Je
m’appelle Mike. Je viens de Virginie, et je vais peut-être mourir en Normandie,
une région dont je connaissais à peine l’existence. Je me suis porté volontaire
pour servir à la 29e division d’infanterie. Je cherchais l’aventure
et je voulais combattre les Nazis. Maintenant, dans le bateau Higgins qui m’amène avec la sixième
vague d’assaut vers Omaha Beach, le
drapeau, la liberté, je n’y pense plus. J’espère juste être à la hauteur et
survivre. J’ai confiance en moi, dans mes camarades, dans mes chefs.
Dans
l’immédiat, je n’ai qu’une envie, c’est quitter ce bateau qui tangue et les
paquets d’eau glacée qui me fouettent le visage. Tout vaut mieux que d’attendre
ainsi depuis des heures. Je serre mon fusil Garand. J’essaie de me calmer en
fantasmant sur mon action sur la plage. Notre corps commence à se transformer.
J’ai soif, j’ai envie d’uriner. Mes pupilles grossissent. Le temps s’étire. Il
reste quelques centaines de mètres du rivage. Ce qui me frappe alors c’est le
bruit. J’ai l’impression que nous entrons dans un tambour géant. Il paraît que
c’est l’effet du frottement sur l’air des balles des mitrailleuses allemandes MG42
qui passent au-dessus de nous à une vitesse supérieure à celle du son.
C’est
le moment. La rampe du Higgins
descend. Certains sautent sur les côtés. L’un d’eux trébuche devant la rampe
qui lui fend le crâne en tombant. C’est le premier mort de la section. Nous n’avons
de l’eau jusqu’aux chevilles. La marée montante entasse les cadavres. Je vois flotter
des membres coupés. Un corps que j’enjambe a son visage troué. Ces images
d’horreur, mon cerveau les enregistre dans tous leurs détails et je sens
qu’elles resurgiront plus tard. En attendant, il passe à autre chose, se
concentrant sur ce qui peut me servir à survivre.
Nous
nous ruons vers le talus de galets à 300 m de là, seul abri sûr de la zone.
Nous courons dans le sable, entre les corps, les hérissons métalliques et les
équipements qui traînent sur le sol. Jesse Owens mettrait une trentaine de
secondes, j’ai l’impression de mettre des heures face à des mitrailleuses qui
peuvent lancer 1 000 cartouches par minute. Au roulement de tambour
s’ajoutent maintenant des sifflements très déplaisants. Il paraît que c’est le
cône de vide derrière la balle qui provoque ça. Cela signifie surtout que cela
passe très près. Plus rien n’existe que le mur de galets devant lequel je finis
par m’affaler.
Le
champ de bataille se rétrécit alors d’un coup. Je fixe un instant un casque
abandonné à côté de moi. Je perçois que l’air non plus n’est plus le même. C’est
un mélange d’odeurs de mer, de poudre, de terre remuée peut-être. Je dois
absolument faire quelque chose, n’importe quoi mais je n’arrive pas à me
décider. J’attends un ordre, n’importe lequel. Mon voisin ouvre le feu
par-dessus le talus de galet. Je l’imite. Je tire, très vite, sans prendre la
visée ni retenir ma respiration comme à l’entrainement. Tirer me rassure, me
donne le sentiment que je peux faire autre chose que subir cet enfer. Mon
cerveau fonctionne très vite maintenant.
Devant
nous, entre la levée de galets et la pente abrupte, il y a encore 200 mètres
d’herbe et de sable. On distingue un chemin qui mène au sommet. Des sapeurs et
des fantassins sont couchés devant les barbelés pour y faire exploser des bengalores. Le lieutenant nous ordonne
de tirer sur le bunker à droite du chemin pour aider les gars qui grimpent vers
le sommet. Nous nous préparons à avancer
aussi.
En
avant ! Nous obéissons comme des automates. Le tir allemand est plus
sporadique. Le déplacement dans l’herbe et le sable est pénible. Je suis tendu
vers cette fameuse piste. Le passage dans
les barbelés est étroit. Nous montons jusqu’au plateau. Nous apercevons un
village au loin. Nous devons nettoyer le bunker sur lequel nous avons tiré. Cette
fois, c’est nous qui avons l’initiative. Nous pouvons avancer comme à
l’exercice, par petits bonds, en nous appuyant mutuellement. Nous sautons dans
une tranchée bétonnée. Je tire dans l’entrée pendant que le sergent s’approche
et lance une grenade. Je fonce derrière lui juste après l’explosion. Il y a de
la poussière et une odeur âcre de poudre partout. Il n’y a personne. Les
Allemands ont évacué la position avant notre arrivée. Je comprends soudainement
que je survivrai à cette journée sans une égratignure et sans avoir vu un seul
ennemi.
Ce
qui reste de la section finit de se regrouper autour du bunker. Je peux voir
toute la plage. La mer est couverte de bateaux. Le ciel est rempli de ballons.
La place est pleine d’hommes, les cadavres que l’on regroupe, les blessés qui
sont soignés sur place ou évacués mais surtout les colonnes de ceux qui
débarquent encore. Des bateaux éventrés, des chars engloutis, un désordre inouï
mais le sentiment de faire partie d’une machinerie d’une immense puissance.
Je
sens que la zone de mort, cette bulle de violence qui s’ouvre parfois dans le
monde normal des hommes est en train de se refermer. Je sors sans bouger d’un
endroit où il m’a fallu en quelques minutes absorber les émotions de toute une
vie.
Très belle phrase à la fin, auto-analyse cognitive qui en dit long sur le ressentir de ce soldat, et sur cette dimension intemporel où l'esprit se perd pendant ces instants de combats furieux, dignes de la roulette russe...
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