Les conflits contre les organisations
non-étatiques laissent apparaître deux grands modes opératoires pour les forces
régulières : des opérations de « va-et-vient » à partir de bases
(reconnaissances en force, patrouilles, raids aéroterrestres, etc.) et ou des
opérations de présence permanente au sein de la population (postes en Indochine, Groupe de commandos mixtes aéroportées au cœur des tribus du Tonkin, Sections administrative spéciales en Algérie, etc.).
L’expérience américaine des Combined
action platoons (CAP) durant la guerre du Vietnam est intéressante car elle est une des
seules, parmi toues ces opérations de « proximité », à avoir fait l’objet d’analyses
scientifiques.
Naissance d’une innovation tactique
Dans
les conflits au milieu des populations, l’analyse initiale de l’ennemi
détermine très souvent l’engagement dans un mode opératoire dont il est ensuite
difficile de sortir. En 1964, lorsqu’il prend le commandement des forces
américaines au Vietnam, le général Westmoreland, de l’US Army, considère le
Viêt-cong (VC) comme un auxiliaire de l’armée nord-vietnamienne (ANV), à la
manière des partisans soviétiques combattant en liaison avec l’Armée rouge. Il
engage donc les forces américaines dans la recherche et la destruction de ces
bandes armées sans se préoccuper du sort de la population sud-vietnamienne.
De
son côté, le Corps des Marines, qui prend en charge en 1965 la zone du 1er
corps d’armée sud-vietnamien au Nord du pays et conserve une certaine autonomie
d’appréciation, analyse le Viêt-cong comme un mouvement politique national
qu’il faut couper de son soutien local. Tout en combattant les unités
régulières VC-ANV, le général Walt décide donc de s’intéresser aussi à la
population et confie des zones de quadrillage à ses bataillons.
Les
innovations militaires sont avant tout le fruit d’une forte incitation et de la
possession d’informations pertinentes. En temps de paix, ce sont principalement
les organes de réflexion institutionnels qui disposent de ces deux éléments. En
temps de guerre et surtout de guerre d’un nouveau type comme au Vietnam, ce
sont les unités qui ont des missions à remplir au contact de l’ennemi qui
forment le moteur des évolutions. L’idée des Combined action platoons (CAP) naît ainsi du décalage entre les
effectifs des bataillons de Marines déployés sur le terrain et la dimension de
leurs zones de responsabilité. Dans la manière américaine, les unités ont alors
une certaine latitude pour expérimenter des solutions possibles. Un bataillon
crée sa propre force de supplétifs volontaires, un autre entreprend d’entraîner
plus efficacement les forces populaires (FP, milices villageoises
sud-vietnamiennes) de son secteur. En s’inspirant surtout des méthodes
utilisées par les Marines au Nicaragua de 1925 à 1933, le chef du 3e
bataillon du 4e régiment propose de son côté d’injecter un groupe de
combat (14 Marines et 1 infirmier de la Navy) dans chaque section des FP de son
secteur (15 à 35 hommes au maximum).
Imprégné
de la culture des « Banana wars »,
ces opérations de contre-insurrection du premier tiers du siècle en Amérique
centrale, le commandement du Corps donne son accord à cette dernière idée et
une première expérience débute en août 1965 dans la province de Phu Lai, près
de la base de Danang, avec une section d’infanterie répartie dans quatre
sections de FP. La mission de ces sections mixtes est triple : contrôler la
zone peuplée et interdire son accès au Viet-cong, renseigner sur les besoins des
populations et sur les activités de l’ennemi, former les forces populaires de
manière à ce qu’elle puisse se passer des Américains.
Cette
première expérience permet de mettre en évidence les difficultés d’une telle
« greffe » (langue, adéquation culturelle,
décalage de combativité avec les FP) mais aussi les grandes potentialités de
l’association des capacités tactiques américaines et de la connaissance du
milieu des Vietnamiens.
Extension,
transformation et blocage
Au
début de 1966, le succès de ces premières CAP est tel qu’il est décidé d’en
former quatre supplémentaires chaque mois avec des volontaires américains
acceptant de passer au moins six mois dans un village vietnamien, quite à
prolonger leur tour de service au Vietnam.
Un
premier bilan réalisé à la fin de l’année montre que la « zone CAP » est deux
fois plus sécurisée que celle où les Américains ne pratiquent que du « search and destroy ». Le Viêt-cong n’y
recrute pratiquement plus et ne peut plus y percevoir de taxes et de riz alors
que l’administration du gouvernement républicain peut s’y exercer normalement. Le
taux de désertion des FP y est resté pratiquement nul (contre plus de 15 % dans l’ensemble du Sud-Vietnam) et pour 6
Marines et 5 FP tués, 266 VC-ANV ont été éliminés. Il est vrai que les
Communistes (entre 30 et 50 000 combattants dans la zone du 1er corps)
ont été peu agressifs contre cette expérience, persuadés qu’elle échouerait
d’elle-même par la maladresse des Américains.
En
réalité ceux-ci sont très prudents et très progressifs dans leur insertion dans
les hameaux. Après deux semaines de stage dans l’école CAP, les Américains
commencent par effectuer de pures opérations de sécurité en périphérie des
villages pour apprendre à communiquer avec les FP et connaître le milieu humain,
physique et animal (le comportement des buffles par exemple). Ce n’est que dans
un deuxième temps que les Américains pénètrent dans un village et y logent au
milieu des habitants (en payant un loyer). Leur quotidien est fait de
patrouilles-embuscades (la norme est de trois par jour dont deux de nuit),
d’instruction mutuelle et de recueil de renseignements.
Une
nouvelle évolution survient en octobre 1967 lorsque les CAP sont retirées du
commandement des bataillons pour être intégrées dans une structure centralisée
de compagnies (pour la coordination tactique) et de groupes (pour le soutien
logistique et la gestion des ressources humaines). L’ensemble est rattaché
directement à l’état-major de la IIIe Marine amphibious force.
Lorsque débute l’offensive communiste du Têt, fin
janvier 1968, il existe plus de 80 CAP, fortes au total de presque 1 800 Américains et
de plus de 3 000 Vietnamiens. A ce moment-là, les communistes ont compris la
menace que celles-ci pouvait représenter et alors que les CAP ne protègent que
10 % de la population de la zone du Ier corps, ils concentrent
contre elles près de 40 % de leurs attaques. Bien que leurs pertes soient
lourdes (120 Marines tués en cinq mois, soit moins de 1% des pertes américaines
de l’année 1968) face à des adversaires très supérieurs en nombre, les CAP font
preuve d’une grande résistance et aucune d’entre elles n’est détruite grâce à la combinaison de la connaissance du milieu et
de la rapidité d’intervention des renforts et des
appuis feux extérieurs. A la fin de la bataille, afin de constituer des cibles plus difficiles,
les CAP deviennent nomades. Leur vie est un peu plus rude et leur
imprégnation dans le milieu humain un peu moins profonde mais elles sont plus
offensives et peuvent mieux utiliser la puissance de feu américaine en portant
le combat hors des villages.
L’année 1969 est celle de la plus grande activité. Le
nombre de CAP atteint la centaine répartie dans 19 compagnies et quatre groupes
avec plus de 2 200 soldats américains et près du double de Vietnamiens. Chacune
d’entre elles effectue dans l’année environ 1 500 patrouilles-embuscades
pour, en moyenne, protéger environ 2 000 habitants et éliminer 24 ennemis, au
prix d’un mort américain et d’un mort FP, soit un rapport de pertes identique
aux sections composées de seuls Américains et cinq fois supérieur à celui des
sections FP composées de seuls Vietnamiens. Un Américain inséré dans une CAP
élimine donc deux fois plus d’ennemis (et pour un coût financier au moins trois
ou quatre fois inférieur) qu’un même soldat agissant au sein d’une unité de
combat purement nationale, tout en aidant la population et en instruisant les
forces locales. Durant cette année 1969, les CAP représentent 1% des pertes
totales américaines au cours de l’année 1969 pour environ 2 % des combattants.
La protection invisible de la connaissance du milieu physique et du
renseignement fourni par la population s’avère ainsi au moins aussi efficace
que les murs des bases.
Grâce
à cette protection, les pertes par mines et pièges sont marginales dans les CAP
alors qu’elles représentent 30 % des pertes totales américaines. Grâce à elle
encore, les CAP ont l’initiative des combats dans plus de 70 % des cas, ce qui
suffit généralement à l’emporter, alors que la proportion est inverse avec les
opérations de « va et vient » depuis les bases, ce que les bataillons
américains sont obligés de compenser par une débauche de feux. Les membres des
CAP, dont 60 % demandaient une prolongation de mission pour rester dans les
villages, sont restés à l’abri de la forte dégradation du moral qui frappa le
reste du contingent américain à partir de 1969.
Le
CAP décline très rapidement dans l’année 1970, en proportion du retrait
militaire terrestre américain. La dernière section est dissoute en mai 1971. Les
pertes des CAP ont alors été de 468 morts américains en cinq ans, soit 0,8 % du total
général.
Une
innovation contre-intuitive et trop éloignée de la culture militaire américaine
Malgré
leur efficacité les CAP n’ont connu qu’une extension très limitée qui doit
surtout à des blocages culturels et organisationnels.
Par
leur mixité de missions et de composition, les CAP se sont trouvées à la
croisée de trois commandements peu favorables : le commandement militaire
sud-vietnamien qui n’aimait pas voir une partie de ses forces lui échapper,
l’ambassadeur américain Komer, qui estimait avoir le monopole de tout ce qui
relevait de la pacification, et le haut-commandement militaire américain au
Vietnam qui dénonçait dans les CAP un gaspillage de moyens au détriment des
opérations offensives de « recherche et destruction ».
Pour
le général Westmoreland, protéger tous les groupes de villages du pays aurait
ainsi nécessité 10 000 CAP. En réalité, cet effort humain n’était pas
insurmontable quantitativement pour un contingent de 550 000 hommes, au plus
fort de l’engagement américain. Il aurait été plus difficile en revanche de
maintenir le volontariat et la même qualité pour de tels effectifs.
Les
CAP, à la mission essentiellement préventive menée par des sous-officiers, souffraient
surtout à ses yeux de ne pas montrer de résultats spectaculaires. Plus
profondément, comme le souligne Douglas Blaufarb dans The counterinsurgency era : US doctrine and performance : « Le commandement a été incapable d’admettre
la conclusion implicite du succès du CAP qui était que les ressources immenses
dont il disposait en équipement et technologie étaient inadaptées à ce type de
guerre ».
Le
renouvellement de l’expérience en Irak
L’idée
des CAP est reprise par les Marines lors de leur prise en compte de la province
irakienne d’Anbar en avril 2004 avec un résultat d’abord très mitigé tant la
situation est alors grave, le ressentiment anti-américain fort et les forces
locales peu fiables. L’expérience est cependant relancée, y compris dans l’US Army, lorsque
l’armée irakienne commence à avoir une certaine consistance. A la fin de 2005,
le 3e Régiment de cavalerie du colonel McMaster (où l’effort de
préparation culturelle et linguistique a été considérable) réussit à reprendre
et contrôler la ville de Tall Afar grâce à un maillage de postes mixtes urbains
permanents irako-américains. Ce mode d’action prend surtout une ampleur
considérable à Bagdad en 2007 grâce à un engagement massif américain (40 000 soldats) et la présence d’alliés
locaux fiables comme l’armée régulière irakienne et les milices du Sahwa. Ce sont ces centaines de postes
de quartier où Américains et Irakiens vivent ensemble pendant des mois qui
permettent enfin de sécuriser la capitale de six millions d’habitants.
Il
est ainsi apparu que la méthode des postes et de la fusion avec les forces restait
efficace pour contester à l’ennemi la contrôle d’une population, à condition
toutefois de respecter certains principes : la fusion avec des forces
locales suppose que celles-ci existent et aient un minimum de fiabilité et de
légitimité au sein de la population ; la greffe dans un tissu social particulier
est plus ou moins facile en fonction de la culture d’accueil de la population,
de l’image de la force étrangère par rapport à celle de l’ennemi et de l’effort
d’apprentissage effectué ; il faut accepter l’idée contre-intuitive que
des soldats apparemment vulnérables peuvent être mieux protégés par leur
insertion dans le milieu local que dans des bases ; il faut accepter enfin
d’y consacrer les moyens humains importants si on veut atteindre un seuil
critique efficace.