vendredi 15 février 2019

La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? Un article remarquable du colonel Légrier.


Je remercie le cabinet de madame la ministre des Armées d'avoir attiré mon attention sur cet excellent article en voulant s'en prendre à son auteur.

Dans le dernier numéro de la Revue Défense Nationale, le colonel François-Régis Legrier signe un excellent article dans la rubrique Opinions (rappelez-vous, cet espace nécessaire où on peut s'exprimer librement sans engager aucune institution !). Cet article est disponible ici (p. 65), est intitulé : La bataille d'Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? Il s’agit peut-être, assez loin des éléments de langage habituels, de l’exposé le plus clair de la manière dont nous faisons la guerre sur ce théâtre d’opérations, avec ses points forts mais aussi ses grandes limites.

À la frontière entre l’Irak et la Syrie Hajin était la dernière localité tenue par l’État islamique. Sa prise constitue donc de fait la fin de l’ennemi en tant que territoire, mais certainement pas en tant qu’organisation. Le colonel Legrier, qui commandait le groupement d’artillerie français sur place, a été aux premières loges de cette victoire. Son analyse et son témoignage n’en ont que plus de valeur.

L’auteur part d’une interrogation simple : comment un point tenu par 2000 combattants équipés légèrement a-t-il pu tenir pendant cinq mois face à une telle coalition de forces? Rappelons juste que si on fait le total des ressources des nations engagées dans la lutte contre l’État islamique, en termes de centaines de milliards d’euros de budget, de dizaines de milliers d’avions de combat, d’hélicoptères, de canons, de chars, de millions de soldats, on obtient la plus grande puissance militaire de toute l’histoire de l’humanité. Comment donc cette puissance colossale ne parvient-elle pas à écraser en quelques jours, sinon en quelques heures, 2000 hommes équipés de Kalashnikovs? La réponse est évidente : parce que cette coalition refuse de faire prendre des risques à ses propres soldats.

En novembre 2015, le président de la République s’engageait solennellement à «mettre en œuvre tous les moyens afin de détruire l’armée des fanatiques qui avait commis cela » [les attaques du 13]. Il mentait (c’est ici moi qui m’exprime). Le « tous les moyens » a consisté dans l’immédiat à augmenter le nombre de frappes aériennes (qui dans l’urgence du besoin de montrer que l'on faisait quelque chose ont surtout frappé du sable) et à l’envoi du groupement d’artillerie évoqué plus haut (et au passage, pourquoi avoir attendu plus d’un an pour le faire?). C’était donc là « tous les moyens » dont disposait la France?

La description politique de cette guerre contre l’État islamique (oui, l’ « État islamique » et non Daesh, terme devenu étrangement obligatoire dans le langage officiel) est un village Potemkine, mais c’est un village Potemkine transparent. Nous voyons bien en réalité que nous ne combattons pas vraiment l’ennemi, que nous préférons montrer nos soldats dans les rues de Paris plutôt que de les envoyer sur l’ennemi, ce qui est normalement leur raison d’être; que nous préférons conseiller et bombarder, ce qui nous place dans la dépendance des Américains, les seuls à pouvoir frapper de loin en grande quantité; que nous préférons que ce soient les autres qui se battent plutôt que nous, ce qui là encore nous rend dépendants de leurs propres agendas.

Tactiquement, tout cela est d’une grande stérilité quand ce n’est pas négatif. Quand des puissants mettent des mois pour vaincre une poignée de combattants, qui sont symboliquement les vainqueurs? L’État islamique n’est pas mort avec la chute d’Hajin, et les symboles vont demeurer. Quand on détruit Mossoul, Raqqa et Hajin, « pour les sauver » selon les mots d’un colonel américain au Vietnam, a-t-on vraiment fait progresser la cause des vainqueurs? Car bien entendu ces ravages ne sont pas neutres, le refus de prendre des risques importants pour les soldats, relatif pour les Irakiens ou les FDS qui y vont quand même, mais presque total pour nous, implique un transfert vers les civils. Malgré toutes les précautions prises, le « zéro mort » pour nous implique « beaucoup de morts » parmi la population civile locale, le bassin de recrutement de nos ennemis.

Au bout du compte, on ne peut s’empêcher, comme l’auteur, de se poser cette question : pourquoi entretenir une armée que l’on n’ose pas engager contre l’ennemi le plus dangereux que nous ayons? Nous l’avons bien fait en 2013 au Mali. Si Hajin était un objectif aussi important, et il l’était au moins symboliquement, pourquoi, comme le demande l’auteur avec une certaine évidence, ne pas avoir envoyé un groupement tactique interarmes (GTIA) s’en emparer? L’affaire aurait été réglée infiniment plus vite et avec moins de dégâts locaux. Il ne nous a fallu que quelques semaines pour détruire sur l’ensemble du nord Mali les bases d’un ennemi du même volume supérieur à l’EI à Hajin. Nous avons à l’époque accepté d’avoir sept morts au combat. Est-ce la peur d’un enlisement? Soyons sérieux. Si le politique le décide, un ou quatre GTIA, comme au Mali, peuvent se dégager aussi vite qu’on les engage. Ce n’est pas un problème technique, c’est juste une décision politique.

J’ai tendance à considérer, comme l’auteur, que c’est à nous de mener nos combats. En Irak et en Syrie, nous avons suivi les Américains et leur manière. Ce n’était pas forcément une bonne idée, ce qui était assez clair très rapidement. Maintenant la guerre n’est pas terminée, tant s’en faut. Il est plus que temps d’avoir une vision stratégique et une action autonomes, et ne pas se contenter de dire que nous faisons des choses formidables alors que nous imitons à petite échelle des manières discutables et d’annoncer régulièrement des dates de victoire finale toujours démenties (la dernière était…en février 2018), preuve que nous ne maîtrisons pas grand-chose.

On me dit que l’article du colonel Legrier n’est plus disponible à la vente depuis hier sur le site de la RDN et je ne le vois plus dans le sommaire de la revue en ligne. Je n’ose imaginer une seule seconde qu’une expression intelligente et soucieuse de l’efficacité des armes de la France puisse faire l’objet d’une quelconque censure, du cabinet ministériel par exemple. Je n’ose imaginer que l’on revienne à ces sottes pratiques qui dans le passé ont toujours constitué le prélude à de grandes déconvenues. Je conseille donc encore plus la lecture de cet exemplaire et sa diffusion. Plus le cabinet, qui n' a visiblement jamais entendu parler de l'effet Streisand, s’opposera à sa diffusion et plus j’en ferai la publicité.


Colonel François-Régis Legrier, La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique? Revue Défense Nationale n° 817 - Février 2019
Le colonel Legrier est aussi l’auteur de Si tu veux la paix, prépare la guerre. Essai sur la guerre juste, aux éditions Via Romana (2018).

jeudi 14 février 2019

Petit intermède sur l'organisation du soutien dans les armées

Il y a un peu plus de deux ans, j'évoquais la merveilleuse organisation du soutien dont les armées se sont dotées afin de gérer au moins mal les restrictions budgétaires dont elles furent victimes. Ce fut, comme prévu par ailleurs, une catastrophe (voir ici).

Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer en complément quelques commentaires que j'ai pu recueillir il y a quelques mois à l'occasion d'une réflexion sur le système régimentaire. 

Je certifie sur l'honneur par la présente la véracité de ces commentaires et n'avoir pas omis de joindre les 0 avis positifs (je ne parle pas évidemment des déclarations officielles) :

« Une catastrophe ! Voilà un outil qui, en dépit de ces défauts, donnait satisfaction et qui a été transformé en une usine à gaz, avec un coût plus élevé, une efficacité moindre et un effet moral dévastateur ! »

« Ce qui aidait autrefois le militaire est aujourd'hui devenu un poids » « Le régiment est dépossédé de son autonomie, notamment parce qu’il est dépossédé de ses budgets ».

« Les prestations en urgence hors cadre horaire sont devenues impossibles » « le commandement est fragilisé car il n’assure plus les besoins de base ».

« Au lieu d’être libéré des charges, le régiment est devenu plus dépendant des chaînes irresponsables qui asservissent plutôt qu’elles ne servent. On a créé une 4e armée qui se voit trop souvent comme une structure de management plutôt que comme une force de soutien » « Les « soutenus soutiennent les soutenants ».

« Le régiment se trouve bien souvent sous l’entonnoir où se déverse toutes les sollicitations alors qu’il a donné ses effectifs aux organismes de soutien ».

« Tout homme possédant un pouvoir peut l’utiliser pour freiner le dispositif global ». 

« Des situations parfois ubuesques sont liées à la présence de multiples entités sur une même emprise avec des chefs – donc parfois des objectifs – différents : antennes du GS (et ses sous-entités), du SSA, du SID… qui cohabitent avec le régiment, le servent, mais n’obéissent pas à son chef. Originellement, le concept de BDD – à budget équivalent – n’était qu’un exécuteur des décisions des formations soutenues. Les coups de rabots successifs en ont fait un juge de paix et obligent les formations à quémander les ressources ».

« On est obligé de recréer sur la substance des régiments des cellules et de multiplier les niveaux de coordination. Les gains de productivité restent à démontrer ».

« A l’échelle de l’Histoire cette réforme n’a pas duré si longtemps et il ne serait peut-être pas si difficile de retrouver un peu de la cohérence perdue ».