mercredi 31 janvier 2024

Champ de bataille 2040

Quelques réflexions rapides en introduction de travaux de groupes de l'Ecole de guerre-Terre.

Je ne sais pas si c’est un réflexe d’historien ou simplement de vieux soldat mais quand on me demande de réfléchir au futur je pense immédiatement au passé. Quand on me demande comment sera le champ de bataille dans vingt ans, je me demande tout de suite comment on voyait le combat d’aujourd’hui il y a vingt ans.

Or, au tout début des années 2000, dans les planches powerpoint de l’EMAT ou du CDES/CDEF on ne parlait que de « manœuvre vectorielle » avec plein de planches décrivant des bulles, des flèches, des éclairs électriques et des écrans. Le « combat infovalorisé », des satellites aux supersoldats connectés FELIN, allait permettre de tout voir, de ses positions à celle de l’ennemi, et donc de frapper très vite avec des munitions de précision dans un combat forcément agile, mobile et tournoyant, fait de regroupements et desserrements permanents comme dans le Perspectives tactiques du général Hubin (2000), qui connaissait alors un grand succès. Bon, en regardant bien ce qui se passe en Ukraine ou précédemment dans le Haut-Karabakh, on trouve quelques éléments de cette vision, notamment avec l’idée d’un champ de bataille (relativement) transparent. En revanche, on est loin du combat tournoyant et encore plus loin des fantassins du futur à la manière FELIN. En fait, en fermant un peu les yeux, cela ressemble quand même toujours dans les méthodes et les équipements majeurs à la Seconde Guerre mondiale.

Contrairement à une idée reçue, les armées modernes ne préparent pas la guerre d’avant. « Être en retard d’une guerre », c’est une réflexion de boomer qui n’est plus d’actualité depuis les années 1950. Jusqu’à cette époque en effet et depuis les années 1840, les changements militaires ont été très rapides et profonds avec d’abord une augmentation considérable de la puissance puis du déplacement dans toutes les dimensions grâce au moteur à explosion et enfin des moyens de communication. Ce cycle prodigieux se termine à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le combat terrestre, un peu plus loin pour le combat aérien et naval avec la généralisation des missiles. Depuis, on fait sensiblement toujours la même chose, avec simplement des moyens plus modernes. Vous téléportez le général Ulysse Grant 80 ans plus tard à la place du général Patton à la tête de la 3e armée américaine en Europe en 1944 et vous risquez d’avoir des problèmes. Vous téléportez le général Leclerc à la tête de la 2e brigade blindée aujourd’hui et il se débrouillera rapidement très bien, idem pour les maréchaux Joukov et Malinovsky si on les faisait revenir de 1945 pour prendre la tête des armées russe et ukrainienne.

En fait, si les combats, mobiles ou de position, ressemblent à la Seconde Guerre mondiale, c’est tout l’environnement des armées qui a changé. Durant la guerre, on pouvait concevoir un char de bataille comme le Panther en moins de deux ans ou un avion de combat comme le Mustang P-51 en trois ans. Il faut désormais multiplier ces chiffres au moins par cinq, pour un temps de possession d’autant plus allongé que les coûts d’achat ont également augmenté en proportion. Avec la crise militaire générale de financement des années 1990-2010, la grande majorité des armées est restée collée aux équipements majeurs de la guerre froide. Si on enlève les drones, la guerre en Ukraine se fait avec les équipements prévus pour combattre en Allemagne dans les années 1980 et ceux-ci constituent toujours l’ossature de la plupart des armées. L’US Army est encore entièrement équipé comme dans les années Reagan, une époque où Blade Runner ou Retour vers le futur 2 décrivent un monde d’androïdes et de voitures volantes dans les années 2020.

L’innovation technique, celle qui accapare toujours les esprits, ne se fait plus que très lentement sur des équipements majeurs, pour lesquels désormais on parle de « génération » en référence à la durée de leur gestation. Elle s’effectue en revanche en périphérie, avec des équipements relativement modestes en volume – drones, missilerie – et sur les emplois de l’électronique, notamment pour rétrofiter les équipements majeurs existants.

Mais ce qu’il surtout comprendre c’est qu’une armée n’est pas simplement qu’un parc technique, mais aussi un ensemble de méthodes, de structures et de façons de voir les choses, ou culture, toutes choses intimement reliées. Cela veut dire que quand on veut vraiment innover par les temps qui courent, il faut d’abord réfléchir à autre chose que les champs techniques. La plus grande innovation militaire française depuis trente ans, ce n’est pas le Rafale F4 ou le SICS, c’est la professionnalisation complète des forces. Ce à quoi il faut réfléchir, c’est à la manière de disposer de plus de soldats, par les réserves, le mercenariat ou autre chose, de produire les équipements différemment, plus vite et moins cher, d’adapter plus efficacement ce que nous avons, de constituer des stocks, etc.

Plus largement, il faut surtout anticiper que le champ de bataille futur sera peut-être conforme à ce qu’on attend, mais qu’il ne sera sans doute pas là où on l’attend et contre qui on l’attend. Le risque n’est plus de préparer la guerre d’avant mais de préparer la guerre d’à côté, de se concentrer comme les Américains des années 1950 sur l’absurde champ de bataille atomique a coup d’armes nucléaires tactiques, jusqu’avant de s’engager au Vietnam où ils feront quelque chose de très différent. Cinquante ans plus tard, les mêmes fantasment sur les perspectives réelles de la guerre high tech infovalorisée en paysage transparent avant de souffrir dans les rues irakiennes ou les montagnes afghanes face à des guérilleros équipés d’armes légères des années 1960, des engins explosifs improvisés et des attaques suicide. Il y a la guerre dont on rêve et celle que l’on fait.

Le problème majeur est donc qu’il faut faire évoluer nos armées équipées des mêmes matériels lourds pendant quarante à soixante ans dans des contextes stratégiques qui changent beaucoup plus vite. Si on remonte sur deux cents ans au tout début de la Révolution industrielle, on s’aperçoit que l’environnement stratégique dans lequel sont engagées les forces armées françaises change, parfois assez brutalement, selon des périodes qui vont de dix à trente ans. Un général sera engagé dans des contextes politiques, et une armée est destinée à faire de la politique, presque toujours différents de ce qu’il aura connu comme lieutenant.

Le 13 juillet 1990, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Foray, vient voir les gardes au drapeau qui vont défiler le lendemain sur les Champs Élysées. La discussion porte sur notre modèle d’armée, qui selon lui est capable de faire face à toutes les situations : dissuasion du nucléaire par le nucléaire, défense ferme de nos frontières et de l’Allemagne avec notre corps de bataille et petites opérations extérieures avec nos forces professionnelles. Trois semaines plus tard, l’Irak envahit le Koweït et là on nous annonce rapidement qu’il faut se préparer à faire la guerre à l’Irak. Le problème n’est alors pas ce qu’on va faire sur le champ de bataille, mais si on va pouvoir déployer des forces suffisantes, tant l’évènement sort complètement du cadre doctrinal, organisationnel et même psychologique dans lequel nous sommes plongés depuis le début des années 1960.

Le monde change à partir de ce moment ainsi que tout le paysage opérationnel avec la disparition de l’Union soviétique. L’effort de défense s’effondre, et notamment en Europe, et on peine déjà à financer les équipements que l’on a commandés pour affronter ces Soviétiques qui ont disparu pour penser à payer ceux d’après. On passe notre temps entre campagnes aériennes pour châtier les États voyous, gestions de crise puis à partir de 2008 lutte contre des organisations armées, toutes choses que personne n’a vues venir dans les années 1980.

On se trouve engagé depuis dix ans maintenant dans une nouvelle guerre froide et alors que la lutte contre les organisations djihadistes n’est pas terminée, car oui - nouvelle difficulté- on se trouve presque toujours écartelée entre plusieurs missions pas forcément compatibles. Il est probable que cette phase durera encore quinze ou vingt ans, avant qu’un ensemble de facteurs pour l’instant mal connus finissent pour provoquer un bouleversement politique. On peut donc prédire qu’en 2040 nous aurons sensiblement le même modèle d’armées, avec un peu plus de robots et de connexions en tout genre et, on l’espère, un peu plus de masse projetable, mais que n’avons pas la moindre idée de contre qui on s’engagera, comment et de la quantité de moyens nécessaires, sachant qu’il sera très difficile d’improviser et de s’adapter sur le moment.  

dimanche 7 janvier 2024

La conquête de Gaza

Le devis du sang

Quand on élabore un plan d’opération, on s’efforce normalement d’en évaluer le coût probable et on présente le devis au décideur politique. Ce qui a été demandé aux forces terrestres israéliennes avant le 27 octobre, correspondait sensiblement à quatre fois ce qui leur avait été demandé en 2014 lors de Bordure protectrice. À l’époque, la mission consistait à nettoyer de présence et infrastructures du Hamas et alliés sur 3 km au-delà de la barrière de sécurité et cela avait pris 20 jours et coûté 66 morts à Tsahal. Le niveau tactique des unités israéliennes comme des bataillons de quartiers du Hamas n’a guère évolué de part et d’autre depuis huit ans. Sur un terrain plat, sans l’emploi de véhicules ni de moyens d’appui, les pertes seraient sensiblement équilibrées. Mais les combattants palestiniens bénéficient du terrain urbain préparé, tandis que les Israéliens bénéficient de la protection de leurs véhicules et de leur puissance de feu directe, soit au bilan un échelon tactique de plus.

L’évolution du rapport de pertes étant plutôt logarithmique, à niveau tactique équivalent les pertes sont équivalentes, mais avec un niveau d’écart, on a du 1 contre 10 en faveur du plus fort, et a deux niveaux d’écart on s’approche du 1 pour 100. On pouvait donc s’attendre à au minimum 10 combattants du Hamas tués pour chaque israélien, plus des effets secondaires comme la capture de prisonniers – que seule l’opération de conquête peut obtenir – ou le traitement des blessés, en moyenne plus graves du côté du Hamas du fait des munitions utilisées et plus difficilement soignables, qui vont augmenter encore le nombre et la proportion de pertes définitives. Il faut ajouter aussi les pertes infligées simultanément par l’opération de frappes en profondeur – frappes aériennes et artillerie – qui a débuté dès le 7 octobre et se poursuit en parallèle de l’opération de conquête. Ses effets militaires déjà faibles au regard des effets contre-productifs produits par les dégâts sur la population le sont cependant encore plus avec la raréfaction des cibles. En résumé de cette évaluation macabre, le kill ratio de Bordure protectrice en 2014, opération de frappes et de conquête partielle réunies, avait été au final de l’ordre de 20 combattants palestiniens tués pour chaque soldat israélien tué. On pouvait donc s’attendre en 2023-2024 à des chiffres comparables.

Au bilan, le devis présenté à l’exécutif aurait pu être le suivant : 80 jours de combat et 250 morts pour conquérir le territoire de Gaza et tuer 5 000 combattants ennemis, sachant qu’il ne s’agirait dans tous les cas que d’une première phase, la suivante étant la prise de contrôle du territoire sur une durée indéterminée.

Le déroulement de l’action

L’offensive israélienne commence dans la nuit du 27 au 28 octobre, en bénéficiant de la supériorité israélienne dans le combat nocturne. Elle prend la forme d’une opération séquentielle, conquête du nord du territoire de Gaza puis du sud, ce qui a sans doute pour effet de retarder la fin de l’opération mais au profit d’un rapport de forces local plus favorable. La 36e division (4 brigades) porte l’attaque sur toute la face nord de la bande de Gaza avec un effort porté sur la côte tandis que la 162e division (4 brigades) attaque à l’est avec un effort au centre nord du territoire en direction de la mer. La 143e division de réserve, dite « division de Gaza » surveille pendant ce temps le sud de la frontière avec Gaza.

Après deux semaines de progression plutôt rapides, les deux divisions israéliennes se rejoignent aux alentours du grand hôpital al-Shifa, et la zone dense de Gaza-Ville est encerclée. Le 21 novembre, avec 66 soldats, les pertes israéliennes sont équivalentes à celles de 2014. Le bilan contre l’ennemi est en revanche plus important qu’à l’époque, puisque le 25 novembre Tsahal estime avoir tué 4 000 combattants ennemis contre 1 300 en 2014. Si les pertes ennemies lors de l’attaque initiale du 7 octobre sont assez bien connues puisque les corps ont été retrouvés, celle d’Épée de fer, soit donc environ 2 500, sont plus incertaines, d’autant plus que certains sont de pures « estimations aériennes » après les frappes. Avec au moins le double de blessés rendus inaptes au combat et les prisonniers, peut-être 1 500, de l’opération terrestre, on imagine que les deux brigades du Hamas au nord de Gaza sont très éprouvées. Le Hamas admet aussi le 26 novembre la mort de plusieurs de ses cadres, dont les commandants de ces deux brigades.

L’opération de conquête est interrompue du 24 novembre du 1er décembre, le temps d’une trêve humanitaire et surtout de libération d’otages en échange de celles de prisonniers palestiniens. Elle reprend le 2 décembre, plus lente au fur et à mesure que les abords denses de Gaza-Ville et de Jabaliya sont abordés. Le 3 décembre, la 98e division, forte de trois brigades d’infanterie dont une de réserve et peut-être de la 7e brigade blindée, est engagée au sud du territoire en direction de Khan Yunes. La progression est rapide jusqu’à la ville mais étroite via la route Saladin, elle s’élargit par la suite pour former une nouvelle poche. Le 10 décembre, la 143e division attaque à son tour le bord sud-est du territoire de Gaza, la progression est y est très lente. Le 15 décembre dans la zone nord, trois otages ayant réussi à s’échapper des mains sont abattus par erreur par des soldats israéliens, exemple parfait de « caporal stratégique » désastreux. Tout le reste du mois de décembre se passe à progresser lentement au sein de la zone nord. Entre le 20 et le 25 décembre, la 36e division est relevée par la 99e division de réserve, avec trois brigades. La brigade Givati est retirée de la 162e division pour renforcer la 98e division au sud. À la fin du mois, les deux brigades écoles et trois brigades de réserve auront été retirées de la zone de combat. Le 27 décembre, la 36e division attaque à nouveau, mais en centre en direction de Bureij.

Au 7 janvier 2024, après 67 jours de combat effectif, les forces terrestres israéliennes ont perdu 176 soldats, soit moins de deux par jour de combat contre plus de trois en 2014. Quatre soldats ont été tués dans les sept premiers jours de janvier, ce qui indique une réduction de l’intensité des combats dont on ne sait si cela est dû à un fléchissement de l’ennemi ou à un ralentissement de l’engagement israélien. Elles ont conquis la plus grande partie du nord de Gaza où ne subsistent plus que quatre petites poches de résistance et formé deux trois poches au centre, sud jusqu’à Khan Yunes et au sud-est, soit environ 50 % de la superficie totale. Du point de vue « terrain », on se trouve nettement en dessous de la norme indiquée plus haut de conquête totale en 80 jours. Du côté des effets sur « l’ennemi », l’armée israélienne estime avoir tué 7 860 combattants ennemis, soit environ 6 200 à l’intérieur de Gaza par la campagne de bombardements et les combats terrestres. Si ce chiffre est vrai, on se trouve dans un rapport de pertes entre Israéliens et Palestiniens de 1 pour 35, ce qui est très supérieur au chiffre de 2014. Il est probable que le chiffre estimé dans l’action des pertes ennemies soit, comme souvent lorsqu’on est jugé sur les bilans que l’on est seul à donner, un peu exagéré. Toujours est-il qu’en comptant les blessés graves et les prisonniers, le potentiel du Hamas et de ses alliés, initialement estimé à 25-30 000 combattants mais sans doute renforcé de volontaires en cours d’action, est peut-être entamé à 50 %. Les tirs quotidiens de roquettes sur Israël depuis Gaza ont fortement diminué. 

En résumé, le déroulement de l’opération de conquête et la physionomie des combats sont parfaitement conformes a ce qui était attendu, un phénomène assez rare. Toutes autres choses (autres fronts potentiels, pression internationale, libération des otages) étant égales par ailleurs, le commandement israélien peut estimer à ce rythme avoir terminé la conquête de Gaza pour fin mars 2024. Il faudra enchaîner sur une nouvelle opération de nettoyage et contrôle dont, pour le coup, il est extrêmement difficile à ce jour de déterminer la durée, probablement beaucoup plus longue que la conquête, et l’intensité, probablement moins forte quotidiennement mais beaucoup plus usante sur la durée.

Quelques remarques

À ce jour, l’armée de Terre israélienne a engagé 17 ou 18 brigades d’active et de réserve dans l’opération de conquête de Gaza. Combien la France pourrait-elle en engager dans une situation similaire ? Probablement pas plus de 4 ou 5 équivalentes à celles des Israéliens et totalement équipées. Autrement dit, l’armée française ne serait actuellement pas capable de vaincre un ennemi de 25-30 000 fantassins légers retranchés dans une zone urbaine de plusieurs millions d’habitants.

Comme l’Ukraine, Israël n’aurait rien pu faire sans brigades de réserve constituées et équipées. Il n’y a pas de montée en puissance rapide ou de capacité à faire face à une surprise sans stocks de matériels et de réserves humaines.

L’infanterie débarquée, c'est à dire à pied, la poor bloody infantry toujours oubliée, est une priorité stratégique. Il n’est pas normal que des combattants équipés d’armes et d’équipements légers des années 1960 puissent tenir tête à des unités d’infanterie modernes. Ils devraient être foudroyés. L’infanterie débarquée française seule devrait être capable d’infliger un 1 contre 10 seule et 1 pour 20 ou 30 avec ses véhicules (vive les canons-mitrailleurs) sans avoir à faire appel forcément à des appuis extérieurs et quel que soit le terrain.