Je remercie le cabinet de madame la ministre des Armées d'avoir attiré mon attention sur cet excellent article en voulant s'en prendre à son auteur.
Dans le dernier numéro de la Revue Défense Nationale, le colonel François-Régis Legrier signe un excellent article dans la rubrique Opinions (rappelez-vous, cet espace nécessaire où on peut s'exprimer librement sans engager aucune institution !). Cet article est disponible ici (p. 65), est intitulé : La bataille d'Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? Il s’agit peut-être, assez loin des éléments de langage habituels, de l’exposé le plus clair de la manière dont nous faisons la guerre sur ce théâtre d’opérations, avec ses points forts mais aussi ses grandes limites.
Dans le dernier numéro de la Revue Défense Nationale, le colonel François-Régis Legrier signe un excellent article dans la rubrique Opinions (rappelez-vous, cet espace nécessaire où on peut s'exprimer librement sans engager aucune institution !). Cet article est disponible ici (p. 65), est intitulé : La bataille d'Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? Il s’agit peut-être, assez loin des éléments de langage habituels, de l’exposé le plus clair de la manière dont nous faisons la guerre sur ce théâtre d’opérations, avec ses points forts mais aussi ses grandes limites.
À la frontière entre l’Irak et la Syrie Hajin était la dernière localité
tenue par l’État islamique. Sa prise constitue donc de fait la fin de l’ennemi
en tant que territoire, mais certainement pas en tant qu’organisation. Le
colonel Legrier, qui commandait le groupement d’artillerie français sur place,
a été aux premières loges de cette victoire. Son analyse et son témoignage n’en
ont que plus de valeur.
L’auteur part d’une interrogation simple : comment un point tenu par
2 000 combattants équipés légèrement a-t-il
pu tenir pendant cinq mois face à une telle coalition de forces ? Rappelons juste que si on fait le total des
ressources des nations engagées dans la lutte contre l’État islamique, en
termes de centaines de milliards d’euros de budget, de dizaines de milliers d’avions
de combat, d’hélicoptères, de canons, de chars, de millions de soldats, on
obtient la plus grande puissance militaire de toute l’histoire de l’humanité. Comment
donc cette puissance colossale ne parvient-elle pas à écraser en quelques jours,
sinon en quelques heures, 2 000 hommes équipés
de Kalashnikovs ? La réponse est évidente : parce que cette
coalition refuse de faire prendre des risques à ses propres soldats.
En novembre 2015, le président de la République s’engageait solennellement
à « mettre en œuvre tous les moyens afin de détruire l’armée
des fanatiques qui avait commis cela » [les attaques du 13]. Il mentait (c’est
ici moi qui m’exprime). Le « tous les moyens » a consisté dans l’immédiat
à augmenter le nombre de frappes aériennes (qui dans l’urgence du besoin de
montrer que l'on faisait quelque chose ont surtout frappé du sable) et à l’envoi du groupement d’artillerie
évoqué plus haut (et au passage, pourquoi avoir attendu plus d’un an pour
le faire ?). C’était donc là « tous les moyens »
dont disposait la France ?
La description politique de cette guerre contre l’État islamique (oui, l’ « État
islamique » et non Daesh, terme devenu étrangement obligatoire dans le
langage officiel) est un village Potemkine, mais c’est un village Potemkine
transparent. Nous voyons bien en réalité que nous ne combattons pas vraiment l’ennemi,
que nous préférons montrer nos soldats dans les rues de Paris plutôt que de les
envoyer sur l’ennemi, ce qui est normalement leur raison d’être ; que nous préférons conseiller et bombarder, ce qui
nous place dans la dépendance des Américains, les seuls à pouvoir frapper de
loin en grande quantité ; que nous préférons
que ce soient les autres qui se battent plutôt que nous, ce qui là encore nous
rend dépendants de leurs propres agendas.
Tactiquement, tout cela est d’une grande stérilité quand ce n’est pas
négatif. Quand des puissants mettent des mois pour vaincre une poignée de
combattants, qui sont symboliquement les vainqueurs ? L’État islamique n’est pas mort avec la chute d’Hajin,
et les symboles vont demeurer. Quand on détruit Mossoul, Raqqa et Hajin, « pour
les sauver » selon les mots d’un colonel américain au Vietnam, a-t-on
vraiment fait progresser la cause des vainqueurs ? Car bien entendu ces ravages ne sont pas neutres, le refus de prendre
des risques importants pour les soldats, relatif pour les Irakiens ou les FDS
qui y vont quand même, mais presque total pour nous, implique un transfert vers
les civils. Malgré toutes les précautions prises, le « zéro mort »
pour nous implique « beaucoup de morts » parmi la population civile
locale, le bassin de recrutement de nos ennemis.
Au bout du compte, on ne peut s’empêcher, comme l’auteur, de se poser
cette question : pourquoi entretenir une armée que l’on n’ose pas engager
contre l’ennemi le plus dangereux que nous ayons ? Nous l’avons bien fait en 2013 au Mali. Si Hajin était un objectif
aussi important, et il l’était au moins symboliquement, pourquoi, comme le
demande l’auteur avec une certaine évidence, ne pas avoir envoyé un groupement
tactique interarmes (GTIA) s’en emparer ? L’affaire
aurait été réglée infiniment plus vite et avec moins de dégâts locaux. Il ne
nous a fallu que quelques semaines pour détruire sur l’ensemble du nord Mali les
bases d’un ennemi du même volume supérieur à l’EI à Hajin. Nous avons à l’époque
accepté d’avoir sept morts au combat. Est-ce la peur d’un enlisement ? Soyons sérieux. Si le politique le décide, un ou
quatre GTIA, comme au Mali, peuvent se dégager aussi vite qu’on les engage. Ce
n’est pas un problème technique, c’est juste une décision politique.
J’ai tendance à considérer, comme l’auteur, que c’est à nous de mener nos
combats. En Irak et en Syrie, nous avons suivi les Américains et leur manière. Ce
n’était pas forcément une bonne idée, ce qui était assez clair très rapidement.
Maintenant la guerre n’est pas terminée, tant s’en faut. Il est plus que temps
d’avoir une vision stratégique et une action autonomes, et ne pas se contenter
de dire que nous faisons des choses formidables alors que nous imitons à petite
échelle des manières discutables et d’annoncer régulièrement des dates de
victoire finale toujours démenties (la dernière était…en février 2018), preuve que
nous ne maîtrisons pas grand-chose.
On me dit que l’article du colonel Legrier n’est plus disponible à la
vente depuis hier sur le site de la RDN et je ne le vois plus dans le sommaire
de la revue en ligne. Je n’ose imaginer une seule seconde qu’une expression intelligente
et soucieuse de l’efficacité des armes de la France puisse faire l’objet d’une quelconque
censure, du cabinet ministériel par exemple. Je n’ose imaginer que l’on revienne à ces sottes pratiques qui dans le
passé ont toujours constitué le prélude à de grandes déconvenues. Je conseille
donc encore plus la lecture de cet exemplaire et sa diffusion. Plus le cabinet, qui n' a visiblement jamais entendu parler de l'effet Streisand, s’opposera à sa diffusion et plus j’en ferai la
publicité.
Colonel François-Régis Legrier, La
bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? Revue Défense
Nationale n° 817 - Février 2019
Le colonel Legrier est aussi l’auteur de Si tu veux la paix, prépare la guerre. Essai sur la guerre juste,
aux éditions Via Romana (2018).