La
présidence Mitterrand a été la période de la Ve République la
plus riche en désastres militaires après la fin de la guerre d’Algérie, au
Liban et en ex-Yougoslavie en particulier, mais aussi au Rwanda. Contrairement
aux deux engagements précédemment cités, aucun soldat français n’y est tombé au
combat, mais la bataille a été perdue sur un autre champ, celui de l’image, des
médias et des communications par clairement quelqu’un de plus fort que nous
dans ce domaine. Quand plus de vingt-cinq ans après les faits, des généraux français
sont encore obligés de s’expliquer sur ce qu’ils ont fait et les décisions
qu’ils ont prises, c’est que quelque chose n’a pas fonctionné auparavant
au-dessus d’eux, ne serait-ce que le courage d’assumer clairement tout ce qui a
été fait.
L’engagement
français au Rwanda a ainsi suscité de très loin le rapport nombre d’étoiles sur
un livre/nombre de soldats engagés le plus important de la Ve République.
Le général Dominique Delort vient apporter les siennes et une contribution très
intéressante au débat. Le général Delort a été le conseiller Afrique du chef
d’état-major des armées (CEMA), alors l’amiral Lanxade, de 1991 à 1994. Autrement
dit, il était le colonel qui suivait les dossiers, rédigeait des analyses pour
le CEMA, mais surtout participait avec les diplomates aux négociations
politiques et parfois devenait commandant des forces sur le terrain le temps
d’une crise.
C’est
donc un acteur et un témoin de première main sur ce dossier, avec cette
première limite, louable, de ne parler que ce qu’il connaît depuis l’état-major
des armées (EMA), dans un engagement qui était surtout géré à l’Élysée par le
président et un petit cercle de conseillers. Il agit donc et parle en soldat
discipliné qui ne questionne jamais le politique et s’applique à exécuter au
mieux les missions qu’on lui donne. La deuxième limite est que son rôle se
termine avec la fin de l’opération Noroit en décembre 1993 et qu’il est un
témoin beaucoup plus indirect des évènements de 1994, qu’il ne peut évidemment
pas ignorer.
Avant
même de parler du Rwanda, le témoignage du général Delort est intéressant déjà
dans sa description de l’infrastructure organisationnelle et intellectuelle qui
gère les opérations militaires françaises. En le lisant et avec un peu de recul,
ce qui frappe d’abord est l’extrême centralisation des décisions. Tout remonte
au président de la République jusqu’au moindre détail. C’est un effet des
institutions de Défense de la Ve République. Cela a d’énormes
avantages opérationnels, en particulier lorsqu’il faut s’engager très vite.
Cela a aussi un certain nombre d’inconvénients et le premier d’entre eux est la
dépendance à la personnalité d’un seul homme. Un autre élément qui frappe et
qui vient croiser le premier est la grande diversité des sujets souvent
complexes à traiter. La France est la vice-championne du monde du nombre
d’opérations extérieures depuis 1945. En même temps que le dossier rwandais, il
faut traiter la guerre du Golfe, l’engagement en ex-Yougoslavie, au Cambodge,
en Somalie, au Tchad, etc. cela fait beaucoup pour peu de temps de cerveau
disponible, surtout quand ce cerveau est celui du président de la République
bien occupé par ailleurs.
Il
y a bien sûr autour de lui tout un écosystème de cellules de conseillers qui
gère l’information montante, avec ses qualités, qui tiennent à celles des
individus, et ses défauts bien connus de la sociologie des organisations. On
y trouve ainsi et bien sûr tous les modes habituels de rivalité-collaboration
entre chapelles, ici entre EMA, Mission de coopération, État-major particulier
du président, secrétariat général ou cellule Afrique de l’Élysée, sans parler
des ministères, mais aussi les filtrages de l’information en fonction de la
réaction possible du décideur ultime. En juin 1992, le général Delort décrit
ainsi sa surprise de voir disparaitre de son rapport le propos du chef
d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR) sur sa crainte de grands
massacres interethniques, lorsque celui-ci est synthétisé au cabinet du Ministère de la Défense.
Il
y a ce qui remonte vers le cerveau du chef des armées, que l’on peut donc
interroger, et puis il y a ce qui en sort, et là on est souvent déçu si on
attend une profondeur d’analyse, peut-être simplement parce que ce n’est pas
possible dans le contexte de rationalité très limitée et de coq à l’âne évoqué
plus haut. En fait de grande stratégie, on a surtout de grandes idées générales
et des éléments qui relèvent plus de l’inconscient que du rationnel. Le général
Bentégeat raconte ainsi dans Chefs d’État
en guerre comment lors d’un conseil restreint où il était question de
l’aide militaire à apporter au Cameroun Mitterrand interdit tout usage de
l’arme aérienne, car il ne veut pas « que l’on voie des avions français frappant des noirs ».
Voilà à quoi tient parfois la forme d’un engagement militaire.
Plus
précisément, dans le cadre de l’engagement au Rwanda, il y a ainsi deux
éléments majeurs qui sont sortis du chapeau de François Mitterrand : le
principe même de l’engagement militaire dans la durée au Rwanda et le fait que
cet engagement ne serait jamais direct. Ce qui est frappant dans le livre du
général Delort, c’est combien, encore une fois discipline oblige, cela est
intégré comme évident, alors qu’en réalité ni l’un, ni l’autre ne vont de soi.
Dominique
Delort commence donc son propos par la décision de répondre favorablement à
l’appel au secours de Juvénal Habyarimana en octobre 1990 menacé par la
première offensive du Front patriotique rwandais (FPR) basé en Ouganda. C’est
le déclenchement de l’opération Noroit, à la double mission : protéger les
ressortissants français et dissuader le FPR de s’emparer de la capitale. La
France n’est pas la seule à intervenir, il y a aussi un bataillon belge et une
brigade zaïroise qui elle est engagée au combat, et en fait surtout au pillage,
avec les FAR. Le FPR est stoppé. Paul Kagame, revenu des États-Unis, en prend
le commandement de fait après la mort mystérieuse de son prédécesseur. Belges
et Zaïrois partent, mais Mitterrand décide finalement de maintenir la force
française.
C’est
là le vrai tournant. Pourquoi fait-on cela ? Ce n’est jamais
clairement expliqué. Une stratégie s’appuie normalement sur une vision claire
d’intérêts à défendre. Là on ne voit pas très bien quels intérêts la France
défend dans cette région, hormis que selon l’amiral Lanxade cité dans le livre,
Mitterrand, alors conseillé par son fils Jean-Christophe, à « presque un
faible pour Habyarimana » (rappelons-le dictateur
du Rwanda depuis son coup d’Etat de 1973 et adepte d’une politique de
séparation ethnique). Mitterrand aime visiblement bien la région considérée
comme faisant partie de la zone d’influence de la France, car francophone.
N’est-ce pas au Burundi voisin que François Mitterrand a imposé la tenue du « carrefour du développement franco-africain » en 1984, à l’origine d’un des scandales politico-financiers
de l’époque ?
Bref,
on ne sait pas trop clairement pourquoi, mais on y va. Quelques mois plus tôt à
La Baule, François Mitterrand a expliqué aux dirigeants africains francophones,
dont Habyarimana, que l’aide française serait désormais conditionnée à des
réformes démocratiques. Le Rwanda est le premier endroit où mettre en œuvre
cette doctrine. La politique française consistera à aider militairement le
gouvernement rwandais de deux manières : avec le bouclier dissuasif du
détachement Noroit et un détachement d’assistance militaire et d’instruction
(DAMI) de quelques dizaines de conseillers qui aidera à la montée en puissance
des FAR. En échange, Habyarimana doit accepter le multipartisme et partager le
pouvoir, avec son opposition interne d’abord, avec le FPR ensuite. Telle sera
désormais la ligne française qui se félicitera fin 1993 d’avoir aidé à la
paix et à la mise en place de la démocratie au Rwanda.
C’est
tout ce processus que décrit le général Delort, en tant qu’acteur privilégié
tant dans le champ diplomatique avec les négociations d’Arusha qui se déroulent
en Tanzanie sur un an de l’été 1992 à l’été 1993 que le champ militaire
lorsque le FPR lance des offensives pour appuyer ces mêmes négociations, à
l’été 1992 d’abord puis en février 1993. Les Français ont sauvé la
situation à chaque fois d’abord en renforçant Noroit et en le déployant hors de
Kigali, la première fois au nord du pays en deuxième échelon des FAR (ce qui
n’est pas décrit dans le livre) et la seconde fois, après l’évacuation de
ressortissants vivants hors de la capitale, au nord de Kigali. À chaque fois
également, le DAMI, qui n’a jamais dépassé une soixantaine d’hommes, a pris un
rôle plus actif en appui des FAR au plus près de l’ennemi, en commandant
notamment une batterie d’artillerie. Il n’y a jamais eu de combat direct entre
Français et FPR parce qu’aucun des deux camps ne le voulait. Ces chapitres sont
l’occasion pour l’auteur de répondre à l’accusation faite aux soldats français aux
abords de Kigali d’avoir procédé à des vérifications d’identité, en clair
d’avoir cherché à repérer les Tutsis (l’ethnie est inscrite sur la carte
d’identité), car ceux-ci étaient considérés comme ennemis a priori. Pour le
général Delort, il n’y a jamais eu que des contrôles de présence d’armes, et
jamais aucun civil n’a été transféré par des militaires français aux forces de
sécurité.
Pour
avoir servi sur place à l’été 1992 et au sein d’un régiment, le 21e Régiment
d’infanterie de marine, qui était aussi l’élément principal dans la crise de
1993, je peux corroborer à mon modeste niveau du moment, tout ce qui est dit
dans le livre. Si dans une note l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major
particulier, ne parlait pas du FPR mais des Tutsis, le caractère ethnique était
totalement absent des termes de nos missions. En clair, si on savait évidemment
que le FPR (soit au passage moins de 3 000 combattants)
recrutait très majoritairement parmi les Tutsis exilés en Ouganda, il n’a
jamais été question de considérer les Tutsis comme suspects, ni même de
considérer d’autres gens que ceux qui pouvaient nous menacer directement les
armes à la main ou indirectement en nous espionnant. Un de mes amis m’a raconté
avoir capturé un espion du FPR qui observait sa position en février 1993. Après
l’avoir capturé, il a reçu l’ordre de le remettre à la gendarmerie locale, ce
qui est la consigne habituelle quel que soit le théâtre d’opération. Il n’était
pas sorti du camp de la gendarmerie qu’il a entendu le coup de feu de
l’exécution. Nous étions clairement entourés, face à nous et derrière nous, de
salauds. Nous avions hélas un peu l’habitude. Il est par ailleurs débile
d’imaginer que c’était de notre faute ou que nous avons contribué à ce qu’ils
le deviennent plus encore. Les Français ne sont pas responsables de tout le mal
qu’il y a dans le monde. Il est en revanche délicat de nous laisser trop
longtemps à son contact, sous peine de laisser croire que nous avons des liens
avec lui.
Le
général Delort peut légitimement se féliciter d’avoir rempli les missions
délicates qu’il a reçues. D’une manière générale les militaires français n’ont
à avoir honte de rien quand le dispositif militaire français est démonté en
décembre 1993. Les accords d’Arusha ont été signés, le président Habyarimana a accepté
de partager le pouvoir avec l’opposition modérée avec Agathe Uwilingiyimana
comme Premier ministre, et donc même aussi avec le FPR avec qui la paix est
signée. Les Nations-Unies veillent à la bonne exécution du processus de paix.
Tout semble aller pour le mieux, et on se congratule à Paris d’avoir atteint
tous les objectifs avec une mise minimale, puisqu’il n’y a jamais eu plus de
800 soldats français au Rwanda et qu’aucun n’y a perdu la vie, hormis un
sous-officier par accident cardiaque.
Tout
cela était un leurre. À Beyrouth ou à Sarajevo, tout le monde se félicitait
aussi de réussir les missions sans jamais considérer que c’était les missions elles-mêmes
et la stratégie qui posaient problème. François Mauriac parlait de la « maladresse des habiles » qui s’emmêlent dans la
complexité de leurs plans. L’engagement français au Rwanda en est un parfait
exemple.
On
se félicite d’avoir réussi la mission militaire en dissuadant le FPR. En
réalité, rétrospectivement, il aurait sans doute mieux valu pour le Rwanda que
le FPR l’emporte tout de suite en 1990, ou alors quitte à s’opposer à lui, il aurait
mieux valu le faire réellement et de briser ses attaques par des raids d’avions
Jaguar et/ou avec des groupements tactiques au sol comme on l’avait fait en
1978 en Mauritanie, à Kolwezi et surtout au Tchad, à une époque où on avait
moins peur d’utiliser la force.
Là
dans les années 1980-1990, on adore employer les forces armées, c’est
tellement facile, mais on est complètement inhibé à l’idée de la faire
combattre (sauf contre l’Irak en 1991 et encore), ce qui ne peut manquer de
placer parfois les soldats français dans des situations compliquées. En
réalité, au Rwanda comme partout où on a fait de l’interposition, on a
simplement gelé un rapport de force qui n’a pas manqué de s’exprimer dès que
nous sommes partis, car il ne faut pas imaginer non plus que les quelques
dizaines de conseillers que l’on a pu déployer ont réellement transformé une
armée intrinsèquement nulle. Et derrière ce gel, au lieu d’un apaisement, on a
surtout assisté à une radicalisation des positions.
On
s’est cru habiles, on n’était que naïfs. L’imposition du multipartisme au
Rwanda a abouti plus qu’ailleurs à l’augmentation des violences internes, du
fait notamment de la création de milices partisanes. On a vu ainsi apparaître
les Inkuba du Mouvement démocratique républicain (MDR), les Abakombozi du Parti
social-démocrate (PSD) et surtout les Interahamwe (« personnes de la même génération ») du Mouvement révolutionnaire national
pour le développement (MRND), l’ancien parti unique du Président et les
Impuzamugambi (« Ceux qui ont le même objectif ») de la Coalition pour la défense de la République (CDR), encore
plus radicaux, racistes et hostiles à toute négociation avec le FPR. A
partir de 1992 et surtout de la fin 1993, l’assassinat politique et les
affrontements entre milices sont devenus monnaie courante.
Au
lieu de la démocratie, on a eu un imbroglio violent au sein duquel Habyarimana,
par conviction mais aussi par pression d’une coalition instable, a louvoyé pour
freiner tout partage avec le FPR pour qui on savait bien que ce ne serait qu’une
étape avant la prise totale du pouvoir. Dans cet ensemble lent, le mouvement « Hutu
Power » transcendant plusieurs partis, est montée en paranoïa alimentée
par le spectacle des massacres ethniques, de Tutsis d’abord puis de Hutus, par
représailles au Burundi voisin, 50 000 morts qui n’interpellaient alors
pas grand monde. Rappelons au passage que l’ennemi d’un salaud n’est pas
forcément quelqu’un de bien et que la peur d’une prise du pouvoir par le FPR n’était
pas dénuée de fondement. Paul Kagame s’est empressé de rétablir dès que
possible une dictature à l’ancienne, et à caractère ethnique même si c’est
moins avoué, et il ne reculera pas non plus devant la mort de masse des
réfugiés au Congo.
Quelle
naïveté aussi de croire que les Nations-Unies allaient faire quelque chose de
plus efficace au Rwanda qu’à la même époque en ex-Yougoslavie ou en Somalie. La
Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR) n’a à peu près
rien fait en grande partie parce qu’elle ne savait pas comment et avait peu de
moyens, pour assurer la sécurité, secourir les centaines de milliers de réfugiés
ou simplement aider à la démobilisation de milliers de soldats des FAR, deux
terreaux de recrutement pour les milices.
On
est parti en croyant à la paix alors que la mèche qui allait faire exploser le
Rwanda était allumée.
Pour
les militaires français donc le soutien aux FAR est terminé en décembre 1993,
hormis la présence de quelques coopérants dont plusieurs le paieront de leur
vie. Cela ne veut pas dire que le soutien est terminé tout court, puisque
celui-ci peut continuer à s’effectuer par des voies plus occultes. On
rappellera que l’on se trouve alors depuis le printemps 1993 en situation
de cohabitation politique, avec un Premier ministre, Édouard Balladur, qui
n’éprouve lui aucun faible pour Habyarimana, mais dirige un gouvernement lui-même divisé. Le ministre de la Défense, François Léotard pense qu'il faut en finir avec tout engagement au Rwanda alors qu'Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères est plutôt favorable à faire quelque chose. Le soutien à Habyarimana, considéré
comme la « clé de voute » du Rwanda, est de plus en circonscrit à un cercle étroit élyséen. Le livre, qui ne se
fonde que sur des faits observés depuis l'EMA, n’en parle pas.
Le
dernier chapitre est consacré aux évènements de 1994. À la destruction de
l’avion du président Habyarimana le 6 avril, bien sûr. La tendance
fortement dominante dans les armées, que partage l’auteur, est alors de
l’attribuer au FPR. C’est après tout une hypothèse sur laquelle on travaillait
depuis longtemps. J’ai moi-même presque deux ans auparavant gardé la colline de
Masaka à l’est de Kigali après que l’on ait reçu des renseignements sur une
possible attaque de la part d’un commando FPR infiltré (c’était relativement
facile) contre des avions par missiles anti-aériens. On estimait d’ailleurs à
l’époque que c’étaient les seuls à pouvoir et à avoir envie de le faire. C’était
toujours le cas en 1994, mais ils n’étaient plus les seuls, et l’hypothèse FPR
est contrebattue depuis par l’hypothèse du coup d’État extrémiste hutu, sans
doute plus probable sans que l’on puisse vraiment trancher (sauf quand on est
déjà partisan).
Notons
que cela ne change pas grand-chose à la suite des évènements, oui le génocide
était planifié et oui aussi son déclenchement a pu avoir lieu en réaction à une
attaque du FPR contre l’avion présidentiel. Quant aux motifs, autant ils
pourraient avoir eu une cohérence cynique du côté FPR, autant l’absurdité ne
pouvait que disputer à l’horreur du côté des extrémistes du Hutu Power. On ne
voit pas en effet en quoi massacrer les Tutsis les auraient rendus plus forts
face au FPR, bien au contraire. Peut-être comptaient-ils sur un nouveau Noroit.
Si c’était le cas, ils ont été déçus. Toutes les demandes d’aide des FAR,
notamment justement au colonel Delort via l’attaché de Défense à Paris, ont été
rejetées sans suite par l’EMA. Ce qui ne veut pas dire encore une fois qu’il n’y
a pas eu aide par des voies parallèles, privées notamment.
On
ne sait pas en fait ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu cohabitation. Serait-on
intervenus pour sauver le régime intérimaire en plein génocide ? Cela paraît difficile à imaginer, même si dans la cellule élyséenne
on persiste alors à ne voir que des massacres à grande échelle et de tout bord.
Et puis, comment et pourquoi faire ? Combattre, c’est
interdit. Dissuader à nouveau le FPR par un dispositif au nord de la capitale,
difficile à imaginer sans rien faire en même temps contre les génocidaires.
Mais là, cela supposerait une tout autre implication et d’autres moyens puisqu’il
faudrait neutraliser des dizaines de milliers de gens. Comment ? En les combattant ? Voir plus haut,
Mitterrand a horreur de ça. En les désarmant et en les capturant ? Pour en faire quoi et les remettre à qui ? Aux autorités locales ? Elle sont très largement
compromises. À la MINUAR ? Ce n’est pas son mandat
et de toute façon elle s’est enfuie.
On
se contente donc dans l’immédiat, avec d’autres pays, de lancer une opération d’évacuations
des ressortissants. Cela permet en quatre jours de sauver 1 500 personnes, dont 600 Français et 400 Rwandais, mais
suscite déjà des critiques. On en fait trop pour certains, pas assez pour d’autres,
et surtout on évacue Agathe Habyarimana, veuve du président assassinée à qui
François Mitterrand fait accorder un pécule de 200 000 francs alors qu’il s’agit d’une des inspiratrices
du génocide.
Suit
un grand « bal des hypocrites » comme dit Dominique Delort, pendant lequel pendant trois
mois tout le monde observe les massacres en larmoyant, mais surtout sans rien
faire. Le bataillon FPR à Kigali n’a pas bougé et la progression du reste des
forces est très lente depuis le nord. Soit le FPR est plus mauvais que l’année
précédente, soit les FAR qui le combattent se débrouillent mieux sans l’aide
des Français. L’Ouganda ne bouge pas non plus alors que finalement c’est l’acteur
militaire le plus proche de la zone et le plus capable de faire basculer rapidement
les évènements. Son soutien américain ne bouge pas non plus le petit doigt,
mais en plus freine même toute action internationale, de peur peut-être d’y
être entrainé. Le général Delort fait remarquer à juste titre que les
Américains, avec qui il a eu des contacts fréquents, étaient au moins aussi
bien renseignés que les Français sur la situation au Rwanda depuis des années
et disposaient de bien plus de moyens pour agir, mais n’ont rien fait sans être
jamais mis en question. Ce qui tend à prouver qu’il aurait probablement et
cyniquement mieux valu pour la France les imiter. Des dizaines de milliers de
Rwandais supplémentaires auraient été tués, mais on serait sans doute moins
critiqués.
Devant
la lenteur de la mise en place d’une MUNUAR II, mais aussi celle de la
progression du FPR, Édouard Balladur accepte finalement le principe d’une
opération humanitaire armée sous mandat du Conseil de sécurité, limitée dans le
temps et ses pouvoirs, mais susceptible de créer des « zones sûres », comme en Somalie ou en
Bosnie (avec un succès mitigé dans ce dernier cas) où la population pourrait se
réfugier. On connaît la suite, ce n’est pas le propos du livre, mais on est
déjà depuis longtemps dans une situation où quoique fasse ou dise la France,
elle sera accusée de duplicité, non sans raisons car on menait effectivement plusieurs politiques différentes (voir ici).
De
la même façon, on se trouve vingt-six ans après le génocide depuis longtemps au
stade des opinions acquises, celle où les nouvelles informations ne sont
acceptées que si elles les corroborent son opinion et considérées comme nulles
et non avenues, voire taxées de négationnisme, si ce n’est pas le cas. Il en
sera certainement ainsi des résultats de la commission Duclert. Il en sera de
même pour le livre du général Delort, qui ne manquera évidemment pas de
susciter des critiques avant même tout début de lecture. Il mérite pourtant d’être
lu, c’est un témoignage de première main qui éclaire sur un dossier sensible, c’est
même la seule raison de son existence, mais aussi sur le fonctionnement, conscient
ou inconscient donc, de nos institutions opérationnelles depuis l’écosystème
décisionnel jusqu’aux sections de combat sur le terrain.
Général Dominique Delort, Guerre au Rwanda. L'espoir brisé 1991-1994,
Perrin-Pierre de Taillac, mars 2021.