Dans la nuit du 10 au 11 juin 1942 les combats
de Bir Hakeim se concluaient par le repli de la 1ère Brigade
française libre (BFL) à travers les positions germano-italiennes, dernier
exploit d’une série commencée le 27 mai. Dans les faits, l’engagement de
ces 3 700 soldats
français n’est qu’un combat mineur par son volume. La France a connu des
milliers de combats et batailles de plus grande ampleur, et pourtant on connaît
tous le nom de Bir Hakeim.
Cela n’a pas été une brillante manœuvre, mais une
défense héroïque face à des forces très supérieures en nombre, le genre de
choses que l’on aime bien célébrer dans les armées françaises (Sidi Brahim, Bazeilles,
Camerone) parce que le courage, quelle belle valeur, peut s’y exprimer au
mieux. La défense de Bir Hakeim est également le premier grand engagement de la
France libre et a donc également une valeur symbolique et même politique forte.
Pendant la bataille, de Gaulle écrivait au général Koenig, commandant la 1ère BFL :
« La
France vous regarde et vous êtes son honneur ». Cela a été aussi une victoire de l'innovation militaire.
« 300 » dans les sables
L’enjeu était important, mais l’épée était courte
comme le soulignait encore le général de Gaulle dans ses mémoires de guerre, certes,
mais quelle belle épée ! Ce qui est frappant dans la bataille c’est la
performance de la brigade alors que sur le papier la 1ère BFL ne se
distingue pas beaucoup des centaines de régiments qui constituaient l’armée
française en mai 1940, à peine deux ans plus tôt.
L’offensive de l’Axe
débute le 26 mai 1942 par un vaste contournement de la ligne de Gazala par
le Sud, c’est-à-dire Bir Hakeim, le « box » le plus en profondeur
de la 8e armée britannique. Le 27 mai, la position subit
une première attaque blindée italienne sans préparation d’artillerie, mais très
agressive, avec 70 véhicules et de l’infanterie portée. L’artillerie
française parvient à arrêter l’infanterie, tandis que quelques véhicules
parviennent à pénétrer à l’intérieur de la position française où ils sont
finalement arrêtés. En trois quarts d’heure, les Italiens ont perdu 32 chars
et 90 prisonniers. Les Français n’ont perdu que deux blessés et un canon
de 47 mm. Les Français contre-attaquent avec des unités mobiles et
repoussent la division Ariete. Pendant
quatre jours, les Français affrontent les Italiens du XXe corps,
effectuant régulièrement des sorties qui désorganisent leurs adversaires,
incapables en retour de franchir les défenses françaises. Cette résistance
inattendue place toute l’offensive de Rommel en grande difficulté puisque toute
la logistique des unités mobiles doit passer au sud de Bir Hakeim. Avec un
commandement de la 8e armée plus efficace, le sort de la bataille générale aurait
pu être très différent.
Le 1er juin,
Rommel arrive en personne pour faire sauter ce verrou qui entrave son
offensive. La division italienne Trieste
est au Nord et la 90e division légère allemande au sud, tandis
que l’ouest est verrouillé par deux bataillons de reconnaissance allemands.
Pendant dix jours, la position est soumise à un bombardement intensif,
notamment de la part des avions d’attaque Stukas. Ces derniers effectuent plus
de sorties sur les Français qu’ils n’en feront quelques mois plus tard
au-dessus de Stalingrad. Chaque jour, des milliers d’obus tombent sur la
position et au moins une attaque d’infanterie est lancée, toujours sans succès.
Le 6 juin, des blindés allemands et italiens sont concentrés pour un
assaut général. Le 8 juin, plus de 60 bombardiers exécutent un raid de
préparation sur les positions françaises. Le 10 juin, le commandement
britannique donne l’autorisation de repli. Les pertes françaises s’élèvent
alors à 99 tués et 109 blessés. La garnison parvient à s’exfiltrer
dans la nuit qui suit. Durant cette sortie, 72 Français sont encore tués
tandis que 763 manquent à l’appel. La plupart des disparus sont des égarés
revenus sur la position, où ils combattront encore avant d’être faits
prisonniers et libérés un an plus tard avec la reddition de l’Italie. Les
pertes ennemies sont estimées à presque 3 600 tués, blessés et prisonniers,
52 chars ont été détruits, ainsi que 11 automitrailleuses, 5 canons
automoteurs et 10 avions.
La construction
de l’épée
Une unité militaire est
une association d’hommes avec leurs équipements, leurs méthodes et leurs
valeurs et façons de voir les choses (culture tactique), le tout au sein de
structures particulières. Faire évoluer une organisation militaire, quelle que
soit sa taille, c’est donc faire évoluer une ou plusieurs de ces composantes,
sachant que celles-ci interagissent forcément.
Les hommes qui
composent la 1re BFL, créée en décembre 1941, sont tous des
volontaires fortement motivés. Ils l’ont montré déjà en se rebellant d’abord
contre leur propre hiérarchie, majoritairement fidèle à Vichy, et en
franchissant des milliers de kilomètres pour rejoindre les Forces françaises
libres. Les deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion
étrangère (DBLE) et les trois bataillons coloniaux, bataillon du Pacifique
(BP), formé à Tahiti et en Nouvelle-Calédonie, bataillon d’infanterie de marine
(BIM) formé de « rebelles »
en poste à Chypre et au Levant, et le 2e bataillon de marche de
l’Oubangui-Chari (BM2), forment cinq unités d’infanterie à très forte cohésion
commandées par de jeunes chefs énergiques comme les capitaines Broche (BP) ou
Savey (BIM) qui se sont révélés dans la crise, bousculant le processus
d’avant-guerre de sélection des officiers.
Tous ces hommes, d’origines
extrêmement diverses, sont aussi, presque tous, des vétérans de France, de
Narvik, d’Érythrée ou qui connaissent désormais bien un ennemi, italien ou
allemand, qu’ils ont d’ailleurs déjà vaincu. Les plus anciens ont fait la
Grande Guerre. Ils ont également déjà combattu ponctuellement en Libye,
notamment avec des raids motorisés. Il y a là un capital de compétences
évidemment supérieur à la quasi-totalité des unités terrestres françaises en
mai 1940, mais à l’époque c’était aussi le cas dans une moindre mesure des
unités allemandes en face qui avaient pour beaucoup déjà l’expérience de la
compagne de Pologne.
Au point de vue des
structures, la BFL est plus une division miniature qu’un régiment d’infanterie,
même si son effectif est à peine plus élevé (3 600 hommes contre 3 000).
La BFL possède cinq bataillons au lieu de trois, mais, surtout, elle dispose de
son propre régiment d’artillerie, d’une compagnie antichar formée par des
Nord-Africains, d’une compagnie du génie et d’un bataillon antiaérien armé par
des fusiliers marins. Elle a développé des savoir-faire interarmes inédits à
cette échelle.
L’équipement est issu
pour l’essentiel des dépôts de matériels français de Syrie avec quelques
compléments britanniques. L’infanterie est équipée comme en 1940, mais avec une
dotation en armes collectives et d’appui double d’un régiment de l’époque. On y
trouve ainsi 470 armes automatiques (dont 76 mitrailleuses
Hotchkiss). La brigade possède de nombreux moyens antichars : des fusils
antichars Boys (peu efficaces, il est vrai), 18 canons de 25 et 14 canons
de 47 mm. La BFL dispose aussi de dizaines de milliers de mines, antichars
pour l’essentiel. Développant des initiatives de certaines unités de 1940, elle
innove surtout avec 30 canons de 75 modifiés dans les ateliers de Syrie
pour servir en antichar. Les affûts ont été rabaissés, les boucliers coupés ou
supprimés, les roues remplacées par des essieux de camions pour plus de
mobilité. Certains d’entre eux sont portés directement dans les camions pour
former un engin très mobile et capable de tirer un obus toutes les cinq
secondes à une distance bien supérieure à celle des canons des chars qu’ils
chassent. Ces canons sont dotés d’une optique spécifique, d’origine
britannique, pour effectuer des tirs tendus et précis. Outre la quarantaine de
mortiers de 80 mm ou de 60 mm des bataillons, le régiment
d’artillerie dispose de 24 canons de 75 mm, un apport très
appréciable, mais qui manque d’allonge pour effectuer de la contre-batterie.
Contrairement aux
régiments de 1940, la 1re BFL est entièrement transportable par
camions. Elle possède également 63 chenillettes Bren Carriers, dont
certaines, à l’imitation des Canadiens et des Australiens, ont été bricolées
pour porter un canon de 25 mm au lieu d’une mitrailleuse. Les Français ont
également bricolé 30 camions américains Dodge, baptisés « Tanake »,
sur lesquels ont été placées des plaques de blindage et une tourelle avec un
canon de 37 mm et une mitrailleuse.
Les Français libres ont tiré les leçons de 1940 et savent faire face au
couple char-avions d’attaque qui avait fait tant de ravages à l’époque. La BFL
est placée à l’extrémité sud de la ligne de défense britannique, dite ligne
Gazala, au cœur du désert libyen. Elle a eu plusieurs semaines pour s’installer
après les violents combats de l’opération Crusader,
terminée en décembre 1941. La position française est sur un terrain presque
entièrement plat, et donc a priori
particulièrement vulnérable à une offensive blindée. Elle va pourtant s’avérer
impénétrable grâce à une remarquable organisation du terrain. La BFL est
d’abord protégée par au moins 50 000 mines placées au loin dans
un marais de mines peu dense, mais très étendu, puis par de vrais champs au
plus près des postes de combat français. Ces postes sont eux-mêmes enterrés, y
compris pour les véhicules, et presque invisibles. Dispersés en échiquier sur
un vaste triangle d’environ quatre kilomètres de côté, la plupart des hommes
sont dans des trous individuels « bouteille »,
de la taille d’un homme et invulnérables sauf à un coup direct, d’autant plus que le
sol est très dur.
La BFL est également
capable d’actions offensives, adoptant la méthode des Jock Column (du lieutenant-colonel britannique « Jock »
Campbell), compagnie interarmes (une section de Tanake, deux sections portées,
une section de camions-canons et d’armes antiaériennes portées) organisées pour
mener des actions de harcèlement dans le no
man’s land de trente kilomètres qui sépare les deux adversaires ou, pendant
la bataille elle-même, des raids à l’intérieur des lignes ennemies.
Le potentiel caché des grandes organisations
La courbe de Yerkes-Dodson
(1908) décrit la relation entre le stress et la performance cognitive selon le
même principe que la courbe de Laffer relative à l’impôt : trop peu ne
stimule pas, trop ne stimule plus. Entre les deux pôles, on trouve l’« eustress » défini par le médecin autrichien
Hans Selye comme la zone positive du stress, celle où on met en œuvre tous les
moyens à sa disposition pour faire face à un événement donné, jusqu’au moment
où une pression trop importante finit pour inverser le processus et devenir
paralysante.
À la manière du
biologiste et politiste britannique Dominic Johnson on peut établir un
parallèle entre ce phénomène individuel et le comportement des armées ou des
composantes d’armées. Si elle ne reste pas inactive pendant la « drôle de guerre », l’armée française évolue
relativement peu pendant la période et c’est une de ses fautes majeures. Il y a
alors beaucoup trop de blocages, de rigidités et peut-être aussi d’assurance
pour qu’elle se mette vraiment au travail, comme cela avait pu être le cas dans
l’hiver 1917-1918 par exemple dans un contexte proche. Elle n’y est pas
beaucoup incitée en fait et en premier lieu par le haut-commandement, très
différent en ce domaine de celui de 1918. En Allemagne, où il est vrai on ne craint
pas d’invasion et où on n’a pas besoin d’être tous « sur les créneaux » on s’entraine et on travaille
beaucoup pendant la drôle de guerre, en tirant les leçons de la campagne de
Pologne.
L’armée française
devient « incitée à
innover » dès le 10 mai
1940 et la survenue des premiers grands échecs. Elle monte vers le sommet de la courbe de Yerkes-Dodson et innove très vite. L’armée française qui se bat sur
la Somme mi-juin 1940 a beaucoup changé en faisant évoluer ses méthodes, avec
la mise en place des points d’appui tous azimuts comme celui de Bir Hakeim deux
ans plus tard, mais à ce moment-là le décalage dans le rapport de forces est devenu trop flagrant pour
espérer l’emporter, au moins en métropole. Les FFL sont toujours sur cette
dynamique de stimulation, et d’autant plus qu’elles doivent faire feu de tous
bois. Il n’y a dans la BFL aucun matériel nouveau, mais
des bricolages, des détournements d’emploi (canon de 75 en antichar) et
quelques emprunts d’équipements aux Britanniques, voire à l’ennemi
(mitrailleuses antiaériennes italiennes Breda, par exemple). Ces équipements
ont permis de développer de nouvelles méthodes (raids mobiles) à moins que ce
ne soit ces méthodes qui aient « tirées »
les innovations techniques (besoin d’équipements antichars et antiaériens) et
ont contribué à accroître la confiance des hommes (l’abondance des armes
collectives donne par exemple un plus grand sentiment de puissance aux
fantassins), et donc en retour leur capacité à bien les utiliser. La confiance
dans les hommes et leur motivation permettent également de les disperser, et
donc de diluer les effets de l’artillerie ou des Stukas. Il faut noter que, se
souvenant de certaines faiblesses des unités de 1940, le général Koenig a exigé
que tous les hommes des unités de soutien soient également formés comme de
solides fantassins. L’ensemble, motivation, expérience, équipements puissants
et adaptés, forme une spirale de confiance particulièrement efficace.
Il
n’y avait rien là qui ne soit impossible en 1940. Il y avait dans l’ordre de
bataille du Front Nord-Est et sans toucher aux forteresses de quoi former
l’équivalent d’au moins 120 BFL. Avec le budget d’un seul navire de ligne
Strasbourg, sabordé à Toulon en 1942 sans n’avoir jamais servi, on pouvait
largement leur financer la même dotation d’armes individuelles et collectives
qu’à Bir Hakeim. Les mines antichars, les camions ne représentaient pas des
sauts technologiques et leur production en masse n’était pas un défi impossible
dans les années 1930. Pour le reste et c’est l’essentiel, il fallait faire
investir dans les hommes, innover dans l’entrainement et la formation,
bricoler, expérimenter, étudier l’ennemi et ses propres performances,
transpirer pendant tous les mois de la drôle de guerre. Avec de l’effort, de la
volonté et de l’imagination, il aurait été possible, à ressources constantes,
de nettement monter en gamme les unités de mêlée existantes tout en conservant
de la masse. Il aurait été possible disposer sur la ligne de front de
l’équivalent de 120 points d’appui de Bir Hakeim. Nul doute que les événements
auraient été différents, montrant ainsi les possibilités de l’imagination et de
la détermination.