Article paru dans Guerres et Histoire n°33, octobre 2016
Destinées aux opérations amphibies et outre-mer,
les Troupes de marine ont été, et sont toujours, de tous les combats de
l’armée française. Tour à tour fusiliers marins et soldats de ligne, mais toujours
voyageurs, Marsouins et Bigors forment le premier corps d’intervention de la France
depuis quatre siècles.
La première armée de marine
Les Troupes de marine (TDM) sont nées de la volonté
du cardinal de Richelieu de doter la flotte de sa propre armée, afin de
protéger ports et arsenaux, mais aussi d’assurer le service des armes à bord
des vaisseaux de ligne qui apparaissent alors. Il crée donc, en 1622, avant les
Royal Marines britanniques et bien sûr les Marines américains, les premières « compagnies de la
mer » associant fusiliers et canonniers au sein de petites unités d’une
centaine d’hommes intégrés dans des corps aux noms changeants.
D’emblée cette force rattachée à la marine se
trouve tiraillée entre les besoins contradictoires de la flotte, des colonies
et de l’armée. L’armée a besoin de soldats, la marine préfère investir dans les
navires et marins. Quant au « service des colonies », il est initialement
le fait des armées des compagnies à charte et des milices locales. Les « compagnies de la
mer » sont donc régulièrement dissoutes puis reconstituées lorsqu’on
s’aperçoit que le combat, qu’il soit à bord ou à terre dans les colonies ne
s’improvise pas. La France est ainsi incapable de défendre les Indes et le Canada
faute d’une véritable « capacité de projection ».
Tirant les leçons des errements de la guerre de Sept
Ans (1757-1763), on organise en 1772 un solide corps royal de la marine
regroupant huit régiments stationnés dans les ports et on les équipe des
premières tenues bleues avec une ancre sur les boutons. Cette première armée de
marine disparaît finalement dans la tourmente des guerres de la révolution et,
après Trafalgar (1805), ses fantassins et artilleurs combattent dans les rangs
de la Grande Armée.
La nouvelle armée de marine
La nouvelle armée de marine
Après maints atermoiements depuis 1822,
l’ordonnance du 14 mai 1831 reforme les nouvelles Troupes de marine avec
la formation des deux premiers régiments d’infanterie de marine (RIM) à 30 compagnies,
un troisième étant ajouté en 1838. Il est formé également un régiment d’artillerie
de marine, porté en 1840 à 40 batteries. Ce sont donc des régiments
considérables qui présentent la particularité d’être présents simultanément sur
plusieurs continents. Le 3e RIM est ainsi présent simultanément à Toulon,
à Cayenne, au Sénégal et sur l’île Bourbon (Réunion). En 1845 enfin, la
vocation interarmes s’étoffe avec la naissance de la cavalerie de la marine
avec la création d’un escadron de spahis au Sénégal. C’est à cette époque que
les fantassins de marine désormais dispensés du service de bord pendant les
traversées sont comparés par les marins aux marsouins qui suivent les navires
en quête de nourriture. Quant aux artilleurs désormais attachés aux batteries côtières,
ils sont comparés à petits coquillages fixés aux rochers et deviennent des bigors,
diminutifs de bigorneaux, à moins que cela vienne du vieil ordre « bigues dehors » de mise en batterie
au temps de la marine à voile.
Les troupes de marsouins et bigors sont plus qu’ailleurs
encadrées par des officiers issus du rang ou du corps des sous-officiers, mais
aussi formés dans les écoles de l’armée, à Saint-Cyr ou Polytechnique — où ils
occupent le fond des classements jusqu’aux années 1880. Il ne fait pas bon
trahir l’armée en allant servir la marine et puis le service outre-mer est
éprouvant. La troupe formée de volontaires souvent issus des milieux les plus pauvres
est jugée de mauvaise qualité. Il s’y forme cependant une culture très
particulière, revendiquant l’origine très populaire de ses membres avec des
traditions à faire pâlir les ligues de vertu jusqu’à aujourd’hui, mais aussi le
goût du voyage et de l’aventure. L’attachement à cette communauté particulière
coincée entre les marins et les « biffins » (« chiffons ») de l’armée métropolitaine est très fort, plus qu’à
des régiments où on ne fait que tourner.
Cette communauté est petite, 16 000 hommes au
total, est de toutes les expéditions de la monarchie de Juillet, du Mexique en
1838 à la guerre franco-tahitienne de 1844 en passant par la prise de Tanger en
1844 ou les débarquements dans l’océan Indien. Après une interruption lors de
la IIe République, le Second Empire renoue avec l’aventure
coloniale et un quatrième RIM est formé en 1854. Les cadres sont par ailleurs
déployés dans les quelques troupes indigènes qui commencent à se former.
Les expéditions de la marine (désormais à vapeur)
reprennent : les marsouins s’emparent de la Nouvelle-Calédonie en 1853,
débarquent à Canton en 1857 puis au Liban en 1860. Surtout, la Marine conquiert
la Cochinchine de 1858 à 1860. Les Troupes de marine participent aussi au long
siège de Puebla au Mexique en 1863 et aux guerres en Europe. On les retrouve
ainsi face à l’armée russe en 1854, en Crimée et dans la Baltique. Pendant la
guerre de 1870, marsouins et bigors sont regroupés dans la division bleue du
général de Vassoigne, qui s’illustre à Bazeilles (près de Sedan) par sa
résistance acharnée — exploit qui devient en 1952 le fait d’armes fédérateur
des TDM, célébré tous les ans (pour un excellent résumé voir ici).
Après 1870, les TDM sont pourtant à nouveau sur la
sellette : la priorité est en effet à la préparation de la « revanche » sur le
continent européen, et la nouvelle république se méfie des troupes
professionnelles, toujours susceptibles de fomenter un coup d’État. C’est pourtant
cette nouvelle république qui se lance au début des années 1880 dans la
conquête coloniale et pour cela les marsouins sont indispensables. Le combat n’est
plus sur mer, ni sur les côtes. La France envoie quelques officiers de marine,
comme Borgnis-Desbordes, Archinard, Lamy ou Largeau s’emparent de territoires
immenses en Afrique avec des colonnes de quelques centaines d’hommes seulement.
Il y a aussi les grandes expéditions, comme celles
de Tunisie en 1881, du Tonkin à partir de 1883 et de Madagascar en 1894. Les 15 000 marsouins
et bigors dispersés dans le monde sont insuffisants pour cela et il faut faire
appel à l’armée métropolitaine. Outre que le ministère de la guerre est
réticent à ce détournement de ressources, on s’aperçoit que les pertes par
maladies sont considérables parmi les appelés venant directement de France,
presque 6 000 à Madagascar en 1895 pour seulement 25 morts au combat. Le principe
est alors acquis de ne plus envoyer outre-mer que des soldats engagés ou des
volontaires acclimatés.
Volontariat
et métissage
La fin du XIXe siècle est donc marquée par
plusieurs évolutions. Il est décidé de renforcer les effectifs des TDM tout en
ne faisant appel qu’à des volontaires. Le nombre de régiments d’infanterie de
marine en métropole est doublé et on en forme dix autres dans l’Empire. C’est
un échec, les volontaires s’avérant insuffisamment nombreux pour les armer.
Après des années de tergiversations, on se décide enfin, par la loi du
5 juillet 1900, après 102 projets avortés, à retirer les TDM à la marine
pour en faire « l’armée coloniale » placée sous la
double tutelle des ministères de la Guerre et des Colonies, en fonction du
stationnement des troupes.
Un corps d’armée colonial de deux divisions est même
formé en métropole et intégré dans les plans de mobilisation de l’armée avec
ses 30 000 marsouins et bigors. Ses unités sont à recrutement métropolitain
mixte, volontaires et appelés, mais seuls les premiers peuvent servir outremer.
Simultanément, pour le service des colonies, on fait de plus en plus appel aux
troupes indigènes, sous l’appellation de spahis et surtout de « tirailleurs », sénégalais,
annamites, tonkinois ou malgaches. Les tirailleurs sénégalais — venant de moins
en moins du Sénégal — passent ainsi de 6 600 en 1900 à 31 000 en 1914. Ces
bataillons prévus à l’origine pour le contrôle de leur propre territoire
deviennent vite une réserve opérationnelle qui est engagée au Maroc à partir de
1907, avant peut-être la métropole comme le propose Charles Mangin en 1910,
dans La Force noire.
On théorise aussi de nouvelles méthodes. En 1899, Joseph
Gallieni publie un Rapport d’ensemble sur
la pacification, l’organisation et la colonisation de Madagascar, où il
expose son expérience de résident-général. Reprenant des méthodes déjà
appliquées au Tonkin mais dont l’origine remonte sans doute jusqu’à
l’occupation de l’Aragon par Suchet en 1808, via Bugeaud, puis Faidherbe,
Gallieni exprime l’idée que « le soldat ne
doit pas se borner à l’action militaire », mais œuvrer à
la mise en valeur du territoire qu’il occupe afin de démontrer clairement les
bienfaits de la présence française et créer ainsi un cercle vertueux. La
méthode n’est pas exempte de brutalité lorsque des résistances se présentent,
mais à l’inverse des « Soudanais » qui ont conquis l’Afrique occidentale, elle
s’accompagne de séduction. Cette approche empathique avec le milieu constitue depuis
un élément fondamental et particulier de la culture des TDM.
Dans
les guerres mondiales
Lorsque la guerre commence, l’armée coloniale en
métropole est forte d’un corps d’armée de deux divisions d’infanterie coloniale
(DIC) soit environ 30 000 hommes. Ces deux divisions sont suivies de
cinq autres et d’un deuxième corps d’armée. Les bataillons de tirailleurs y
sont intégrés progressivement à partir de septembre 1914 et ils sont plus de 70
à la fin de 1915. Contrairement à la légende, ces bataillons ne sont pas plus
engagés que les autres et leurs pertes au combat sont inférieures à la moyenne
des troupes métropolitaines. Il est vrai que les tirailleurs ont surtout été
engagés après les combats les plus meurtriers, ceux de 1914, et qu’ils
souffrent plus en revanche du climat et des maladies. On prend donc l’habitude
de les retirer du front les mois d’hiver. À la fin de la guerre, les troupes
coloniales de toutes origines représentent environ 10 % des forces
combattantes françaises, avec une forte concentration dans le front des Balkans
et même en Ukraine en 1919 où des bataillons de tirailleurs affrontent avec
succès des troupes russes bolcheviques.
On découvre à cette occasion que ces troupes
professionnelles sont plus fiables que les troupes d’appelés métropolitains qui
ne comprennent pourquoi ils combattent aussi loin de la patrie et alors que
celle-ci n’est plus menacée. C’est après le risque des maladies tropicales, le
deuxième argument pour ne plus engager hors des frontières que des soldats
professionnels. Or, les expéditions sont nombreuses jusqu’en 1927, on retrouve donc
l’armée coloniale sur tous les fronts, en Rhénanie, en Silésie, en Syrie et
surtout au Maroc pendant la guerre du Rif de 1921 à 1926. On conserve aussi
l’idée d’un corps à double mission de garde de l’empire et de réserve
métropolitaine. Lors de la mobilisation de 1939 et jusqu’en juin 1940, ce sont neuf
divisions coloniales qui sont formées. Avec un total de 500 000 hommes,
les troupes coloniales atteignent alors leur sommet. Elles se battent avec
courage, perdent 20 000 hommes, obtiennent quelque un des rares
succès de l’armée française notamment au nord de Lyon, mais n’empêchent pas le
désastre. Les tirailleurs sénégalais ont payé cette fois un tribut plus lourd
que les autres dans les combats et sont victimes du racisme allemand.
Comme les autres corps, l’armée coloniale se
retrouve ensuite très divisée. Avec l’application de l’armistice, il ne reste
plus que trois régiments en métropole, l’Indochine est occupée par les Japonais
et l’Afrique occidentale reste fidèle à Vichy. Ce sont finalement dans les
provinces les plus éloignées de l’empire, dans l’Afrique-Équatoriale française et
dans le Pacifique, que sont formés les contingents les plus importants de la
France libre. Par habitude de l’autonomie, mais sans doute aussi parce que la culture de l'armée coloniale s’accorde mal avec les idées fascistes et
racistes de l'envahisseur et des collaborateurs de Vichy, les coloniaux forment le gros des volontaires de la France libre.
Les bataillons de marche intègrent la force du
colonel Leclerc au Tchad ou les brigades françaises libres combattant avec la 8e armée
britannique. Trois bataillons de marine combattent ainsi à Bir Hakeim en mai
1942 aux côtés de la Légion étrangère. Avec la réorganisation de 1943, ces
premières forces forment le noyau dur de la 1ère division
française libre et de la 2e Division blindée de Leclerc tandis qu’une
nouvelle grande unité, la 9e DIC, est formée. La coloniale
participe ainsi largement à la libération de la France et à la campagne en
Allemagne. Presque tous les régiments actuels des TDM, à l’exception des
parachutistes (sauf le 1er RPIMa, héritier des Special Air Service français) sont issus
de cette armée de la libération. Sur les six corps de l’armée de Terre faits « compagnons de la
Libération », six sont de l’armée coloniale.
Tout de suite après la fin de la guerre, les
troupes coloniales sont au premier rang de la réaction aux premiers mouvements
d’indépendance à Madagascar et surtout en Indochine. Le corps expéditionnaire
qui y débarque en octobre 1946 avec un groupement de la 2e DB, la 9e DIC
et la 3e DIC, est composé pour 80 % de coloniaux. Aux côtés
de l’armée d’Afrique et des volontaires métropolitains, les coloniaux
fournissent un certain nombre d’unités de combat, notamment, à partir de 1948, les
huit nouveaux groupements de commandos coloniaux parachutistes (GCCP, devenus
ensuite Bataillon parachutiste coloniaux).
Leur action principale est cependant une action de
présence dans les postes, les montagnes ou les écoles avec les forces locales, les
indigènes ou de l’armée nationale vietnamienne. À la confluence de l’héritage
de Gallieni et des méthodes de contrôle du Vietminh, des officiers y développent
une école de pensée de la « guerre révolutionnaire » avant de
basculer en Algérie. L’Algérie est par définition le territoire de l’armée
d’Afrique et les « colos », 80 000 hommes, y interviennent pour la première
fois. Ils y mettent en œuvre, en particulier sous le commandement du général
Salan, de 1956 à 1958, diverses théories de pacification centrées sur la
séduction et le contrôle de la population civile arabe. Ces idées s’opposent aux
méthodes initiales plus répressives ou ensuite plus conventionnelles comme
celle du général Challe (où s’illustrent à nouveau les quatre régiments
parachutistes coloniaux). Elles échouent tout autant à trouver une issue
favorable au conflit.
Le
retour des Troupes de marine
La fin de l’empire ne signifie pas pour autant la
fin de cette armée qui abandonne son qualificatif de « coloniale » par un décret
d’avril 1958 pour devenir d’« outre-mer » puis définitivement et à nouveau « Troupes de
marine » à partir de 1961. Même si les « colos » sont désormais majoritairement en métropole, le service
outre-mer demeure, il est même reconnu par la loi du 20 décembre 1967 comme
leur « vocation
principale », qui justifie de conserver le statut d’« arme » et donc aussi l’autonomie
de gestion du personnel.
Dans les DOM-TOM, ce service outre-mer prend la
forme de troupes de souveraineté, mais aussi avec Service militaire adapté (SMA),
c’est-à-dire une formation professionnelle encadrée par des militaires. De
manière plus originale, il s’exerce aussi par une présence dans les anciennes
colonies africaines qui se concrétise par des conseillers, des bases
permanentes et des forces d’intervention venues de métropole. Ce service
outre-mer prend finalement une extension imprévue à partir de 1969 lorsqu’il
faut mener une campagne de contre-insurrection au Tchad, puis lorsque les
interventions se multiplient à partir de la fin des années 1970, en
Afrique toujours, mais aussi au Liban ou en Nouvelle-Calédonie ou dans le Golfe
en 1990. Pour satisfaire les besoins en troupes d’intervention, on
professionnalise sept régiments et la 9e division d’infanterie
de marine est reformée en 1976.
La fin de la guerre froide et la décision, en 1996,
de professionnaliser entièrement les forces armées françaises entraînent la fin
de la distinction entre armée métropolitaine et armée d’outre-mer. L’existence des
troupes de marine est une nouvelle fois menacée. Un projet court un temps d’un
nouveau rattachement à la marine. S’il n’est pas suivi d’effet, les « colos » jouent de cette
tradition pour réinvestir les opérations amphibies. Les TDM sont finalement peu
affectées par les restructurations. Logiquement on ne dissout pas des régiments
déjà professionnels et les régiments d’appelés sont souvent des « Compagnons de la
Libération » et donc alors intouchables pour le président Chirac. Paradoxalement,
le poids des troupes de marine tend ainsi à augmenter en métropole alors qu’il
se réduit outre-mer où les bataillons deviennent des unités cadres accueillant
des compagnies tournantes venues de toute l’armée de terre. Surtout, les Troupes
de marine et la Légion étrangère n’ont plus le monopole presque exclusif des
opérations extérieures. Pour autant, les marsouins sont encore très engagés. Plus
du tiers des soldats français tombés en opération depuis 1962 portaient une
ancre de marine alors qu’ils ne représentent, avec 18 000 hommes
et femmes, que 15 % des effectifs de l’armée de Terre.
Les Troupes de marine françaises constituent ainsi
une structure atypique assez différente des unités de « marines » des autres
armées. Si elles ont une compétence pour les opérations amphibies, leur cœur de
métier reste l’intervention au loin et au milieu de populations étrangères avec
une appréhension toujours globale des problèmes. Les marsouins et bigors sont plus
que jamais les soldats voyageurs de la France.
Centre d’étude d’histoire de la défense, Les troupes de marine dans l’armée de terre,
un siècle d’histoire 1900-2000, Lavauzelle, 2004.
Collectif, De
Bizerte à Sarajevo : Les troupes de marine dans les opérations extérieures
de 1961 à 1994, Lavauzelle, 2004.
Christian Benoit, Antoine Champeaux, Éric Deroo,
Maurice Rives, Des Troupes coloniales aux
Troupes de marines : Un rêve d’aventure 1900-2000, Lavauzelle,
2000.
Collectif, Les
troupes de marines, 1622-1984, Lavauzelle, 2000.
Erwan Bergot La
Coloniale : Du Rif au Tchad (1925-1980), Presses de la Cité (1982)