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Kim Jung-Gi |
Go-Ishi 02
Commandement
Alors jeune
sergent, j’ai été appelé un jour avec mes camarades chefs de groupe de combat
d’infanterie par mon chef. Le discours fut bref :
- Qu’est-ce que vous glandez ?
- On attend vos ordres, mon adjudant !
- Je ne donne pas d’ordres mais des missions à
remplir, et quand je n’en donne pas, il y en a une qui s’applique
automatiquement : maintenir et si possible renforcer vos compétences et
celle de vos hommes. Donc si je ne dis rien, je dois vous voir en train de
courir, ramper, manœuvrer, tirer, nettoyer vos armes, apprendre des trucs. Dès
que j’ai une mission à vous donner, en général parce qu’en j’ai reçu une
moi-même, tout s’arrête et on bascule sur un objectif plus précis à atteindre.
Le voile s’est
alors déchiré devant mes yeux novices.
De la mission
Dans son Introduction à la pensée complexe, Edgar
Morin, distingue la programmation de la stratégie. La programmation consiste à
organiser l’emploi de ressources pour atteindre un objectif (construire un pont
par exemple), la stratégie c’est la même chose mais face à une intelligence
humaine qui va s’ingénier à vous embêter. Il y a toujours de l’incertitude dans
l’action, des pluies diluviennes inattendues peuvent gêner la construction du
pont, mais elle est d’autant plus forte qu’il y a de l’humain et de la
compétition. À ce titre, le combat est sans doute ce qui y a de plus incertain
puisque l’action de l’ennemi y est directe et destructrice. Dans un monde de
pure programmation, le chemin le plus court est la ligne droite. Dans un monde
dialectique, la ligne droite est peut-être le chemin où l’ennemi va vous tendre
une embuscade et ce n’est pas donc forcément le plus court. Il vaut peut-être
mieux passer par un chemin moins probable, ou sur lequel il est plus facile de
se défendre, mais l’ennemi peut suivre le même raisonnement et ne pas vous
attendre sur la ligne droite. Les choses deviennent donc forcément un peu
compliquées, voire complexes. On reviendra sur ces subtilités.
Un chef réduit
cette incertitude en réduisant sa méconnaissance des choses (le « brouillard de la guerre »)
par la recherche de renseignement, mais aussi en la partageant avec ses
subordonnés. C’est là qu’interviennent les missions plutôt que les ordres. La
mission signifie « je ne sais pas tout, voilà
ta part de responsabilité et tes ressources ». C’est la Sainte Trinité militaire :
« un chef-une mission-des moyens ».
La mission est
elle-même définie comme un effet à obtenir dans un cadre espace-temps donné et
avec des moyens précis (en général l’unité qu’on commande mais avec parfois des
renforts). La très grande majorité des missions ne sont pas combattantes. À la
voix (le plus souvent), par écrit, tableau, cahier, mail, etc. j’ai reçu des
milliers de missions dans ma carrière, et comme expliqué en introduction,
lorsque je n’en recevais pas, la mission permanente s’appliquait. Le soldat est
donc toujours en mission, même quand il dort (c’est la mission « reconstituer ses forces »). Au moins 99 % d’entre
elles ne comprennent pas de combat, mais on va se concentrer sur celles-ci, car
ce sont évidemment les plus importantes, et les plus intéressantes. Mais dans
le fond les principes sont sensiblement les mêmes.
Revenons tout
de suite à la définition d’une mission et retenons-en l’essentiel :
l’effet à obtenir. On ne dit pas « Fais ceci ! », par exemple « Déploie 30 hommes à cet endroit ! », ça c’est une tâche mais
pas une mission, c’est un truc bizarre qui sent le besoin de montrer que l’on
fait quelque chose sans trop s’impliquer. « Tenir cette position face
à l’ennemi jusqu’à midi », ça c’est une mission.
De la confiance
Point
particulier, la mission (à un niveau élevé, on parlera d’« opération » mais c’est la même
chose) comprend l’ensemble du processus jusqu’au « mission accomplie ! (ou pas) » et peut-être même jusqu’au retour d’expérience.
Ce processus
est suivi, on parle de contrôle, par l’échelon supérieur, mais retenons à ce
stade qu’un de ses ingrédients principaux est la confiance, confiance dans la « qualité » de la mission ce que je
reçois de mon chef, confiance dans la capacité de ceux qui reçoivent mon ordre
de pouvoir et de vouloir l’exécuter au mieux. Quelle que soit la place dans
la hiérarchie, on se trouve toujours entre les deux.
Pourquoi ai-je confiance dans ce que m’envoie mon
supérieur ? Et bien d’abord parce que je sais que
celui qui me donne une mission sait ce qu’il me demande puisqu’il a été à ma
place. Sauf lorsque j’étais chef de groupe, cela a toujours été le cas dans ma
carrière. Il n’y a pas de « voie rapide » dans l’armée même pour les officiers issus des écoles à concours
direct. Alors, à niveau de commandement équivalent avec beaucoup
d’organisation, il y a peut-être dix ans de décalage entre un officier
supérieur ou un général, mais ce décalage vient de la connaissance de
l’organisation d’en bas, et ça, ça change quand même pas mal de choses. Le Chef
d’état-major des armées (CEMA), le numéro 1 d’une organisation d’environ
250 000 hommes et femmes, y a passé toute sa
carrière et a forcément connu tous les échelons de commandement auquel il donne
des missions. Tout cela paraît évident pour un militaire mais au fur et à
mesure de mes rencontres je me suis aperçu que cela surprenait beaucoup de mes interlocuteurs.
Je sais aussi que
celui qui me donne un ordre, quelles que soient ses qualités et ses défauts, a
longuement été formé au métier. J’ai passé presque le tiers de ma trentaine
d’années sous l’uniforme dans des écoles militaires. Point particulier, cet
investissement se fait en deux temps. Il y a la formation pour les premiers
commandements. Sans compter la Corniche, j’ai passé presque cinq ans sur un
total de seize jusqu’à la fin de mon commandement de compagnie entre Coëtquidan
et l’École d’infanterie à Montpellier. Beaucoup de choses à dire sur cette « formation initiale » mais la préparation
technique aux différents commandements, c’est quand même très solide en France.
Mais là, où l’école initiale suffit à beaucoup pour une carrière civile
complète, dans l’armée on en remet une couche au bout d’une quinzaine d’années.
On considère en effet que le commandement des échelons supérieurs exige des compétences
et des savoirs autres que ceux nécessaires à des unités de petite échelle. Le
petit n’est pas synonyme de simple, ce sont simplement des choses différentes. Nous
voilà donc repartis pour un nouveau cycle concours-écoles (trois nouvelles
années en écoles au total pour ma part) et nouvelles responsabilités.
Tout cela pour
dire que vous pouvez préjuger que ce que vous recevez d’un échelon supérieur a
été fait par des gens compétents. Cela n’empêche pas les erreurs, parfois
énormes. J’aurais aimé été être une petite souris pour savoir comment on est
parvenu à se dire que se placer dans la cuvette de Diên Biên Phu pouvait être
une bonne idée. Les Diên Biên Phu sont quand même rares. De toute façon, vous
êtes vous-même dans l’incertitude et il est rare que vous ayez les moyens de
juger de la valeur intrinsèque de ce que vous avez dans les mains. Si c’est le
cas et que vous n’êtes pas d’accord, il faut le dire. Mais c’est un autre
propos que l’on abordera plus tard dans la rubrique : « Que faire quand je reçois un ordre manifestement con ? ».
Bien entendu, il
ne suffit pas d’avoir confiance dans ses supérieurs, il faut de la même façon
avoir confiance dans la réalisation des missions que l’on donne. Les principes
sont sensiblement les mêmes : je les connais, j’ai été à leur place, je
sais qu’ils sont solides (en faisant le total des opérations extérieures de
tous mes 150 marsouins, on obtenait un total de 4 siècles d’opérations sur
tous les continents), bien entrainés et cohérents, au sens où ils se
connaissent très bien. Je sais aussi qu’il y a plein de forces invisibles, en
premier lieu toutes les facettes de l’honneur, qui vont les pousser à tout
faire pour réussir la mission. On y reviendra là aussi. On notera juste que le
degré de confiance ne sera pas du tout le même si tous ces ingrédients ne sont
pas réunis.
Notre ami le SMEP
En fonction
des échelons, il y a plusieurs appellations pour le document que vous allez
recevoir qui vous explique votre mission et son contexte. Retenons celle d’« ordre d’opération » ou Ordope.
Un Ordope nait
toujours d’un Ordope supérieur. Il se présente, quand on a le temps sous forme
d’un document écrit. Il est toujours formaté de la même façon, quel que soit
l’échelon. Du CEMA au sergent, chef de groupe ou chef de char, on fait tous des
SMEP (Situation-Mission-Exécution-Place de chacun). Pour un général avec son
état-major cela peut prendre des semaines et donner un document de plusieurs
dizaines de pages et pour un sergent cela peut se faire en un quart d’heure et
oralement mais les principes sont toujours les mêmes.
On y parle
tous le même langage. Tous les termes de mission font l’objet de définitions précises
réunies dans un document. Ces définitions doivent être connues de tous ou
accessibles, et ce afin d’éviter les mauvaises interprétations et les loupés.
Quand on dit juste « reconnaître » (les missions sont toujours des verbes à l’infinitif), comme
mes voisins j’entends « Mission qui consiste pour un groupe ou une section, à aller
chercher du renseignement d'ordre tactique ou technique sur le terrain ou
l'ennemi, sur un point ou une zone donnée, en engageant éventuellement le
combat ».
Quand on
reçoit un Ordope, on avertit tout de suite les subordonnés et on essaie de les
orienter au maximum afin qu’ils se préparent. On gagne ainsi un temps précieux.
Ensuite avant de réfléchir et si le temps est compté, on regarde combien il reste
avant l’heure H, en admettant que l’ennemi, qui s’obstine à ne pas vous satisfaire,
ne vous attaque pas avant. À partir de là, le principe est de se donner un
tiers de ce temps pour rédiger son document afin d’en laisser pour les
subordonnés qui auront à faire la même chose. S’il reste 72 heures avant
le départ de l’action, on en garde 24 h pour soi avant de donner l’Ordope à
l’échelon en dessous à qui il restera donc 48 h, en prendra à son tour 15
ou 16 pour lui et ainsi de suite.
Le processus de
réflexion s’effectue ensuite en deux temps : l’analyse (le S et le M du
SMEP) et l’élaboration de la manœuvre (le E et le P).
Dans le document
que l’on a reçu, la partie Situation explique tout ce qui se passe dans notre
environnement (le terrain, la population, l’ennemi, les amis), cela correspond
à notre zone d’intérêt. Notre zone d’action est à l’intérieur de tout cela mais
tout ce qui se passe autour nous intéresse aussi forcément. La partie Mission est
ensuite en deux parties avec d’abord l’intention du chef, qui est ce qu’il veut
faire pour accomplir sa propre mission, puis enfin notre mission à chacun de
nous, ses subordonnés. Assez sentencieusement, cela s’écrit ainsi : « Afin de (ma mission), je veux faire ça (mon intention) et à
cet effet (liste des missions des subordonnés, dont la nôtre). Comme pour la
situation, l’information fournie dépasse donc largement la simple mission donnée.
Elle explique comment les choses autour de nous sont censées se dérouler. La
suite de l’Ordope, le E et le P, ce sont essentiellement des mesures de
coordination.
Une fois qu’on
a lu ça, que fait-on ? Et bien la même chose
mais à un niveau inférieur. Le bureau opérations (« l’équipe bleue »)
réfléchit sur l’environnement, sur ce qu’on doit faire, avec ses interdits
éventuels ou au contraire ses obligations. Le bureau renseignement
(« l’équipe rouge ») fait sensiblement la même chose mais du côté de
l’ennemi, en regardant en particulier comment il peut réagir et s’opposer à
notre action.
Tout cela
aboutit à une description de notre environnement (notre Situation), une
réduction de l’environnement de l’échelon supérieur. Cela aboutit surtout en
réunion avec le chef, à définir son « intention » (ou « effet
majeur ») qui est la description de ce que l’on veut faire pour accomplir
la mission. C’est en gros, principe de paresseux ou d’économe c’est selon, le
minimum à faire pour être sûr d’accomplir la mission. Si je tiens cette colline
jusqu’à 11 h, je suis absolument sûr que l’ennemi ne pourra jamais
atteindre cette rivière à 12 h (ma mission). Cela permet de concentrer les
efforts sur un point espace-temps précis.
Après
cogitations collectives, le chef tranche. C’est lui qui signera l’Ordope et endossera une
responsabilité, qui est toujours individuelle. Si la responsabilité n’est pas
clairement sur une seule tête mais répartie dans un flou artistique entre
plusieurs, c’est qu’elle n’existe pas en réalité. Dans une opération, on ne
doit avoir qu’un seul chef. On pourrait parler des ordres qui sont donnés et
des actions qui sont menées sans engager du tout sa responsabilité, mais c’est
un autre sujet.
Reste à savoir
comment on va faire pour atteindre cet effet majeur (et donc rappelons-le
réussir la mission). Les équipes vont à nouveau dans leur coin. Les
« bleus » définissent les modes d’action (MA) possibles pour tenir
cette fameuse colline jusqu’à 11 h, les « rouges » les modes
d’action ennemies (ME) pendant la même période. On se réunit à nouveau on
confronte les MA et ME dans un tableau et on voit ce que cela donne. À l’issue
de ces nouvelles cogitations collectives, le chef tranche et choisit le MA que
l’on va appliquer et qui devient alors « l’idée de manœuvre ». Le
bureau de conduite découpe cette idée de manœuvre en missions pour les
subordonnés et puis on réfléchit à toutes les mesures de coordination.
Une fois que
cela est fait, on regroupe tout cela et cela dans un nouvel Ordre d’opération
qui est envoyé un étage plus bas, et ainsi de suite jusqu’au Jour J, Heure H. Et
là, lorsque l’opération commence chacun sait ce qui se passe, quels sont son
rôle et ses moyens. L'ordre d'opération est alors remplacé par des ordres de conduite, qui en sont des adaptations, voire des réécritures complètes lorsque les choses ne se passeront vraiment pas comme prévues.
Globalement, cette méthode générale, présentée ici à grands traits et qui peut
comporter des variantes, résiste quand même pas mal à l’épreuve du temps. Or, à partir d'un certain seuil, il devient très probable que ce qui a beaucoup résisté, résistera encore longtemps.