Publié le 04/03/2013
En 1968 dans Les producteurs, Mel Brooks décrit deux escrocs qui s’efforcent de ruiner leurs investisseurs en produisant un bide magistral. Malheureusement pour eux, le film est tellement ridicule (la vie d’Hitler en comédie musicale) que le public adore. En réalité, beaucoup de producteurs connaissent malheureusement le destin inverse et, ce qui est nouveau, de plus en plus fréquemment. Sur les quatorze plus grands échecs commerciaux de tous les temps (à plus de 100 millions de dollars de pertes, en monnaie constante), un seul est survenu avant 1990 (La porte du paradis de Michael Cimino), trois dans les années 1990, huit dans les années 2000 et déjà deux pour les années 2010 (Mars Needs Moms et John Carter). Par comparaison, si on prend les dix plus grands succès, deux sont survenus dans les années 1930 (Autant en emporte le vent et Blanche-Neige), un dans les années 1950, deux dans les années 1960 puis les années 1970, pour décliner ensuite au rythme d'un seul par décade (Avatar est le dernier en date).
La cause la plus évidente de ce problème est la
présence d’un nombre important de films en concurrence pour obtenir l’attention
d’un public sollicité par un nombre croissant de canaux d’information. Le bruit
à dépasser pour « apparaître au grand jour » s’en trouve
considérablement accru. Qui plus est, ce temps d’apparition est lui-même de
plus en plus court. Un blockbuster sort généralement dans un grand nombre de
salles mais il en est évacué très vite s’il ne rencontre pas un succès immédiat.
Car, et c’est la deuxième source de problème, la
percée médiatique est également moins qu’avant synonyme de succès. L’origine de
l’incertitude du succès est plus complexe qui celui du bruit mais met aussi en
cause les nouvelles technologies de l’information qui multiplient les
interactions dans le public. Une visibilité insuffisante ou négative peut
suffire à empêcher d’atteindre le rapport nombre d’entrées/salles suffisant
pour assurer la poursuite de l’exploitation. Cela n’est pas totalement
imprévisible, les tests préalables en salle, l’ampleur de la promotion et les
premières critiques des professionnels pouvant déjà donner des orientations, ni
surtout très nouveau, hormis le fait que le public a beaucoup plus qu’avant
Internet la possibilité de se forger une première opinion par lui-même.
Si le film survit à cette première étape, il se
crée un bouche-à-oreille ultra rapide (buzz) qui va déterminer ensuite son
avenir. Le public potentiel a, en particulier, la possibilité de consulter sur
certains sites Internet l’avis des premiers spectateurs sous forme d’une note
agrégée. Or, selon le principe de « la sagesse des foules » à partir
d’un seuil de plusieurs milliers d’avis cette agrégation devient une prédiction
fiable à plus de 90 % de sa propre opinion. Le buzz initial devient donc très rapidement dissuasif ou au contraire
amplificateur et fait donc souvent la différence entre l’échec et le succès. La
tendance entre la première et deuxième est donc un indice essentiel. Là encore
ce n’est pas nouveau mais ce qui l’est en revanche c’est sa très grande
volatilité, et donc son imprévisibilité.
Un échec ne suffit cependant pas à constituer un
bide. Celui-ci survient lorsqu’il y a un écart important entre les engagements
financiers et les bénéfices obtenus, soit entre 100 et 200 millions (John Carter) de dollars pour les quatorze
déjà évoqués soit à titre de comparaison le prix d’une opération militaire
française de grande ampleur. Paradoxalement, il semble que c’est bien souvent
la peur du bide et les stratégies suivies pour s’en préserver qui finissent par
le provoquer.
La première de ces stratégies et la plus
intuitive consiste à faire appel à des vedettes dont on pense qu’ils contribueront
au succès parce qu’ils y ont déjà contribué dans le passé, ne serait-ce que
parce leur notoriété assure un minimum de visibilité. Dans un contexte très
concurrentiel, la demande s’accroît donc pour ces acteurs « bankables » et donc logiquement aussi
leur cachet. On assiste alors à ce paradoxe que plus le cinéma est en
difficulté et plus les acteurs vedettes sont bien payés, jusqu’à former un nouveau groupe de super-riches
déconnectés des autres acteurs et même de leur propre apport artistique. Une
autre stratégie, compatible avec la première dans les limites du budget,
consiste à miser sur des effets spéciaux pour assurer un spectacle.
Salaires des vedettes et effets spéciaux
contribuent à la montée des coûts de production qui justifient ensuite des
coûts de promotion également très importants. Disney a ainsi dépensé 100
millions de dollars de promotion pour John
Carter, soit un peu moins d’un tiers du coût total du film. Paradoxalement,
cet effort de promotion, si elle accroît la visibilité, augmente aussi
l’incertitude quant au succès puisqu’on introduit une deuxième opération
presque aussi complexe que la réalisation et avec ses propres risques. Pour
reprendre l’exemple de John Carter,
la promotion s’est avérée catastrophique (affiche ambiguë associant un grand
logo Disney, qui évoque un spectacle pour enfants, et un décor de péplum avec
des monstres ; titre qui n’évoque rien ; sortie dans un petit
marché (la France) avant le marché américain, moyen de le plus sûr de stimuler
les piratages ; bandes annonces laides, etc.), ce qui a suffi à tuer le
film malgré ses qualités intrinsèques. Le risque est donc double puisqu’il
suffit qu’une seule des deux phases à plusieurs dizaines de millions de dollars-la
réalisation ou sa promotion-soit ratée pour entraîner un flop.
Les coûts qui découlent de ces stratégies
d’assurance introduisent un autre facteur d’incertitude : le prix du
billet. Plus celui-ci est élevé et plus le spectateur a à perdre s’il est déçu
par un film. Il aura donc tendance à prendre plus d’assurances avant de se
lancer et donc de prêter plus d’attention au buzz qui, du coup, prend encore plus d’importance. Le prix élevé
entraîne aussi une moindre fréquentation, rend les loisirs concurrents plus
attractifs et accroît encore la concurrence entre les films.
Au bilan, le réflexe micro-économique de surinvestir
en stars, effets spéciaux et promotion pour se protéger de l’incertitude finit
par accroître celle-ci en complexifiant la construction même du film, mais
aussi, par agrégation, en rendant le marché plus volatil.
Dans ce contexte, la dernière stratégie pour
éviter un flop consiste à ne pas rien tenter de nouveau et à reproduire des
formules qui ont bien fonctionné jusque-là. On peut alors être certain d’être
très désagréablement surpris à un moment donné, mais il est toujours préférable
d’échouer de manière conformiste. Le renouveau du péplum, avec les succès de Gladiator en 2000 et de Troie en 2004, semblait assurer un succès minimal pour l’Alexandre d’Oliver Stone qui est sorti
au début de 2005 et qui a finalement fait un bide monumental. Carolco Pictures est née en 1982 avec un
film original, Rambo, puis a commencé
à se spécialiser dans les « 2 et 3 » (Rambo 2 et 3, Aigle de fer
2 et 3, Terminator 2) et les films
d’action spectaculaires mais sans surprises jusqu’au désastre de L’île aux pirates en 1995.
Comptes tenus des investissements consentis, ce seul
désastre est souvent fatal. Carolco
Pictures coule avec L’île aux pirates
comme Square Pictures après l’échec
de Final Fantasy, son premier film. L’échec
monumental de La porte du paradis de
Michael Cimino en 1980 est un coup très dur pour la puissante United Artists qui ne s’en remettra
jamais complètement. Ce dernier exemple prouve toutefois que si le conformisme
est au bout du compte la certitude d’un désastre, l’audace n’est pas pour autant
une garantie du contraire. Le film de Michael Cimino est en tout cas le seul
parmi les mégaflops à avoir été réhabilité artistiquement.
En conclusion, il apparaît clairement que face à
un marché de plus en plus volatil, les stratégies de surprotection par l’appel
à des éléments sûrs, le marketing et surtout le conformisme finissent par accroître
encore l’incertitude du marché tout en assurant à plus ou moins long terme la
certitude d’un désastre.
Tout autre est la situation des séries
télévisées américaines, dont la tonalité générale paraît bien plus innovante et
audacieuse que celle des blockbusters hollywoodiens. La différence est que les
séries, des centaines chaque année, sont soumises très tôt à une sélection
impitoyable. Certaines ne voient pas le jour et beaucoup d’autres ne résistent
pas à la diffusion de l’épisode pilote. Le succès ou l’échec se détermine assez
tôt et un succès lui-même est remis en question à chaque saison. Le coût de l’échec a donc beaucoup moins de
conséquence que pour un film et les producteurs peuvent expérimenter beaucoup
plus facilement. Il vaut ainsi mieux tolérer de petits échecs initiaux que les
refuser et attendre le désastre. Face à l’incertitude, l’expérimentation s’avère
toujours supérieure au principe de précaution.
Cette conclusion semble s’appliquer assez
clairement à beaucoup d’autres organisations que celles du spectacle.