mercredi 13 juin 2012

Une grande organisation face à un défi majeur : le miracle de la Marne

Publié initialement le 13/06/2012

A la fin du mois d’août 1914 lors de la « la bataille des frontières », les cinq armées françaises livrent leurs premiers combats et se brisent toutes sur des forces allemandes mieux adaptées à la guerre moderne. Les pertes sont immenses et les lacunes tactiques qui apparaissent sont innombrables. Pourtant, à peine deux semaines plus tard, du 4 au 10 septembre, cet instrument meurtri et si imparfait parvient à stopper et refouler l’armée allemande sur la Marne avant de la contenir à nouveau lors de la « course à la mer ».

Expliquer ce redressement par le courage du soldat français et l’énergie de ses chefs serait incomplet car ces qualités existaient déjà en août. Un autre facteur a joué et Joffre le décrit dans ses mémoires : « Si le succès répondit à mon attente sur la Marne, c’est pour une très grande part que nos armées n’étaient plus au début de septembre celles des premiers jours de la guerre. »

L’infanterie est la première à souffrir de la découverte de la puissance de feu moderne. C’est donc aussi la première arme à se transformer. Le 15 août, le 8e Régiment d’infanterie attaque le château de Dinant. Trop serré, il est frappé par des mitrailleuses allemandes. Le chef de corps ordonne alors d’oublier les attaques en ligne à un pas d’intervalle et fait manœuvrer ses compagnies par demi-sections autonomes. Le 25 août, le général Fayolle note dans son carnet : « A la 70e division, catastrophe entre 7 et 9 heures dans l’attaque d’Hoéville : il y avait beaucoup trop de monde en ligne. Il n’y a eu aucune reconnaissance, aucune préparation par le feu. Comment cela a-t-il pu se produire ? Pas de patrouilles de combat, pas d’éclaireurs, les masses d’hommes inutiles ! Aucune préparation. C’est fou. » Dès le lendemain, l’esprit et les méthodes ont changé : « On recommence, mais cette fois très prudemment, très lentement. La leçon a été bonne […] Je marche par bonds sous la protection de toute l’artillerie et après reconnaissances faites ». Alors que la 13e division d’infanterie (DI) bat en retraite en Lorraine, un de ses officiers raconte comment ses hommes ont évolué : « ils pressentaient la supériorité des moyens de l’ennemi et voulaient tout mettre en œuvre pour y remédier. D’où leur merveilleuse aptitude à coller au feu. D’où leur étonnante maîtrise dans ces retours offensifs qui devenaient pour l’ensemble de nos armées, un des procédés de manœuvre les plus efficaces ». Il décrit également comment ils apprennent à fortifier les villages, à coordonner leurs actions avec les batteries de 75 et les sections de mitrailleuses renforcées de pièces récupérées dans les dépôts. Déployés sur la Marne, ils développent par kilomètre de front une puissance de feu quatre fois supérieure à celle des premiers combats. En défense, les unités comprennent vite que la seule parade efficace contre les mitrailleuses et l’artillerie réside dans l’enfoncement dans des trous de tirailleurs qui sont ensuite reliés entre eux pour faciliter les liaisons puis recouverts de fils de fer barbelés. A partir du Grand couronné de Nancy dès août 1914, le front se cristallise progressivement à l’initiative des fantassins et à l’insu du haut commandement.

L’adaptation de l’artillerie est aussi spectaculaire. Harcelée par les pièces lourdes allemandes d’une allonge supérieure, en décalage fréquent avec des fantassins avec qui les possibilités de transmissions sont limitées, l’artillerie de campagne a les plus grandes difficultés à appuyer les attaques, seule mission prévue pour elle. Pour y remédier, on improvise des tirs de 75 à longue portée avec enfoncement de la crosse, mode d’action non réglementaire. Dès le 7 août 1914, une batterie du 2e corps ravage à 5 000 mètres un régiment de cavalerie allemande, bien au delà des tirs pratiqués sur les polygones. A la fin du mois d’août, à la bataille de la Mortagne, le général Gascouin fait tirer à  9500 mètres sur des rassemblements ennemis. Il emploie pour cela des obus à balles munis de fusées destinées aux tirs contre avions et fait retirer des places fortes trois ballons captifs pour assurer le réglage. Simultanément, Joffre autorise le prélèvement de pièces lourdes dans les places fortes. Dans la deuxième semaine d’août, la IIIe armée reçoit six batteries de 120 mm prélevées à Verdun. Dans la nuit du 27 août, la Ière armée est renforcée par trois batteries lourdes venant d’Epinal. Guidées par un ballon et trois avions, elles ouvrent le feu le lendemain à la grande surprise des Allemands.

Indispensable pour ces tirs indirects, le réglage aérien, non prévu par le règlement aéronautique, se développe à grande vitesse. Le 6 septembre, à Montceau-lès-Provins, le colonel Estienne utilise les deux avions démontables qu’il avait fait construire lorsqu’il commandait l’école d’aviation de Vincennes, et parvient à détruire complètement un groupement d’artillerie allemand. Plusieurs corps d’armée récupèrent des aéroplanes dans les dépôts et forment des observateurs. Mais comme les Allemands font également du réglage aérien, on développe la défense contre avions et on apprend à camoufler les pièces. On organise également l’occupation permanente des positions de tir, de nuit comme de jour, leur fortification, la coordination avec des éléments de ravitaillement éloignés, toutes choses qui ne sont pas dans le règlement de manœuvre de 1910 qui ne décrit que des manœuvres très mobiles.

La coopération avec l’infanterie et le guidage des pièces à distance sont rendus possibles par la récupération de matériel téléphonique dans les bureaux de poste ou acheté à Paris et même en Suisse. Des officiers d’artillerie sont détachés auprès de l’infanterie et le commandant du régiment d’artillerie divisionnaire devient partout le conseiller du général, laissant à son second le soin d’organiser le tir. Pour faciliter les ordres et intervenir plus vite et plus fort, l’artillerie est souvent groupée en masse, avec parfois 30 batteries comme au 1er corps.

Toutes ces adaptations se généralisent très vite et permettent de profiter à plein des capacités du canon de 75. Le 6 septembre, sur la Marne, le 15e régiment d’artillerie stoppe à lui seul un assaut allemand en tirant à bout portant. Le 10 septembre, à la Vaux-Marie, une violente attaque de l’armée du Kronprinz est clouée sur place par une action en masse de toute l’artillerie du 6e corps français. A partir du 7 septembre, pour échapper à l’artillerie  française, les Allemands tentent des attaques massives de nuit mais à l’imitation de la Ière armée, qui a appliqué cette méthode dès le 24 août, les corps généralisent les barrages d’alerte nocturnes. Dans l’offensive qui suit la victoire de la Marne, plusieurs divisions font avancer les fantassins derrière les premiers barrages d’artillerie, murs d’obus qui bondissent de 100 mètres à intervalles réguliers.

L’adaptation de la cavalerie est beaucoup plus difficile, car le cheval est incapable d’évoluer face à la puissance de feu moderne. En Lorraine, Ardennes et Belgique, chacun des trois corps de cavalerie subit, chacun à son tour, un échec sanglant. Pendant la bataille de la Marne, on parvient péniblement à former un groupement de 1800 cavaliers pour mener un raid sur les arrières ennemis mais à l’issue de cette bataille, la cavalerie, épuisée, est incapable d’exploiter la victoire. Pour tenter de s’adapter, les corps de cavalerie improvisent des groupes d’auto-mitrailleuses à base de véhicules civils transformés ou incorporent parfois des bataillons d’infanterie sur camions, embryon des futures unités motorisées. Surtout, ils s’efforcent d’accroître leur capacité de combat à terre quitte à piller les entrepôts de l’arrière pour y trouver les outils et les mitrailleuses qui leur manquent. Des bataillons à pied sont également créés en démontant des escadrons. Ces innovations restent néanmoins limitées.

L’aviation démontre en revanche très rapidement son utilité en fournissant des renseignements décisifs comme la découverte du mouvement de l’armée von Kluck prêtant le flanc devant Paris à la VIe armée française, puis on improvise le réglage d’artillerie dès qu’une partie du front se stabilise. On assiste également à de multiples expérimentations spontanées, comme les vols de nuit ou les essais photos. Des agents sont transportés sur les arrières de l’ennemi. Chaque équipage prend aussi l’habitude de s’armer, pour se défendre en cas d’atterrissage forcé, et de profiter des missions de reconnaissance pour frapper les concentrations de troupes avec quelques bombes ou boites de fléchettes. Les 14 et 18 août 1914, deux avions français bombardent les hangars Zeppelin près de Metz, et très rapidement les pilotes recherchent le duel. 

La patrie est ainsi sauvée non seulement par le courage des hommes mais aussi par leur intelligence. Comment expliquer une telle profusion d’innovations et quelles leçons peut-on en tirer ?

Bien évidemment, les unités ont innové d’abord parce qu’elles y étaient incitées par la tension du décalage qui pouvait exister entre le combat anticipé et le combat réel, tension d’autant plus forte que l’armée française redécouvre la « grande guerre » après 43 ans de paix. Cette incitation est évidemment plus forte du côté français en péril que des vainqueurs initiaux allemands.

Surtout, beaucoup des innovations développées à la fin août 1914 ne sont en fait pas nouvelles. Pendant ces 43 années de paix, les régiments disposent de ressources, en particulier du temps libre, pour expérimenter des méthodes nouvelles et ce d’autant plus facilement que les règlements n’ont alors pas de valeur aussi prescriptive qu’aujourd’hui. Ce surplus de ressources permet d’imaginer autre chose que les règlements, de constituer un capital d’idées alternatives dans lequel on puise immédiatement lorsque la situation rencontrée n’est pas conforme à ce qui était attendu. Plus les unités disposent de temps libre et de moyens autonomes et plus ce capital d’adaptation rapide est important. Inversement, plus les moyens sont comptés, surveillés et centralisés et plus l’armée devient rigide. Du milieu des années 1990 à 2006, les forces terrestres israéliennes ont fait face à de fortes contraintes budgétaires en réduisant leurs crédits d’entraînement (en particulier des réservistes) ou en regroupant leur soutien dans des bases. Durant l’été 2006, elles ont été incapables de trouver des solutions aux problèmes tactiques nouveaux posées par le Hezbollah. Dans certaines sociétés la constitution du capital caché d’innovations potentielles est même organisée, comme Google qui, tous les vendredi matin, oblige ses employés à travailler sur autre chose que du Google.

Le problème suivant est bien évidemment de pouvoir diffuser ces idées. Dans le cas de l’armée française, des centaines d’officiers ont développé des poches d’innovation mais celles-ci sont restées largement locales et peu visibles. La culture militaire française d’avant-guerre est cloisonnée entre plusieurs chapelles selon un étagement strict de prestige. Le champ intellectuel visible (revues militaires, livres, conférences, etc.) est monopolisé par les brevetés de l’Ecole de guerre. Parmi ceux-ci, il faut distinguer entre les Polytechniciens, qui ont une formation technique, et les Saint-Cyriens, qui se passionnent pour les sciences humaines naissantes mais à la veille de la guerre, les premiers ont presque disparu des nouvelles promotions. Les considérations techniques disparaissent donc du champ visible alors que les innovations de ce type sont multiples dans la société du début du XXe siècle. Dans les fameuses conférences de Grandmaison au centre des hautes-études militaires (CHEM) en 1911, des mots comme automobile, mitrailleuse, aéroplane n’apparaissent jamais.  Quant aux réflexions des non-brevetés, elles n’apparaissent pratiquement nulle part.

La guerre et le sentiment de « Patrie en danger » font tomber tous ces cloisonnements. Brevetés, non brevetés, Polytechniciens, Saint-Cyriens, Semi-directs, artilleurs, fantassins, etc. sont rassemblés pour vivre, combattre et remplir des missions ensemble. Mieux encore, tous ces hommes sont associés avec des civils mobilisés qui viennent avec leur expérience propre et même parfois leurs équipements comme cet exploitant agricole tunisien qui utilise ses deux tracteurs à chenilles pour tirer des pièces d’artillerie. Les idées cachées ou issues de la confrontation des différences non seulement peuvent s’exprimer mais elles peuvent également se diffuser horizontalement par des multiples réseaux d’amis, de camarades de promotion. Alors en route vers la Belgique, un officier du 10e Corps reçoit une note du 1er Corps, en date du 19 août 1914, décrivant l’emploi des mitrailleuses par les Allemands lors des combats de Dinant, quatre jours plus tôt, et le danger des formations trop lourdes.

Le Grand Quartier Général est lui-même parfaitement au courant de la situation grâce aux comptes rendus systématiques qu’il reçoit après chaque combat et surtout grâce à ses nombreux officiers de liaison. Cette information se traduit par des notes de service rapides et pertinentes. Le 16 et le 24 août, soit seulement deux semaines après le début des combats, le 3e bureau édite deux notes de synthèse recensant les défauts constatés et les procédés qui ont fait leur preuve pour y pallier (organiser le terrain conquis, coordonner les armes dans l’attaque, diluer les dispositifs, etc.). Le 3 septembre, une nouvelle instruction constitue dès cette époque la charte de la guerre  de positions. On y parle de ligne avancée, de deuxième ligne avec tranchées profondes, de tours de service, de réserves dissimulées, d’épaulements pour protéger les pièces, etc.

Les généraux ont alors ont rôle clef de synthèse et de relais de l’information. Beaucoup sont malheureusement défaillants. Durant la bataille de Charleroi, le commandant du 3e Corps d’armée (Ve Armée) est introuvable au moment le plus critique de la journée. Le général Joffre note laconiquement dans son journal : « au 14e Corps, au 5e Corps, même incapacité notoire. » Les sanctions sont immédiates et à la date du 31 décembre 40% des commandants de grandes unités ont été limogés. Cette politique, parfois injuste mais énergique, permet de faire  monter des  officiers compétents comme Pétain, Fayolle ou même Grandmaison. L’aristocratie de concours se transforme d’un seul coup en méritocratie. Avec ces hommes, qui se connaissent souvent, les innovations tactiques se multiplient et dès la fin du mois d’août, les effets bénéfiques se font sentir.

Dans The Fatal Conceit (1989), l’économiste autrichien Friedrich Von Hayek explique comment, dans une société complexe, l’agencement spontané de millions de décisions individuelles conduit à un équilibre plus stable que dans un système centralisé, incapable de gérer en temps réel toutes les informations. De la même façon, dès les premiers combats, les problèmes tactiques sont si nouveaux, si urgents et évoluent si vite que seules les unités au contact direct du front sont susceptibles d’y faire face à temps. Les régiments s’attachent spontanément à gommer leurs défauts les plus meurtriers et à inventer de nouvelles méthodes plus efficaces. La petite échelle des nouveautés qui y sont testées avec des moyens de fortune permet alors d’effectuer les ajustements nécessaires de manière très rapide. Ces micro-transformations continuent à exister tant que perdure la sanction du feu, c’est-à-dire pendant toute la guerre. Elles s’avèrent cependant insuffisantes lorsqu’apparaît encore une nouvelle forme de guerre : la guerre de tranchées.

9 commentaires:

  1. J'ose espérer que dans la suite, l'auteur mentionnera le rôle de Pétain dans la transformation et la modernisation ininterrompue de l'Armée Française dans cette guerre. L'Histoire militaire ne doit pas être violée par le politiquement correct.

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    1. Je précise que ces deux billets ne traitent que du miracle de la Marne.Pour le reste, oserai-je vous conseiller la lecture de La chair et l'acier ?

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    2. Ouvrage, à mon sens, ESSENTIEL sur la 1ère guerre mondiale....

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  2. Je ne connais guère d'auteur qui ne reconnait pas l'action et le commandement de Pétain lors de la première guerre mondiale. La remarque était inutile.

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    1. Faux ! Sans Pédroncini, Pétain aurait fini dans les oubliettes de l'histoire, poussé par les Gaullistes, ombrageux de ses rééls succès militaires, à l'opposé de ceux du politicard à képi qui leur sert de lanterne.

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    2. Bonnet Stéphane15 juin 2012 à 13:01

      Je ne suis pas un contempteur de la carrière du Général Pétain ni un zélateur du Général De Gaulle. Je trouve dommage que l'on ne puisse encore aujourd'hui analyser froidement (historiquement ?) la carrière et les actions d'hommes qui avec leurs parts d'ombre et de gloire ont marqué l'histoire de France.
      De Gaulle est il simplement un politicard à képi, comme vous semblez le penser ?
      Les Gaulliste étaient ils ombrageux des succès du Maréchal ou rejetaient-ils son action ultérieure et tout ce qui a pu précéder ?

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    3. Les lectures des ouvrages que Pedroncini a consacrés à Pétain me semblent essentiels en effet en dehors de tout contexte politique.

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    4. Pétain? Vous voulez parler de ce général qui lors de la bataille de Vimy avait placé ses troupes à 15 km du front et n'a donc pas pu exploiter la percée obtenue à grand prix par les légionnaires et chasseurs, laissant les allemands rameuter leurs réserves pour combler la brêche? La guerre aurait pu en être raccourcie de deux ou trois ans... Combien de morts et de blessés en moins? Combien de souffrance en moins? Economie de la bataille de Verdun?
      Mais là aussi le politiquement correct ne veux pas voir que ce général politique (et franc-maçon...), au moeurs comparables à celles d'un de nos anciens ministre des finances (tiens, j'y pense à Lille déjà!), n'avait rien d'un foudre de guerre... Et que le véritable vainqueur de Verdun s'appelle Mangin!

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  3. Frédéric Aubanel14 juin 2012 à 14:02

    Cet article est à la fois optimiste et pessimiste:
    - optimiste d'abord parce qu'il nous laisse l'espoir qu'en cas de crise (et l'été 1914 est vraiment une période de crise)l'armée française est capable de faire preuve de pragmatisme et de s'adapter (elle le prouvera encore avec le FFL, puis les guerres coloniales);
    - mais pessismite parce qu'il signifie qu'en temps de paix (comme aujourd'hui....) la bureaucratie prend le pas sur l'opérationnel au détriment de l'efficacité.
    Mais serons-nous capable demain d'un tel effort?

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