’est plus depuis longtemps. Les partis de gauche ont été détruits par
la mondialisation, par défaut de modèle alternatif efficace pour les uns, par
séduction pour les autres. Quant aux intellectuels, ils ont rapidement
abandonné le peuple (les beaufs) et l’universalisme après mai 1968 pour s’intéresser à des « communautés » ou « sections ». La
démocratie ne fonctionne bien que si elle permet l’alternance de deux agrégats
de valeurs également estimables mais plutôt opposés, comme la création
destructrice et la protection, la liberté et l’égalité. Les effets négatifs de
l’un finissent par être compensés par les effets positifs de l’autre selon un
régime stable dans son instabilité et sa souplesse. Lorsque ne règne qu’un seul
modèle, le système n’est stable que par sa rigidité et son destin est la
cassure.
Comme dans le film Ridicule
de Patrice Leconte, on reconnaît une aristocratie de l’âge des
vanités, selon l'expression de Chateaubriand, à son aveuglement ou au mieux pour certains à son
inertie consciente. Tout ce qui a été dit plus haut n’est pas une nouveauté. Qui
n’a pas entendu depuis des années que « ça allait péter » ? Qui a pu bien être surpris par le
fait que le sentiment croissant d’injustice, de mépris et d’insécurité de toute
une partie du peuple allait déboucher sur autre chose que le vote « hors système » ou l’abstention ? On savait aussi qu’il était possible
de se mobiliser via les « nouvelles » technologies de l’information sans
passer par les cadres partisans. Des tentatives de révolte horizontale, il y en
a eu régulièrement dont certaines ont réussi à prendre forme, comme les émeutes
de banlieue d’octobre-novembre 2005, quelques mois après un référendum sur la
Constitution européenne dont le triomphe annoncé du oui avait été largement
enrayé par une guérilla internautique. En octobre 2013, ce n’était pas les
banlieues qui s’enflammaient mais les Bonnets rouges bretons.
Tout cela était bien connu, documenté, écrit. On disait que
Christophe Guilluy avait été entendu par tous les candidats à la
présidentielle, voire lors de plusieurs présidentielles successives, sans visiblement
qu’il soit écouté. L’écouter supposait en effet des ruptures. Il fallait
revenir à un peu plus de protection, la mission première de l’Etat, un peu plus
de justice et à un peu moins de mépris. C’était impossible sans une « nuit du 4 août » et la fin des multiples privilèges
réels ou fantasmés (mais comment savoir quand tout est caché) d’une élite,
désormais largement endogamique, et apparemment seule à profiter des bienfaits
de l’ouverture. Comme par ailleurs concevoir une colère ? Beaucoup de gens subissent la
mondialisation à la française mais ils bénéficient aussi d’un magnifique
système de redistribution. Pourquoi les gens se plaindraient-ils quand des
centaines de millions d’autres rêveraient d’être à leur place. Oui mais voilà
l’être humain ne se nourrit pas que d’allocations. Passé la satisfaction des
besoins vitaux, il se nourrit de justice. Il est même possible que cela fasse
partie des besoins vitaux. Frustration d’un côté, vieil aveuglement et nouvelles
maladresses de l’autre, le choc était inévitable.
Comme toujours dans les conflits de ce type, beaucoup de choses se
jouent au début lorsque les analyses et le choix qui sont faits rétrécissent
très vite le champ des possibles. Le diagnostic qui est fait, par le pouvoir en
particulier, est fondamental. Que celui-ci sous-estime le phénomène et la
contestation aura le temps de s’incruster dans le paysage. Que la réponse soit
inadéquate et l’adversaire s’en trouvera renforcé. C’est exactement ce qui est
arrivé et c’est hélas très classique. Un diagnostic honnête impose toujours une
remise en cause, exercice difficile mais pourtant moins douloureux que la
gestion de la suite. La reconnaissance d’une confrontation politique suppose
aussi la désignation de facto d’un
interlocuteur, et donc de conférer à ceux à qui on s’oppose un statut d’égal.
Cela va de soi lorsqu’on affronte un autre État, quoiqu’on ait souvent tendance
à le dévaloriser (« État-voyou », « membre de l’axe du mal »), c’est très rare lorsqu’on affronte une autre organisation
politique. On qualifiera plus volontiers le mouvement opposé de tout autre
chose que politique. Il sera social ou sociétal au mieux, criminel au pire. Dans le
premier cas, il suffit d’attendre que les manifestants arrêtent de faire des
ronds pour rien, dans le second cela supposera une réponse policière qui exemptera
de tout dialogue, négociation et surtout de remise en cause. Cette négation
peut parfois fonctionner si le mouvement opposé n’a pas de masse de soutien,
elle échoue dans les autres cas.
La réponse à
un incendie doit être rapide et il ne pas faut lancer l’eau à côté. La première
réponse aux Gilets jaunes a été lente, car centralisée, et ratée. Il ne
s’agissait pas d’une révolte contre « une taxe qui allait sauver la planète » mais d’un mouvement politique. C’est
dès le début qu’il fallait faire le discours qui n’est venu que le 10 décembre,
presque un mois après le début des événements. Entre temps, la violence s’est
installée, initiée par les profiteurs d’un côté, voleurs, casseurs, radicaux,
parfois tout ensemble, mais aussi par la réponse policière, incohérente au niveau politique (briller par un message de fermeté ou d'apaisement ?), hésitante au niveau opérationnel et parfois maladroite au niveau tactique. Dans
le monde militaire, on parle depuis plus de vingt ans de « caporal stratégique », cette capacité pour un seul soldat
de déclencher, généralement par une erreur, des effets considérables grâce
notamment à l’amplification des médias. Il y de la même façon des « policiers stratégiques ». Des erreurs, des bavures, minimes en nombre au regard du nombre total d’actions mais graves par leurs effets immédiats et finalement nombreuses par cumul contribuent à
accroître la colère et la violence au lieu de la contrôler. Ils l'alimenteront d'autant plus que leur sanction n'apparaîtra pas de manière claire et rapide.
À ce jour,
avec 2 700 blessés de part et d’autre, majoritairement et surtout pour les plus graves du côté des Gilets jaunes, le mouvement est le plus violent que la
France ait connu depuis la fin de la guerre d’Algérie. Les effets politiques de
la violence sont ambigus. Ils peuvent être utilisés pour discréditer les Gilets
jaunes mais dans le même temps, outre que les torts sont devenus plus ou moins
partagés en la matière, il est évident, hélas, que le pouvoir n’a cédé que sous
cette pression.
La force du
mouvement des Gilets jaunes a été sa structuration émergente et sa capacité à
fédérer des sentiments de colère, sa faiblesse est d’être un mouvement en
réaction. Il n’y a pas d’objectif positif, de projet cohérent et structuré de société seulement une expression de sentiments, de besoins et parfois de fantasmes. La
Révolution française avec ses pulsions parfois immenses de violence ou ses
innombrables rumeurs stupides (les infox de l’époque), était encadrée et
structurée par un corpus idéologique mouvant mais puissant. Chez les Gilets
jaunes, il y a beaucoup d'expressions et de mises en pratique locales mais pas de théorie générale car il n’y a pas vraiment, pour l’instant, de
théoriciens, ni de général d'ailleurs. Il n’y a pas de stratèges pour atteindre un « état final recherché » mais simplement des tacticiens. Or,
un bon tacticien n’est pas forcément un grand stratège et encore moins un
théoricien. Il peut même desservir complètement la cause lorsqu’il s’y essaye et c'est actuellement plutôt le cas.
Dans l’état
actuel des choses, les réponses stratégiques (mesures sociales, Grand débat
national) et tactiques (dispositifs de sécurité mieux adaptés) ont permis à l'exécutif de
regagner du terrain mais pas de gagner la guerre. D’un autre côté, les Gilets
jaunes peuvent tenir les rond-points et multiplier les « actes » indéfiniment mais ils ne peuvent pas imposer leur volonté de
cette façon purement défensive.
Le front devrait être désormais aussi sur le champ
des idées. Les Gilets jaunes ne pourront s’imposer autrement que comme nuisance que s’ils construisent une théorie. Négliger le Grand débat national au prétexte
qu'il s'agirait d'un changement pour que rien ne change serait sans doute une erreur
stratégique. Il faut l’investir bien sûr. Il faut infuser au moins l’idée de
Français comme actionnaires des services publics à qui on doit des dividendes, de la transparence sur les rémunérations et avantages de ceux qui sont leurs employés et non, au moins pour les hauts-fonctionnaires, une nouvelle aristocratie, des justificatifs de bonne gestion comme par exemple la preuve que l’on traque
vraiment les fraudeurs en tous genres par exemple et surtout le plus gros. Beaucoup plus de
transparence et de justice sous toutes ses formes, voilà qui ferait déjà beaucoup de
bien à notre société, avant même d’aborder la reconquête des champs perdus de
la République française.
Tout cela il
faut l’incarner par une vraie structure politique. Soit les partis actuels se transforment
pour revenir à une vraie alternative pour tous, « gauche-droite » pour simplifier ou sans doute de manière plus actuelle « protection-ouverture », et non un immense marais cerné à gauche et à droite par des mouvements qui
accueillent désormais plus les divisionnistes que de défenseurs du peuple. Soit ce mouvement devient à son tour un parti, c'est-à-dire un porteur de projet. Dans tous les cas, ce sera difficile.
Le conflit ne fait que commencer. Il entre désormais dans la phase de l'incrustation, celle où les fronts se dessinent et où les actions initiales perdent de leurs effets, celle où il faut évoluer pour reprendre l'initiative et prendre un avantage définitif.