L’odyssée
de l’impasse
Quand
on assiste surtout à de nombreuses attaques réussies avec la conquête de
nombreux km2, on se trouve typiquement dans une « guerre de mouvement », ou plutôt pour garder
leur sens aux mots, à une « campagne de mouvement » que l’on peut suivre sur la carte en faisant bouger tous les
jours des petits drapeaux. Quand les drapeaux bougent beaucoup moins vite et que
l’on commence à s’intéresser surtout aux raids et aux nombre de frappes, c’est
que l’on a basculé dans une « campagne de position » où l’objectif premier n’est plus la conquête du terrain mais
l’affaiblissement de l’autre.
Clausewitz décrivait l’affrontement des États comme le choc de deux trinités.
Aux pointes de ces deux triangles, les armées se rencontrent et s’affrontent. Au-dessus
d’elles les États décident. En bas et en arrière de part et d’autre, le peuple fournit
les ressources nécessaires aux armées selon deux modes : l’« appel au peuple » (Révolution française, nationalisme prussien,
etc.), puissant, mais dangereux comme l’ouverture d’une boîte de Pandore, et la
« guerre de Prince » qui maintient autant que possible le peuple à
l’écart en ne s’appuyant que sur des soldats de métier parfois même étrangers. Le
processus normal de la guerre était donc pour lui celui d’un duel des armes dont
la conclusion s’impose aux États par un traité de paix où le vainqueur impose
ses conditions au vaincu en proportion de l’ampleur de son succès. À l’époque
de Clausewitz, le duel trouvait toujours assez rapidement sa conclusion, mais
depuis la révolution militaire industrielle et en premier lieu l’augmentation soudaine
de la puissance de feu il peut arriver que ce duel s’enraye et que la guerre
que tout le monde espérait courte voit surgir une ligne de front bien solide et
le ralentissement très rapide des opérations.
En Ukraine, il a fallu à peine plus d’un mois pour atteindre ce stade. Depuis
en cinq mois, la puissante armée russe qui faisait si peur a pris seulement trois
villes d’au moins 100 000 habitants : Marioupol, Lysychansk et
Severodonetsk. L’armée ukrainienne de son côté n'en pu en reprendre d’assaut
aucune. En revanche, on a multiplié dans les communiqués le nom de villages, et
parfois de parties de villages, attaquées, pris ou repris, le long du Donbass,
près de Kharkiv ou sur la ligne de la tête de pont russe au-delà du Dniepr dans
la région de Kherson. On se retrouve dans une impasse dont on avait oublié qu’elle
était classique.
Pour en sortir, il
y a alors deux approches. La première consiste à essayer de sortir de la crise en
modifiant le rapport de forces entre les deux armées afin de pouvoir reprendre le
duel, cette « campagne de mouvement » beaucoup plus décisive. La seconde est de s’attaquer
directement au reste de la nation, afin d’en briser la volonté et les
ressources, avec cette particularité que l’arrière ukrainien
s’étend jusqu’au bloc occidental et que c’est ce même bloc occidental qui s’attaque
à l’arrière russe, en particulier par le biais des sanctions économiques. Les
Russes espèrent que les Occidentaux ne voudront pas avoir froid pour l’Ukraine,
et le bloc occidental espère on ne sait trop quoi en fait de sérieux, du renoncement
de Vladimir Poutine à poursuivre la guerre à la rébellion de la population en
passant par une révolution de palais. On en reparlera.
Revenons
au duel, ses frappes, ses raids et ses attaques. Changer le rapport de forces s’effectue
de deux manières : la première consiste à multiplier ces actions afin d’affaiblir
l’autre, ses unités de combat, mais peut-être surtout son deuxième échelon, réseau
de commandement, artillerie, bases, dépôts, etc. La seconde consiste à se
renforcer en créant de nouvelles unités et surtout en innovant, c’est-à-dire en
opérant une combinaison différente de moyens matériels, de compétences/méthodes,
de structures et de façons de voir les choses (culture), les quatre composantes
d’une Pratique (ce que l'on réellement capable de faire). C’est un processus moins visible que le premier et qui fait
donc l’objet de moins d’attention, mais qui est pourtant le plus important.
Dans
les faits, et depuis le premier jour de la guerre ce processus est en œuvre des
deux côtés, avec un avantage pour le camp ukrainien qui a réalisé un « appel au peuple » qu’il ne faut pas
considérer comme un seul appel aux bras, mais aussi aux cerveaux et aux compétences,
qui bénéficie du soutien occidental, et qui est surtout beaucoup plus stimulé
par l’urgence que l’armée russe du Prince. L’évolution connaît ensuite
deux phases en fondu enchaîné. La première est celle du bricolage où on s’adapte
en fonction des idées et des moyens sur étagères, souvent de manière un peu anarchique.
La seconde, qui se surajoute plutôt qu’elle ne se substitue, est celle de la
rationalisation où on forme des liens plus profonds entre les besoins des
armées et l’infrastructure arrière de production des moyens, infrastructure qui
dans le cas ukrainien va jusqu’au cœur du bloc occidental. On constitue alors une
boucle complète depuis les idées nées sur le front et la connexion avec l’infrastructure
arrière souvent par le biais d’intrapreneurs civilo-militaires, experts
militaires ou réservistes civils, qui alimentent un cerveau militaire qui tente
de coordonner tout cela en doctrines et ordres afin de modifier la pratique. On
peut espérer ainsi sortir de la crise tactique, à la manière de la sortie d’une
crise schumpetérienne, mais cela demande beaucoup d’effort et de temps.
Tout
ce long préambule pour parler évidemment de la bataille de la tête de pont de Kherson,
une bataille qui n’a jamais cessé en réalité depuis le début de la guerre, mais
qui prend un tour nouveau et que les Ukrainiens décrivent comme la sortie de
crise tactique et le retour des combats où on ne se contente pas de grignoter,
mais où on disloque des armées ennemies. C’est sans doute un peu tôt.
Pendant
ce temps du côté de Kherson
Elle
est défendue par un ensemble assez disparate de 22 à 25 groupements tactiques
(GT) sous le commandement du 22e corps d’armée et de la 49e
armée. En théorie, un GT russe regroupe un bataillon blindé-mécanisé et un
groupement d’artillerie très diversifiée, soit au total environ 800 hommes.
À ce stade de la guerre, cette structure théorique est loin d’être respectée et
elle varie beaucoup d’une unité à l’autre entre les troupes d’assaut par air,
très présentes dans la zone, les brigades de l’armée de Terre russe ou les
trois régiments de la République séparatiste de Donetsk, mal équipés, mal formés
et qui se demandent ce qu’ils font là. Ces groupements s’appuient sur les points
d’appui de villages fortifiés reliés par des tranchées en un seul échelon de
plusieurs lignes au sud près de Kherson et en deux échelons au centre du
dispositif entre les lignes de défense le long de la rivière Inhulets une réserve
près du Dniepr au-delà de Nova Kakhovka, le deuxième point d’entrée russe dans
la tête de pont après Kherson. Outre les batteries détachées dans les
groupements, l’artillerie de la 49e armée est répartie en deux
groupements. Le principal, avec les lance-roquettes multiples, est au sud du
Dniepr et de Kherson dans le Park Vsohosvoho d’où il est possible de frapper la moitié de la zone d’opération. Le second est dans l’échelon de réserve
au nord de Nova Kakhovka pour frapper sur toute la partie Nord. Les postes de
commandement des grandes unités, et en premier lieu celui de la 49e Armée
sont pour la plupart au sud du Dniepr entre Kherson et Nova Kakovka.
Depuis
peu, les Russes ont réuni aussi une réserve générale de trois armées entre le
Dniepr et Mélitopol : la 5e au sud à une cinquantaine de kilomètres
de Nova Kakhovka, la 35e à 100 km au nord de Nova Kakhovka jusqu’à
la centrale nucléaire d’Enerhodar et la petite 29e armée près de la
Crimée également à une centaine de kilomètres. En comptant les quelques éléments
de réserve de la 58e armée à Mélitopol, à 250 km, les Russes
disposent de 27 GT et au moins trois groupements d’artillerie d’armée susceptibles
d’intervenir au profit de la tête de pont, sans parler des forces aériennes et
des régiments d’hélicoptères de combat.
L’ensemble
du dispositif russe est donc considérable, pratiquement le tiers de tout le corps
expéditionnaire en Ukraine, ce qui témoigne par ailleurs d’une redistribution
des forces en faveur du sud et probablement au détriment du Donbass, ce qui expliquerait
peut-être le ralentissement des attaques dans ce secteur.
Face
à cela, les Ukrainiens semblent persuadés d’avoir suffisamment fait évoluer leur
pratique et élever le niveau de gamme tactique pour pouvoir au moins disloquer
en un mois le dispositif russe au nord du fleuve et sans doute reprendre
Kherson. Leur atout est la nouvelle artillerie fournie par les Occidentaux,
obusiers et lance-roquettes multiples HIMARS et peut-être M-270, très
supérieurs en précision et en cadence de tir aux équivalents russes. La majeure
partie de cette artillerie de gamme supérieure a été réunie autour de la tête
de pont puis on a assisté depuis plusieurs semaines à une multiplication des
frappes sur le deuxième échelon russe, et jusqu’en Crimée. Cette campagne de
raids et de frappes a incontestablement fait beaucoup de mal à l’artillerie
russe et sa logistique, aux forces aériennes aussi durement touchées en Crimée
et parfois obligées de s’éloigner de la zone d’action. Les Ukrainiens se sont
également efforcés d’isoler les forces russes au nord du Dniepr en rendant
aussi peu utilisables que possible les quelques ponts sur le Dniepr.
Après
cette phase de modelage, les Ukrainiens ont ensuite lancé le 29 août leur plus
grande préparation d’artillerie de la guerre, frappant simultanément les forces
russes de deuxième échelon au sud du Dniepr et les unités russes de première
ligne en préalable d’une douzaine d’attaques sur toute la largeur du front. Face
aux 22-25 GT de la région, les Ukrainiens, commandés depuis Mykolayev, ont
déployés sept brigades et quatre bataillons de manœuvre de l’armée régulière, sept
brigades de l’armée territoriale et de la Garde nationale et quelques milices.
Les Forces spéciales ukrainiennes sont également très présentes. Les structures
ukrainiennes, qui ne semblent pas avoir beaucoup varié depuis le début de la
guerre, sont différentes de celles des Russes. Une brigade de manœuvre doit
équivaloir à peu près trois GT russes. Une brigade territoriale est une grosse
brigade d’infanterie, légèrement équipée et formée. Elle est plus apte à la
tenue du terrain qu’à sa conquête. Les unités de garde nationale et de milices
sont également des unités d’infanterie, souvent de qualité encore inférieure. L’ensemble
donne malgré tout une légère supériorité numérique aux attaquants, ce qui est
la norme des combats modernes très loin des 3 contre 1 jugés indispensables,
mais qu’on ne réalise quasiment jamais.
Ce
sont donc les brigades de manœuvre qui portent les attaques et effectivement
plutôt bien. Complètement au sud du dispositif, la 28e brigade
mécanisée a pris Pravdhine et réalisé une avancée de plusieurs kilomètres,
peut-être la plus importante avancée ukrainienne de la guerre, le long de la
route T1501 jusqu’à Tomyna Balka à 25 km de Kherson. L’avancée est d’ailleurs
telle que l’unité se trouve en flèche et très vulnérable à des contre-attaques.
Au centre de la zone d’action, la 36e brigade d’infanterie de
marine a pris Sukhyi Stavok et élargi un peu la tête de pont au-delà de l’Inhulets.
Au nord aussi, la 60e brigade motorisée a progressé le long du
Dniepr à Zolota Bravka et Petrivka, tandis que sur la bordure nord-ouest de la
zone la 63e brigade motorisée et peut-être la 5e brigade
de chars se sont emparées d’Arkhanhelske et de Novodmytrivka, en faisant fuir le 109e régiment DNR.
Cela
faisait longtemps que les forces ukrainiennes n’avaient pas réussi autant d’attaques
dans une même journée. Pour autant, cela reste des succès minuscules (Arkhanhelske
est un village de 239 habitants) et on est toujours dans du grignotage. Pour
un premier jour de grande offensive et après une préparation d’artillerie inédite,
c’est en fait assez peu. Rien n’indique, pour l’instant en tout cas, une évolution
radicale de la pratique ukrainienne qui permettrait d’espérer une dislocation
de la 49e armée, c’est-à-dire le moment où elle n’est plus
capable de combattre de manière cohérente. Pour réussir, il aurait fallu au
moins une quinzaine d’attaques victorieuses et si possible dans un même secteur
afin d’obtenir un ébranlement qui aurait pu déboucher sur autre chose, comme un
repli général. Peut-être que les forces ukrainiennes parviendront par la
suite à augmenter leur nombre d’attaques réussies tout en maintenant la même
pression par leur force de frappe, mais il faudrait pour cela au moins aller au-delà
de sept brigades de manœuvre en bon état pour un front de 150 km. Il n’est pas
certain qu’ils aient cette ressource. Si les choses continuent comme cela, et
en comptant sur une très improbable absence de réaction russe, il faudra des
mois aux Ukrainiens pour atteindre le Dniepr et encore plus pour prendre Kherson.
Le premier constat de l’offensive ukrainienne est donc qu’on ne semble pas sorti de la crise et de l’enraiement du duel des armes. La guerre de corsaires, la guerre des coups et des coups d’éclat, a encore des mois devant elle. Il ne sera pas possible apparemment d’éviter une profonde transformation de leurs armées si les deux camps veulent relancer des opérations offensives. Il ne sera pas possible non plus d’éviter aussi une bataille des opinions sur les arrières.