Les missions données dépendent souvent de
l’endroit où l’on perçoit les plus fortes menaces ou éventuellement les plus
grands intérêts à conquérir ou préserver. Pour un pays comme la France, ces
endroits stratégiques sont au nombre de trois : la nation elle-même, l’« arène » où s’affrontent les États
du « système-monde » décrit par Fernand Braudel et Immanuel
Wallerstein, comme le groupe de puissances qui domine et structure le reste du monde, et enfin la périphérie de
ce même système-monde. Cela correspond sensiblement aux trois cercles d’intérêt
stratégique décrit par Lucien Poirier.
Ce qu’est capable de faire réellement une armée
dépend de son capital de compétences et d’équipements ainsi que des ressources
allouées pour qu’il puisse fonctionner. Ce capital doit normalement
correspondre à l’emploi prévu, mais pour peu que les ressources diminuent et/ou
que cet emploi change brutalement et une armée se trouve en décalage avec les
besoins stratégiques. Or, les emplois changent souvent, au rythme des variations
du contexte politico-économique du système-monde.
Un changement de priorité tous
les vingt ans
De la fin des guerres de
Premier Empire à celle de la Première Guerre mondiale, l’emploi des forces
armées françaises est manifestement corrélé avec l’activité économique générale
selon les cycles mis en évidence par Nikolaï
Kondratieff
en 1926, avec leur phases de croissance (phase A) et de dépression (phase B) d’une
vingtaine d’années chacune, car cette activité économique influe beaucoup sur
les relations entre les puissances européennes.
Après la période
belliqueuse de la Révolution et de l’Empire, qui correspond à une phase de
croissance économique (phase A de Kondratieff), les grands États européens, et
particulièrement la France, sortent épuisés et crise économique (phase B). Ils
ne se font plus la guerre et tentent de réguler leurs relations dans le système
de sécurité collective de la Sainte-Alliance. Dans ce cadre général, les
préoccupations politiques du régime de la Restauration puis de la Monarchie de
juillet sont essentiellement intérieures. L’armée y est d’abord une force de
maintien de l’ordre, mission principale qui se double parfois de petites
expéditions à l’étranger, dont certaines, en Grèce ou Belgique, relèvent déjà
d’opérations de police internationale puisqu’il n’y a pas d’ennemi désigné et
que les combats y sont rares. La grande guerre de l’époque est périphérique et
se déroule en Algérie.
À partir de la fin des années 1840, la tendance
économique s’inverse (phase A). Les États européens se raffermissent et
commencent à disposer de ressources importantes qui leur permettent d’en
consacrer une part importante à poursuivre des ambitions extérieures. La France
du Second Empire multiplie les expéditions lointaines de guerre du Sénégal à la
Corée en passant par le Mexique, ou « à but
humanitaire » comme en Syrie. Elle intervient surtout dans l’arène
des puissances qui réapparaît. De 1853 à 1871, France affronte successivement
la Russie, l’empire d’Autriche et les États allemands.
La « grande dépression » qui débute en 1873 s’accompagne d’une décroissance
guerrière dans une Europe qui retrouve des règles collectives de gestion de
crises. Les ressources des États diminuent. La France réorganise son armée et
prépare la « revanche », mais la posture
est défensive en Europe et offensive dans le reste du monde. L’empire colonial
est conquis à 80 % de 1880 à 1900. Alors que la phase de dépression est au
plus bas au tournant du siècle, les problèmes sociaux sont aussi à leur maximum
et l’armée est engagée dans des missions de maintien de l’ordre pendant
quelques années critiques.
Dans les années qui suivent,
le retour de la prospérité en Europe avec une nouvelle phase A voit aussi le
retour du nationalisme et la réapparition des conflits jusqu’à
Toutes
les puissances européennes évoluant dans le même contexte, les politiques
militaires ont tendu à se ressembler et même à former des « courses » (aux armements, aux
colonies) dangereuses dans l’arène lors des phases de croissance ou dans la
périphérie lors des phases de dépression.
Des anomalies dans les cycles
La période qui suit la
Première Guerre mondiale semble d’abord obéir aux tendances précédentes. C’est
une phase B. La tendance dans les démocraties est à la réduction drastique des
armées et à la « mise hors la loi de la guerre ». On croit à nouveau à la régulation internationale
des conflits. Les accords de Locarno en 1925 normalisent apparemment les
relations avec l’Allemagne.
Pour les armées françaises
si la menace allemande est écartée, il faut s’engager activement dans des
opérations de stabilisation (Hongrie, Silésie, Ruhr) ou de guerre périphérique
(Odessa, Rif, Syrie) jusqu’en 1927. Une grande partie des ressources comptées est
ensuite consacrée à la construction d’une grande ligne défensive. À ce
moment-là, personne ne songe à une nouvelle guerre entre puissances.
Dans la logique des cycles
précédents, la guerre entre les puissances aurait dû réapparaître dans les
années 1950. Elle réapparaît plus tôt, car certains États ne « jouent pas le jeu ». L’Union
soviétique n’est pas soumise aux mêmes fluctuations que les économies capitalistes
et en Occident la crise contribue à l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’un
autre régime totalitaire qui, de manière apparemment contracyclique, investit
dans l’outil militaire. On constate alors que dans certaines circonstances « beurre et canon » ne sont
pas forcément incompatibles. Forcées par la nouvelle menace, les démocraties investissent
aussi dans leurs forces armées, mais plus tardivement et avec réticences. Leur politique
d’« apaisement » ne fait
que stimuler l’agressivité d’Hitler jusqu’à la guerre et le désastre.
La Seconde Guerre mondiale
est donc une anomalie puisqu’elle se
déroule en plein bas d’une phase B. À son issue, la croissance économique
repart à la hausse avec une phase A longue et très soutenue jusqu’au début des
années 1970. Dans la logique des cycles précédents, ce sont les conflits
périphériques que l’on aurait dû voir dans les années 1940. Ils
apparaissent avec quelques années de décalage. L’armée française combat en Indochine puis en Algérie. Ce dernier conflit peut
même apparaître comme une autre anomalie puisqu’il intervient au moment où la puissance
coloniale bénéficie à plein de la croissance économique et peut soutenir un
effort de guerre important. Le « sens de
l’histoire » n’est pas forcément celui de l’économie.
L’arène des puissances est rouverte
depuis la fin des années 1940, mais elle s’effectue en « ambiance nucléaire ». Par un
effet gravitationnel inverse qui tend à écarter le risque d’agression majeure
de toute nation qui la possède, l’arme nucléaire maintient les deux blocs en
une longue apesanteur guerrière, mais pas les tensions et les confrontations « sous le seuil ».
Dans les années 1960,
la France redéploie son effort militaire de manière typique du contexte
politico-économique en se consacrant sur la défense du territoire et de ses
approches face à la puissance soviétique, mais de façon originale par une
opération des moyens. La création d’un arsenal nucléaire et des forces
conventionnelles associées constituent en effet alors une fin en soi
stratégique, puisque l’objectif premier est de dissuader. On conserve une
capacité d’intervention au loin, mais cette fonction est alors marginale.
La phase B du cycle
Kondratieff commence en 1973 pour se terminer à la fin du siècle. Les
ressources diminuent et le modèle de forces français est de plus en plus difficile
à soutenir financièrement. Dans le même temps, le nombre de missions
périphériques s’accroit, qu’il s’agisse de lutter contre des organisations
armées, de se confronter à certains États comme la Libye ou l’Iran ou, de plus
en plus, d’effectuer des missions de police internationale (maintien de la
paix, ingérence humanitaire, stabilisation). Plus de vingt ans après la guerre
d’Algérie, on engage même les forces armées sur le territoire national par
intermittence d’abord puis de manière permanente à partir de 1995. Ce sont des
tendances finalement assez typiques des phases B. Elles s’accentuent encore
plus après l’effondrement de l’Union soviétique.
En 1991, l’arène des
puissances disparaît d’un coup au profit d’une hégémonie américaine. Le « nouvel ordre mondial » régule les relations
d’un monde de plus en plus unifié selon le modèle libéral démocratique. En
France, la mission première de défense des frontières par la dissuasion se
réduit d’autant plus vite que les ressources manquent. La 1re armée
française est dissoute et la force nucléaire réduite de moitié. Seules les
opérations périphériques sont envisagées que ce soit dans le cadre de
coalitions contre des États-voyous ou, préférentiellement, pour mener des
opérations de gestion de crise. Après plus de 15 ans de guerres de
décolonisation, et presque 30 ans de dissuasion, on se lance pour un long cycle
d’intervention.
Dans le nouveau siècle
Le tournant du XXIe siècle
est aussi un retournement de cycle. Le nombre de conflits entre États atteint
un niveau historiquement bas, mais le nombre de conflits internes opposant des États
affaiblis à des organisations armées renforcées par la mondialisation s’est
accru. Ce nouveau cycle A favorise le développement ou le retour des puissances
comme la Chine ou la Russie, mais aussi, et c’est nouveau, celui d’organisations
armées non étatiques. L’année 2011, avec le désengagement des grands
conflits périphériques en Irak et en Afghanistan contre des organisations
armées, et la dernière guerre contre un État-voyou, le régime du colonel
Kadhafi, clôt une époque. Assez logiquement, on assiste donc à une nouvelle
compétition des puissances, toujours sous contrainte nucléaire. Après une
longue crise, la France réinvestit dans ses forces armées, pour continuer le
combat contre les organisations armées et se confronter à d’autres États.
Il ressort de ce panorama
que les contextes politico-économiques internationaux changent assez fortement
selon des cycles de 20 à 30 ans. Chacun de ces cycles correspond à une
mission prioritaire donnée aux forces armées accompagnée souvent d’une ou deux
missions secondaires. Il existe donc deux problèmes. Le premier est celui de la
conjonction de plusieurs emplois simultanés différents et souvent concurrents. On
a pu concevoir un modèle de forces spécialisées, armée coloniale ou gendarmerie
mobile par exemple, mais c’était une solution riche, une solution de phase A.
Dans les phases B, on a souvent préféré un modèle polyvalent capable de passer
rapidement d’une mission à l’autre, mais au risque, deuxième problème, d’avoir
à gérer des crises d’adaptation. Quand on a par exemple des systèmes d’armes
qui durent 60 ans de la conception au retrait, il faut s’attendre à ce qu’ils
traversent plusieurs cycles stratégiques.
Les années 2020
semblent à cet égard particulièrement délicates. Au tournant d’un cycle haut, il
faudra vraisemblablement faire face à de fortes tensions entre grands États
avant de parvenir dans les années 2030 à de nouvelles formes de
coopération face à une situation économique et écologique difficile. Cette
situation sera probablement porteuse de nouvelles crises périphériques dans
lesquelles il faudra intervenir. Ce sont des défis difficiles à relever, avec
des budgets qui ne peuvent manquer de stagner. Il faudra donc, plus que jamais,
faire preuve d’intelligence.
Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des système-monde, Editions La Découverte, 2006.
Luigi Scandella, Le Kondratieff-Essai de théorie des cycles longs économiques et politiques, Economica, 1998.
Bernard Wicht, Guerre
et hégémonie-L’éclairage de la longue durée, Georg Editeur, 2002.
Joshua Goldstein, Long Cycles: Prosperity and War in the Modern Age, Yale University Press, 1988.