Plus
on en montre et moins on tue
L’art
opérationnel sur la limite de la guerre consiste à obtenir des effets militaires sans
provoquer une guerre ouverte. Pour cela on combine de manière inverse la
violence et la démonstration. On assassine et parfois même on combat secrètement,
on accroche brièvement et ponctuellement – comme en février 2018 à Koucham en
Syrie entre Russes et Américains ou comme lorsque les Israéliens frappent le
consulat iranien à Damas le 1er avril - mais on fait des tonnes de
démonstration lorsqu’on ne veut pas vraiment tuer. Dans ce dernier cas, on peut parader au loin,
se déployer face à l’adversaire (plus risqué) et même l’attaquer mais sans
intention de lui faire mal. On parlera alors de « pseudo-opération ».
Le raid français du 17 novembre 1983 sur la caserne Cheikh Abdallah dans la
plaine de la Bekaa en est un bon exemple. Il s’agissait de répondre à l’attaque
terrible du 23 octobre précédent mais sans provoquer d’engrenage, autrement dit
« faire semblant ». Ce jour-là Huit Super-Etendard de la Marine ont
décollé du porte-avions Clemenceau pour larguer 34 bombes sur une zone où tout
le monde avait été alerté auparavant, à l’exception d’un malheureux berger et
ses moutons. L'opération lancée le 8 janvier 2020 en réponse à
l’assassinat à Bagdad par les Américains du général Qassem Soleimani cinq jours
plus tôt a procédé de la même logique. Les
Iraniens avaient alors lancé quinze missiles balistiques sur deux bases
américaines en Irak, mais seulement après avoir averti les États-Unis via
l’Irak. Dans les faits ces attaques n’ont provoqué aucun mort et seulement peu
de dégâts, mais l’Iran a pu annoncer un bilan faux mais triomphant
tandis que de son côté Donald Trump a pu minimiser l’affaire. La confrontation
en est restée sur ce point d’équilibre.
On
savait – et les Israéliens les premiers - que de la même façon que l’Iran
répliquerait forcément à l’attaque du 1er avril à Damas, où son
consulat, et donc son territoire, avait été frappé par un raid aérien provoquant
la mort de personnalités importantes de la force al-Qods. Ces personnalités, en
particulier les généraux Zahedi et Rahimi qui coordonnaient l’action des
organisations arabes alliées de l’Iran dans la région, constituaient sans doute
des cibles trop tentantes pour les Israéliens qui ont donc tenté une « pointe »
de violence au-delà du seuil de la guerre sans la revendiquer. Aucun État ne
peut laisser attaquer son ambassade sans réagir. La réponse iranienne était
inévitable, seule sa forme posait question.
Cette
réplique ponctuelle pouvait jouer sur tout le spectre de l’action violente sous
le seuil de la guerre ouverte, depuis l’attentat terroriste non revendiqué,
comme celui de 1992 contre l’ambassade d’Israël en Argentine (29 morts et 242
blessés) jusqu’au lancement affiché de salves de roquettes, drones ou missiles.
Ces attaques aériennes de quelques dizaines à quelques centaines de projectiles
peuvent viser des objectifs périphériques, comme celles des 15 et 16 janvier à
Idlib en Syrie, au Baloutchistan pakistanais et à Erbil contre une base
supposée du Mossad après l’attentat du 3 janvier par l’État islamique, ou
directement le territoire israélien. L’Iran pouvait utiliser ses alliés pour
cela ou le faire directement et ouvertement. Les
Iraniens ont choisi cette option maximale, rompant ainsi les habitudes de
dizaines d’années de confrontation. Quand on rompt des habitudes, on surprend
et les surprises doivent toujours être étudiées avec soin car elles indiquent
peut-être des phénomènes nouveaux.
La
salve a été massive avec plus de 300 engins sans pilotes à bord, peut-être un
record historique, emportant environ 70 tonnes d’explosif au total. La majorité
de ces projectiles – 185 – était composée de drones Shahed volants bas et lent.
Ils sont mis plusieurs heures à atteindre Israël, ce qui a contribué à la mise
en alerte de tous les systèmes de défense aérienne (SDA) de la région, sans
espoir de faire beaucoup de dégâts mais espérant au moins de saturer en partie
la défense. Dans cette orchestration, les drones ont été rejoints sur
l’objectif par 36 missiles de croisière plus rapides et lancés plus tard, et
enfin par sans doute la vraie force de frappe de 110 missiles balistiques
venant directement d’Iran mais aussi marginalement depuis l’Irak, le Yémen et
le Liban, accompagnés par plusieurs dizaines de roquettes à courte portée sur
la frontière israélienne. Les objectifs visés étaient, semble-t-il, uniquement
militaires, en particulier les bases aériennes d’où avaient décollé les avions qui
ont bombardé le consulat d’Iran à Damas.
D’un
point de vue tactique, l’attaque a servi de test, à la fois de la capacité
d’attaque iranienne – organisation, fiabilité et précision des équipements
utilisés, estimation des résultats – et du SDA israélien et éventuellement des
alliés. De ce point de vue, les résultats de ce bref affrontement entre un des
plus puissants arsenaux de frappe sol-sol et un des SDA les plus denses et performants au monde sont ambivalents. Les autorités
israéliennes affirment, avec l’aide d’alliés de circonstances, avoir abattu « 99
% » de ces projectiles et qu’il n’y eu que des dégâts insignifiants. Il
semble cependant que plusieurs missiles balistiques, entre 7 et 15 selon les versions,
aient quand même réussi à percer le SDA et infliger quelques dégâts sur les bases
aériennes de Nevatim et de Ramon dans le Néguev ainsi qu’un site sur de
surveillance sur les hauteurs du Golan, tandis qu’une enfant a été blessée dans
la bataille.
L’Iran
dispose peut-être encore de la capacité de lancer vingt salves de même volume,
ou moins nombreuses mais plus puissantes afin de mieux saturer le SDA israélien.
Sur la durée, on ne sait pas bien si les Israéliens disposent d’une réserve de coûteux
missiles d’interception suffisante pour faire face à toutes ces salves. Si rien
ne change par ailleurs, l’Iran pourrait donc frapper le sol israélien d’un
ordre de grandeur de 200 missiles. C’est à la fois peu en soi, à peine 100 à 150
tonnes d’explosif soit très largement moins que ce que l’armée de l’Air
israélienne a lancé sur Gaza,
mais alors que les 36 missiles Scud lancés par l’Irak sur Israël en 1991 avaient
traumatisé la société, on peut imaginer ce que provoquerait ces 200 missiles modernes
sur Tel-Aviv ou Haïfa. Il est probable cependant qu’Israël et sans doute ses
alliés ne laisseraient pas à l’Iran la possibilité de lancer impunément toutes
ces salves.
À
plus long terme, l’Iran dispose donc d’une capacité statistique de percer le SDA en
jouant de la masse, mais pas de la capacité à coup sûr nécessaire pour une
éventuelle capacité nucléaire de seconde frappe. Il lui faut pour cela disposer
d’abord de points de départ suffisamment diversifiés et durcis pour résister à
une attaque, y compris nucléaire, puis de vecteurs presque invulnérables - ce
qui passe probablement par l’acquisition de technologie hypervéloce – et bien sûr un nombre minimal de têtes nucléaires. Trois seraient actuellement
en préparation. Avec peut-être une aide de la Russie, proche de celle qu’elle
offre à la Corée du Nord, l’Iran peut espérer une capacité nucléaire fragile
dans les deux ans qui viennent et une capacité de seconde frappe à l’horizon
2030.
L’art
opérationnel sur la limite
En avertissant tout le monde avant du déclenchement de cette opération, que l’on savait n’obtenir que de faibles effets matériels, puis en expliquant ensuite que pour eux l’affaire était « soldée », les Iraniens ont choisi de rester dans le cadre d’une pseudo-opération, peut-être la plus importante de l’histoire, destinée à sauver la face tout en offrant aux Israéliens le bénéfice d’une victoire défensive et le moins possible de raisons de répliquer à leur tour. Elle a permis aux Israéliens de sortir au momentanément de leur isolement diplomatique, en obligeant les Occidentaux mais aussi certains États arabes comme la Jordanie et l’Arabie saoudite à se placer militairement à leur côté - une première depuis 1956 - et donc aussi en porte-à-faux vis-à-vis d’une grande partie de leur opinion publique.
Le
plus intéressant est peut-être que l’Iran n’a pas été dissuadé de se lancer
dans une opération qui représente une rupture symbolique forte. L’invincibilité
militaire israélienne a été la pierre angulaire de la politique de la région
pendant des générations. Cette invincibilité a été mise à mal une première fois
le 7 octobre 2023 par la percée de la barrière défensive, mais aussi partiellement à partir de janvier 2024 par l’essoufflement de l’opération offensive Épées
de fer à Gaza. On constate maintenant que l’Iran n’a pas hésité à son tour
à attaquer le territoire israélien depuis le sien, ce qu’il s’était refusé de
faire. Israël peut donc prendre des coups et sa fureur ne fait plus aussi peur.
On est vraiment dissuadé de faire quelque chose que si on est persuadé que la
riposte ennemie sera plus désavantageuse pour soi que sa propre attaque ne
l’est pour lui. L’Iran n’a donc pas craint, du moins pas craint suffisamment,
la riposte israélienne pour l’empêcher d’agir.
Peut-être
pense-t-il que le résultat gagnant-gagnant de son opération empêche Israël
rationnellement de riposter et de gâcher ses gains. Notons au passage, ce
paradoxe qui veut que toujours dans cet art de la guerre sous le seuil ou à la
limite que l’existence d’un bouclier a tendance à inciter l’adversaire à
attaquer car il sait que cette attaque ne suscitera pas l’indignation
accompagnant le spectacle des destructions et des dizaines voire des centaines
de corps d’innocents meurtris. Les pseudo-opérations sont des opérations
propres. Peut-être l’Iran estime-t-il à son tour ne pas craindre matériellement
une attaque sur son propre sol car les capacités de frappe à distance des
Israéliens ne sont pas jugées très importantes et en tout cas que les cibles potentielles
sont bien protégées par leur propre SDA, peut-être renforcé par la Russie, et
surtout leur durcissement et enfouissement. Peut-être enfin qu’en conservant
une grande partie de sa force de frappe balistique, l’Iran peut estimer pouvoir
encore faire très mal en « riposte à la riposte » israélienne »
par une riposte encore plus massive et sans avertissement cette fois. L’attaque
« propre » du 13 avril pourrait ainsi apparaître comme un ultime
avertissement prouvant sa détermination à aller vers quelque chose de beaucoup
plus grave.
En
résumé, le pouvoir iranien, qui doit faire face à une contestation intérieure
forte, a estimé que les gains espérés d’un franchissement ponctuel seuil de la
guerre - sauver la face, jouer de la menace extérieure pour retrouver une
légitimité interne, se placer en vrai ennemi d’Israël et défenseur de la cause
palestinienne - surpassaient les risques, y compris sur le précieux programme
nucléaire.
Dilemmes
de la fureur
Le
problème pour l’Iran est que le pouvoir israélien, quoique divisé, est
sensiblement dans les mêmes dispositions. Si l’Iran voit son attaque comme une
riposte légitime et suffisante, Israël la perçoit comme une agression directe
et inédite de son territoire qui impliquerait normalement une réponse. En temps
normal, cette réponse israélienne aurait été immédiate et de même nature en
jouant également de la force de frappe aérienne.
Depuis
l’opération Opera en 1981 contre l’usine Osirak jusqu’au raid au Soudan
en 2009 contre un convoi d’armement iranien en passant par le raid de 1985 sur
le QG de l’OLP à Tunis (2 300 km) ou sur le réacteur graphite-gaz dans la
province syrienne de Deir ez-Zor en 2007, l’armée de l’Air israélienne a montré
depuis longtemps sa capacité à mener des raids à grande distance. Avec sa
combinaison F-35A furtifs pour ouvrir le passage et escorter et de F15I avec 10
tonnes d’emport de charge dont des missiles Delilah à 250 km de portée, les
Israéliens peuvent lancer des attaques à plusieurs dizaines de tonnes
d’explosif (17 tonnes lors de l’opération Orchard en Syrie) avec
cependant deux limitations fortes : une capacité de ravitaillement en vol
réduite à 4 avions KC-46 Pegasus et le manque (apparent) de projectiles à très
forte pénétration, ce qui réduit forcément l’impact sur des installations durcies
iraniennes. Israël peut aussi utiliser conventionnellement sa force de missiles
Jéricho II ou III, normalement destinée à sa force de frappe nucléaire.
Techniquement Israël peut donc lancer à son tour des attaques contre l’Iran,
et, quoique limitées par la distance, plus puissantes au bilan que celles de
l’Iran.
Toute
l’histoire israélienne annonce un ou plusieurs raids aériens contre l’Iran, la
retenue de 1991 face à l’Irak de Saddam Hussein constituant l’exception. Le
frein principal est sans doute constitué par l’existence d’une autre guerre en
cours depuis six mois contre le Hamas et qui est loin d’être terminée. La
sagesse consisterait à ne pas multiplier les ennemis, comme en 2006 lorsque les
opérations militaires commencées contre le Hamas à Gaza avaient dérivé en
guerre contre le Hezbollah et le Liban (pour que son gouvernement agisse contre
le Hezbollah) avec même la tentation à l’époque de s’attaquer aussi en même
temps à la Syrie. Le résultat de cette hubris n’avait pas, pour le moins, été probant.
Mais d’un autre côté, en se lançant dans le raid contre le consulat iranien à
Damas, le gouvernement israélien actuel savait pertinemment qu’il se trouverait
devant ce dilemme. Il peut considérer qu’une guerre parallèle contre l’Iran à
coup de raids réciproques serait gérable, et d’autant plus que l’efficacité du
bouclier défensif la rendrait relativement sûre. On retrouverait ainsi le
schéma de guerre à distance qui a prévalu à plus petite échelle mais
fréquemment entre le Hamas ou le Jihad islamique à Gaza et Israël de 2006 à
2021. Cela permettrait même à Netanyahu d'avoir in extremis une place d'honneur dans l’histoire en
détruisant ou au moins en entravant un programme nucléaire iranien qui fait
peur à beaucoup de monde. La sacro-sainte capacité de dissuasion israélienne
s’en trouverait également renforcée.
Pour
autant, les mêmes qui seraient effectivement satisfaits de l’arrêt du programme
nucléaire iranien s’inquiètent aussi beaucoup des moyens qui seraient utilisés
par les Israéliens pour l’obtenir. Les effets d’une guerre irano-israélienne ne
seraient pas limités aux deux protagonistes mais affecteraient toute la région
mais aussi le monde ne serait-ce que par la grave perturbation du trafic
commercial, en particulier pétrolier, comme dans les années 1980. Ils poussent
tous à la retenue israélienne, ou au moins à une forme d’attaque plus discrète.
Reste à savoir dans quelle mesure, ils seront écoutés.
Un
autre problème majeur est l’existence de cet ennemi proche pour Israël
constitué par le Hezbollah et dont la capacité de frappe est également considérable. De fait, depuis le début de la nouvelle
guerre contre le Hamas la tentation est forte du côté israélien de profiter de
l’occasion pour mettre également fin à la menace du Hezbollah en détruisant sa
force de frappe et en le repoussant au nord du fleuve Litani. D’un autre côté,
le Hezbollah lui-même fait le minimum pour montrer sa solidarité avec le combat
du Hamas et répondre aux attaques israéliennes mais, malgré les centaines de
morts qu’il a subis, sans franchir le seuil de la guerre ouverte. Le Hezbollah
n’a participé que de manière marginale à l’attaque du 13 avril. Une guerre
d’Israël contre l’Iran pourrait l’obliger à surmonter ces réticences et
utiliser sa propre force de frappe contre le territoire israélien avec
peut-être même la possibilité de lancer des raids terrestres.
D’un
autre côté, les Israéliens peuvent aussi déclencher une grande campagne
aérienne contre le Hezbollah comme en 2006, mais cela provoquerait en retour
une pluie de missiles, drones et surtout roquettes sur Israël. Israël peut
faire l’impasse, considérant qu’il a, comme face à l’Iran, les moyens
permettant de s’en protéger, mais le problème de cette campagne réciproque de
frappes est surtout qu’elle ne produirait pas de résultat stratégique. Le
Hezbollah aussi peut résister matériellement à une campagne de frappes et
même politiquement au Liban où on considérerait que cette nouvelle guerre
serait de la responsabilité d’Israël. Ce ne sont pas en tout cas les missiles
et bombes guidées israéliens qui repousseront le Hezbollah jusqu’au Litani,
pour cela il faudrait lancer une opération terrestre qui serait problématique
alors que celle contre le Hamas, un adversaire plus faible, n’est pas terminée
et que cela fait six mois que les réservistes ont été mobilisés, sans doute un
record dans l’histoire israélienne.
Bref, on se trouve au bord d’une nouvelle guerre ouverte. En regardant le passé tout y pousse, en regardant l’avenir possible tout la freine.