vendredi 27 octobre 2023

Prodromes d'acier

Modifié le 29-10-2023
Quelques considérations sommaires sur une opération terrestre.

Modelage de la force

On parle beaucoup de la mobilisation des réservistes, inédite depuis 1973, mais ce ne sont pas eux, à l’exception des renforts individuels des brigades d’active, qui porteront l’assaut sur Gaza. Les brigades de réserve servent surtout à tenir les autres fronts, tout en contribuant à dissuader d’autres adversaires potentiels. Certaines brigades interviendront sans doute à Gaza, peut-être en 2e échelon des brigades d’active afin de tenir le terrain conquis ou lorsqu’il s’agira de contrôler la zone, une fois la conquête terminée.

L’attaque sera donc portée à Gaza, comme en 2006, 2008, 2009 et 2014, par les brigades d’active, qui, faut-il le rappeler, ne sont pas professionnelles en Israël. Elles sont armées par des hommes (pas de femmes dans les unités de combat) qui effectuent 32 mois de service et plus pour certains cadres et spécialistes. C’est suffisant pour apprendre un métier, mais insuffisant pour acquérir de l’expérience. La moyenne d’âge d’un bataillon d’infanterie israélien doit être aux alentours de 21 ans, celle d’un régiment d’infanterie en France est peut-être de 30 ans, sinon plus. Cela fait une énorme différence. Un officier israélien me disait : « Ce que l’on vous envie, ce sont vos vieux caporaux-chefs et sergents. Ils ne vont pas forcément défourailler tous azimuts s’ils prennent des cailloux sur la tronche, alors que chez nous cela arrive ». C’est une des raisons pour laquelle les Israéliens préfèrent souvent utiliser les réservistes, plus pondérés, dans les missions de contrôle en Cisjordanie. Cela a pour inconvénient de « désentrainer » les unités de réserve, par ailleurs moins bien équipées que l’active, des missions de combat à grande échelle et haute-intensité (GE-HI) mais permet en revanche aux brigades d’active de s’y consacrer. Cela est par ailleurs nécessaire car cette armée de très jeunes a de l’énergie mais pas de mémoire. Les derniers combats GE-HI datent de 2014, à Gaza justement, et il n’y a plus aucun soldat et cadres subalternes qui y a participé, au contraire de nombreux combattants du Hamas. D’où la nécessité de s’entraîner et se réentraîner y compris dans les jours qui précèdent une opération offensive.

Tsahal peut compter sur 4 brigades blindées (BB) en comptant la 460e brigade « école » et 5 brigades d’infanterie blindée (BI). Ce sont plutôt des brigades de petites dimensions (guère plus de 2000 hommes) et monochromes avec seulement des bataillons (3 parfois 4) d’infanterie ou de chars de bataille. A la mobilisation, ces brigades sont complétées de quelques réservistes (compter 2 jours), puis déplacées sur la zone d’action, ce qui compte tenu du poids moyen énorme des véhicules de combat israéliens impose l’emploi de rares porte-chars et donc là aussi quelques délais même si le pays est petit.

Une fois réunies dans la zone d’action, les brigades se reconfigurent en sous-groupements tactiques interarmes, en jargon militaire français. En clair, elles forment des groupements tactiques (GT) de la taille d’une compagnie avec 100 à 200 hommes sur environ une vingtaine de véhicules blindés, avec un savant dosage de génie pour l’ouverture d’itinéraire et le déminage, de chars de bataille Merkava IV pour le tir au canon et d’infanterie blindée, autant que possible sur véhicules lourds Namer et Achzarit, ou sinon sur les plus vulnérables M113. En fonction des missions, ces GT peuvent recevoir le renfort d’équipes de guidage de tirs (artillerie, hélicoptères, drones et chasseurs-bombardiers), d’équipes de génie spécial Yahalom et du bataillon cynophile Oketz, notamment pour le combat souterrain. Ils peuvent recevoir aussi le renfort de sections de la 89e brigade commando qui réunit les bataillons Duvdevan (popularisé par la série Fauda), Maglan et Egoz, qui peuvent agir aussi en autonome, comme les unités « stratégiques » Matkal (Terre), 13 (Marine), 669 et Shaldag (Air), avec cette difficulté de la pénétration isolée dans l’espace urbain hostile de Gaza.

En résumé, Tsahal a réuni un échelon d’assaut environ 80-100 groupements tactiques de compositions diverses. Notons qu’alors que l’on décrit le rapport de forces Israel-Hamas de manière globale, avec notamment plus de 600 000 hommes et femmes côté Tsahal, cela ne fait au maximum que 20 000 soldats en premier échelon à l’assaut, soit à peu près autant que le nombre de combattants ennemis en face, une situation en fait habituelle dans le combat moderne. Le 3 hommes contre 1 décrit comme absolument nécessaire pour attaquer à un niveau tactique, disons jusqu'au niveau de la brigade, est un mythe. Ce qui est important n’est pas le nombre de soldats mais la masse et la précision de la puissance de feu en tir direct disponible ainsi que le niveau de compétence pour l'utiliser intelligemment. Plus le niveau tactique des unités de contact est élevé et plus le rapport de pertes est favorable et moins les civils sont touchés, ne serait-ce que parce que l'on ressent moins le besoin de compenser par l'appel à des appuis extérieurs destructeurs. Les pertes civiles ont commencé à monter en flèche lors de la bataille de Mossoul (2016-2017) lorsque l'excellente Division dorée irakienne, usée par les combats, a été remplacée par des unités de moindre niveau tactique et qui ont fait massivement appel aux frappes aériennes et à l'artillerie.  

Bien entendu, cet échelon d’assaut est appuyé par un puissant échelon d’artillerie, avec pour les seules trois brigades d’active deux fois plus de pièces que l’armée française avec une mention spéciale pour les mortiers, les plus utiles en combat urbain. Il y a également un échelon d’appui volant drones et d’hélicoptères, qui avec la portée de leurs armes n’ont même pas besoin de survoler Gaza pour prendre tout le territoire sous leur feu. Cet échelon aérien à surtout pour fonction d’interdire les toits, les hauteurs des bâtiments les plus élevés et parfois les grands axes à coups de missiles. Outre les missions autonomes sur des cibles d’opportunité dans la profondeur, obusiers et frappes aériennes servent à encager les zones 100 à 200 mètres au moins devant les troupes d’assaut. C’est une arme puissante mais à manier avec précaution, une seule erreur de frappe pouvant provoquer une catastrophe sur un groupement tactique en tir  fratricide mais aussi bien sûr sur la population.

Bien entendu également, en arrière des brigades d’assaut et d’artillerie, on trouve les « montagnes de fer » de la logistique avec tout ce qu’il faut pour alimenter la bataille pendant des semaines, avec cette difficulté de l’acheminement ou du repli, des blessés en particulier, en zone très hostile. Petit aparté : l’armée israélienne s’était organisée en bases de soutien zonales en 2006, ce qui c’était avéré catastrophique dans la guerre contre le Hezbollah, plus personne ne sachant qui soutenait qui dès lors que l’opération avait pris une certaine ampleur. Ils se sont réorganisés depuis de manière plus classique, c’est-à-dire organiquement, et plus intelligente.  

Phalanges et essaims

Un petit mot de la défense. On parle donc de 30 000 combattants pour le Hamas et les groupes alliés. On peut logiquement estimer à 20-25 000 le nombre de réels fantassins dans le lot, dont au moins 7 000 professionnels (beaucoup ont été perdus dans l’attaque du 7 octobre) et environ 15 000 « réservistes » miliciens. Ils sont plutôt bien équipés sur le modèle classique léger AK-RPG (7 et 29), avec un nombre inconnu de pièces collectives modernes : fusils de snipers lourds à grande portée, postes de tir de missiles et, surtout, mitrailleuses lourdes et canons-mitrailleurs de 23 mm.

Avec 25 000 fantassins pour défendre une frontière de 65 km, on a une densité de 300 à 400 hommes par km2 de frontière, ce qui est assez peu. La défense est donc zonale. Le secteur est découpé en six secteurs de brigade et eux-mêmes en quartiers de défense. Normalement un quartier de défense bien organisé est découpé en quatre espaces : les zones piégées et vides, les grands axes bourrés d’obstacles et de mines et dans l’axe de tirs d’armes à longue portée et de mortiers de 60 mm, des espaces de tir individuel dans les hauteurs –tireurs RPG pour tirer sur les toits des véhicules en haut, snipers un peu plus bas pour des tirs plus rasants et enfin des espaces de manœuvre. Ces espaces de manœuvre sont occupés par des sections de 10 à 30 hommes qui vont s’efforcer d’harceler autant qu’ils peuvent les Israéliens avant leur abordage des zones urbanisées avec des tirs lointains s’ils en ont les moyens, puis à l’intérieur des blocs en trois dimensions avec des caches, des passages à travers les murs ou les tunnels. On peut même des combattants-kamikazes isolés et cachés qui attendront, peut-être pendant des jours, de pouvoir attaquer des soldats israéliens. Tout cela, c’est un peu l’organisation optimale, à la manière de ce que faisaient les rebelles à Falloujah en Irak ou novembre 2003 (moins bien équipés que le Hamas) ou le Hezbollah à Bint Jbeil en juillet 2006, sans parler des combats de l’État islamique dans les villes d’Irak et de Syrie.

Point particulier : avoir quelques centaines de combattants par km2 dans des espaces d’une densité de plusieurs milliers d’habitants (9000 à Gaza-Ville) implique que, même si une grande partie des habitants ont fui, la plupart des gens que les soldats israéliens vont rencontrer dans leur espace de combat seront des civils totalement innocents ou sympathisants du Hamas ou encore des combattants masqués. C’est après les murs, le deuxième bouclier des combattants du Hamas, peut-être encore plus contraignant pour les Israéliens que le premier. À cet égard, si les choses sont bien faites, Tsahal devrait avoir prévu dans ses plans la manière dont elle va gérer, en fait aider, immédiatement cette population dans les zones conquises.

Le combat qui s’annonce sera donc, comme dans les expériences précédentes à Gaza et à plus grande échelle, ou dans les combats similaires à Nadjaf et Falloujah en Irak en 2004, un combat de phalanges contre des essaims. Seule l’expérience du siège de Sadr-City à Bagdad en 2008 pourrait constituer un autre modèle, à condition pour les Israéliens de vouloir in fine négocier et accepter la survie du Hamas, ce qui semble peu probable.

Pour l’instant Tsahal utilise ses groupements tactiques pour mener des raids aux abords. Le but est d’abord de tester l’ennemi, évaluer ses défenses et provoquer des tirs afin de détruire leurs auteurs, notamment les équipes de tir de missiles antichars. Secondairement, on prépare des itinéraires pour des engagements ultérieurs et on continue à poursuivre l’entraînement des troupes. On peut continuer ainsi un certain temps. Si les Israéliens ne font que cela, on sera effectivement sur le mode Sadr City ou même celui de la « tonte de gazon » des guerres précédentes contre le Hamas. Il n’est évidemment pas possible de casser le Hamas de cette façon, ce qui est le but stratégique affiché. Deuxième difficulté, Israël ne peut être en situation de mobilisation totale très longtemps car le pays est paralysé pendant ce temps. Le créneau GE-HI maximum est dont d’environ deux mois. Après il faudra passer à moyenne ou faible ampleur et faible intensité, au moins au sol, pour pouvoir durer à la manière de la guerre d’usure contre l’Égypte en 1969-1970, en espérant que cela ne débouche pas sur une extension du conflit (la guerre d’usure s’est terminée par une petite guerre entre Israël et l’URSS).

À un moment donné, peut-être après avoir eu la certitude qu’il n’y aura pas d’extension du conflit et peut-être épuisé toutes les possibilités de libération rapides d’otages, il faudra sans aucun doute lancer les 80 phalanges à l’assaut. Dans les guerres 1956 et 1967, les conquêtes de Gaza n’avaient pris qu’une journée face aux forces égyptiennes et à la division palestinienne. Cette fois, il faudra des jours et des semaines, mais sauf énorme surprise comme en juillet-août 2006 face au Hezbollah, les phalanges atteindront la mer. Ce sera néanmoins coûteux. Les combats similaires en 2014, limités à 3 kilomètres de la bordure et à une durée de trois semaines, avaient fait 66 morts parmi les soldats de Tsahal. Le « devis du sang » qui a dû être présenté par l’état-major à l’exécutif politique pour cette nouvelle opération doit être beaucoup plus élevé.

dimanche 22 octobre 2023

Déroute à Beyrouth

  
Publié le 23 octobre 2013

L’opération Diodon a coûté la vie à 89 soldats français en dix-mois de septembre 1982 à mars 1984 pour un bilan humiliant. C'est la plus grande défaite militaire de la France depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Une micro-guerre mondiale

Lorsque les Occidentaux interviennent à Beyrouth en 1982, la guerre civile libanaise dure déjà depuis sept ans. Ce conflit est d’abord un affrontement entre le Front libanais chrétien et la coalition islamo-progressiste, alliée aux Palestiniens dont l’archipel des camps constitue un proto-Etat autonome. Les combats sont particulièrement violents dans la capitale, coupée en deux entre l’ouest musulman et l’est chrétien par une « ligne verte ». La guerre prend vite une dimension régionale avec l’alliance des chrétiens maronites et de la Syrie qui intervient militairement en 1976 et occupe Beyrouth. Conformément aux accords de Riyad (novembre 1976) l’armée syrienne est inclue dans la Force arabe de dissuasion (FAD) reconnue par tous les belligérants.

Les combats s’arrêtent jusqu’à ce que le parti Kataëb de Bachir Gémayel s’impose par la force aux autres mouvements chrétiens et se retourne contre les Syriens vus désormais comme des occupants. Les combats reprennent en février 1978. En mars, l’armée israélienne lance une opération limitée jusqu’au fleuve Litani pour détruire les organisations palestiniennes qui se servent du territoire du Sud-Liban comme base d’opérations. La Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) est mise en place. Elle n’empêche en rien les Israéliens de revenir une nouvelle fois en juin 1982 avec des moyens et des ambitions beaucoup plus importants. En une semaine, l’armée israélienne repousse l’armée syrienne dans la plaine de la Békaa et assiège les combattants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) réfugiés dans Beyrouth Ouest. Il y a alors 150 000 combattants de dix-huit nationalités (dont les 8 000 Casques bleus de la FINUL) sur un territoire grand comme le département de la Gironde. Bachir Gémayel devient Président de la république du Liban porteur de l’espoir de règlement des conflits entremêlés.

La force multinationale d’interposition

Le 12 août, après deux mois de siège et alors que la tension est à son comble au Proche Orient, les Etats-Unis imposent l’idée d’un cessez-le-feu et l’envoi à Beyrouth d’une force multinationale d’interposition (FMI) afin de protéger le départ simultanée de l’OLP et de l’armée israélienne. La France et l’Italie acceptent d’y participer. La mission de cette FMI, limitée à un mois et à un volume de 2 000 hommes, est triple : assurer la sécurité physique des combattants palestiniens en instance de départ de Beyrouth, assurer la sécurité physique des autres habitants de la région de Beyrouth et y favoriser la restauration de la souveraineté du gouvernement libanais. La FMI est une force d’interposition, finalement guère différente dans son esprit de la FINUL, à ce détail près que les contingents restent sous commandement national.

L’aéroport étant aux mains des Israéliens, c’est par le port que la FMI pénètre dans Beyrouth. Pour les Français, c’est l’opération Olifant qui mobilise une partie importante des moyens de la Marine nationale depuis Toulon et le port chypriote de Larnaka. Les légionnaires du 2e Régiment étranger de parachutistes (REP) sont les premiers à débarquer, le 21 août, pour sécuriser le port jusqu’à la relève par les Américains, le 25. Le 26, le reliquat des forces françaises et le contingent italien viennent compléter le dispositif. Avec 850 hommes, les légionnaires et marsouins de l’opération Epaulard constituent le contingent le plus important.

Le départ des combattants palestinien par mer s’achève sans incident le 31 août avec l’évacuation de Yasser Arafat. Le détachement français est alors sur la ligne verte pour escorter les convois évacuant les Palestiniens et certains éléments syriens en direction de la Syrie. Au 1er septembre, 11 000 membres de l’OLP ont été évacués dans le monde arabe. La FMI, et le 3e Régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) en premier lieu, aide alors la petite armée libanaise à reprendre le contrôle de Beyrouth Ouest. Grâce au petit détachement du 17e Régiment de génie parachutiste (RGP) les rues sont dépolluées tandis que la population revient dans les quartiers placés sous la protection des Français.

La mission est cependant interrompue plus tôt que prévu par la décision unilatérale des Américains qui décident de mettre fin à leur participation le 10 septembre, suivis deux jours plus tard par les Italiens. La France, accusée par ailleurs d’être trop favorable aux Palestiniens, peut difficilement poursuivre seule. L’opération Epaulard prend fin le 13 septembre. Au prix de trois marsouins blessés, elle est considérée comme un succès.

La mise en place d’un colosse aux pieds d’argile

Le lendemain même du départ des derniers français, Bachir Gémayel est assassiné. L’armée israélienne en repli revient immédiatement dans Beyrouth et cerne les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila où on soupçonne la présence résiduelle de combattants de l’OLP. Le 16 septembre, des phalangistes chrétiens, partisans de Gémayel, pénètrent dans les camps et se livrent pendant deux jours au massacre de civils (le nombre des victimes varie entre 700 et 3 500). L’émotion est immense dans le monde entier.

Le 19 septembre, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte la résolution 521 qui propose l’intervention d’une nouvelle force multinationale. Celle-ci est demandée le même jour par le gouvernement libanais. La FINUL propose d’intervenir mais cette solution ne plait ni aux Israéliens ni surtout au gouvernement libanais, sceptique sur l’efficacité des Casques bleus. Sous l’impulsion des Etats-Unis, toujours soucieux d’accroître leur influence dans la région, les trois alliés de la FMI et le Liban s’accordent par échanges de lettres sur le retour de leurs contingents. Il est bien proposé à d’autres pays de participer à la force mais seuls les Britanniques y répondront en envoyant une unité de renseignement d’une centaine d’hommes en février 1983. Le 24 septembre, la Force Multinationale de Sécurité à Beyrouth (FMSB) est créée et commence à se mettre en place dans Beyrouth Ouest. Sa mission principale, sans limite de temps, est d’appuyer les forces armées du gouvernement libanais dans la protection des populations civiles dans Beyrouth et ses alentours. Le caractère très large de cette mission laisse cependant place à autant d’interprétations que de membres. Si tout le monde est d’accord pour aider matériellement les forces armées libanaises (FAL), les avis divergent sur l’emploi des forces.

Pour l’administration Reagan, soucieuse d’éviter la qualification de guerre ou d’opération de guerre qui nécessiterait un vote du Congrès, la FMSB a une fonction essentiellement dissuasive. Les 1 200 Marines s’installent autour de l’aéroport au sud de Beyrouth ouest, avec des moyens lourds, chars de bataille, pièces d’artillerie, hélicoptères d’attaque, etc. mais avec de grandes restrictions dans l’ouverture du feu et la consigne de ne pas bouger de ses emprises. Les 1 200 Italiens sont au centre du dispositif et se concentrent sur la surveillance des camps palestiniens de Chatila et Bourj-el-Brajneh et l’aide humanitaire.

Au Nord, les 1 160 Français l’opération Diodon sont renforcés au bout de quelques jours par un bataillon « prêtée » par la FINUL et un autre venu de métropole en février 1983, pour atteindre un effectif total de 2 000 hommes, relevés tous les quatre mois. Répartis sur 35 postes et reprenant des habitudes héritées des opérations en Afrique, ce sont les seuls à aller sciemment au contact de la population que ce soit par une présence « militaire » (points de contrôle, patrouilles, missions de dépollution) ou plus informelle (achats auprès des commerçants locaux, footings, aides à la population, etc.). Cette approche permet de montrer la force à la population et, surtout, par les renseignements et la sympathie qu’elle procure, elle apporte une « protection invisible » souvent plus efficace que les murs de sacs à terre.

Les Français, comme les Italiens, peuvent faire usage de leurs armes pour leur autodéfense et protéger les camps palestiniens (le camp de Sabra est dans la zone française) mais, contrairement aux Américains, aussi pour appuyer les FAL. Dans les faits, les règles seront très restrictives. Le « soldat de la paix », concept nouveau, n’est pas là pour combattre.

Cette force à terre en appui des FAL, est elle-même appuyée par une puissante force navale croisant au large de Beyrouth. Pour la France, la force Olifant comprend un groupe aéronaval permanent, centré autour d’un des deux porte-avions Foch et Clemenceau qui se succèdent et d’une force amphibie comprenant en général deux transports de chalands de débarquement (TCD). Au total, la force multinationale, à terre et en mer, mobilise aux alentours de 20 000 hommes. Elle souffre cependant de trois faiblesses : les divergences déjà évoquées et qui ne seront pas corrigées par une direction commune, l’absence d’accord sur sa présence avec les acteurs politico-militaires locaux et régionaux et surtout l’absence de volonté réelle d’engagement au combat pour soutenir le gouvernement libanais.

Le début de la mission est pourtant encourageant. Le 1er octobre 1982, par une cérémonie organisée place du Musée, lieu symbolique de combats entre les deux Beyrouth, le Président Amine Gemayel, frère ainé de Béchir, élu le 21 septembre, consacre la réunification de la capitale. Equipée et entrainée par les Alliés, l’armée libanaise prend une certaine consistance et se déploie à nouveau dans l’ensemble de la ville. Une prise d’armes réunit les contingents de la FMSB et des FAL. C’est le point culminant de l’action de la FMSB alors que des phénomènes souterrains sont à l’œuvre.

Le retour de la Syrie et l’arrivée de l’Iran

En même temps qu’elle participe à la FMSB, la France a un contentieux financier avec Téhéran (elle refuse de rembourser le prêt d’un milliard de dollars accordé par le Shah) et, comme les Etats-Unis, elle aide militairement l’Irak dans sa guerre contre l’Iran des Mollahs. Début octobre 1983, elle fournit même cinq avions Super-Etendard (livrés par le porte-avions Clemenceau) aux Irakiens. On ne perçoit pas alors que l’Iran est capable de frapper par procuration au Liban grâce à son influence sur la milice chiite Amal et surtout grâce au Hezbollah, création commune avec la Syrie.

Cette cécité stratégique se double d’une cécité tactique. Si le suicide est prohibé dans les actes et paroles du Prophète, il imprègne, sous la forme du sacrifice et de martyr (shahid), tout l’islam chiite depuis la mort de Hussein ibn Ali, « roi des martyrs », à Kerbala en 680. Le premier emploi systématique de combattants suicides est le fait de Chiites ismaéliens connus sous le nom d’ « assassins » qui firent régner la terreur dans le califat de Bagdad et la Palestine du XIe au XIIIe siècle. Les combattants suicide sont remis au goût du jour lors de sa guerre entre l’Iran et l’Irak à partir de 1980. Le premier attentat suicide moderne avec emploi d’explosif est le fait de membres d’Amal, le 15 décembre 1981, contre l’ambassade irakienne à Beyrouth puis le quartier-général israélien à Tyr en novembre 1982. Le 18 avril 1983, un pick-up chargé d’explosifs s’écrase contre l’ambassade américaine. Le bilan est terrible : 63 personnes sont  tuées, dont 17 américains. L’enquête qui a suivi n’a pas permis pas de déterminer avec certitude le commanditaire de l’attaque, mais les soupçons se portent sur Imad Moughniyah, de l'Organisation du jihad islamique, affilié au Hezbollah.

La situation évolue rapidement à partir de l’été 1983. La milice d’Amal, alliée de la Syrie, tente de pénétrer dans les quartiers de Beyrouth-Ouest mais elle est refoulée par les FAL. La FMSB n’a pas bougé malgré sa mission d’appui aux FAL. Cela ne l’empêche pas d’être frappée notamment le 31 août lorsque le bombardement de l’ambassade de France tue quatre soldats et un policier français. Le 4 septembre, l’armée israélienne évacue soudainement les montagnes du Chouf, au sud-est de Beyrouth. Le vide est occupé par les Druzes du Parti socialiste progressiste (PSP) alliés de la Syrie et qui se trouvent désormais à portée d’artillerie de la capitale libanaise. Les combats avec les FAL sont très violents dans le secteur de Souq El-Gharb à quelques kilomètres au sud de la capitale. Le 11 septembre, pour appuyer l’armée libanaise en posture délicate et protéger ses forces de la menace d’artillerie, le département d’État américain autorise ses troupes à riposter et à faire appel à l’appui naval et aérien. C’est chose faite les 19 et 20 septembre. Le 22 septembre, c’est au tour des Français de faire appel aux forces navales pour lancer un raid de huit Super-Etendards pour anéantir une batterie druze au-dessus de Beyrouth à Dour El-Cheir.

La FMSB est ainsi entrée malgré elle dans la guerre, en sortant par ailleurs du cadre prévu initialement pour l’emploi des forces. Les frappes de l’US Navy, qui se renouvelleront une fois en décembre et trois fois en février 1984, dépassent le cadre géographique du Grand Beyrouth et le raid français, survenant cinq jours après un bombardement qui a tué deux soldats à la résidence des Pins, n’est plus de la légitime défense. La FMSB continue pourtant à conserver l’illusion de la neutralité en n’engageant pas les forces terrestres. Tous les partis opposés au gouvernement libanais et son armée, considèrent désormais la FMSB comme hostile. Au bilan, alors que la France ne déplore qu’un mort, seize seront tués du 22 juin au 23 octobre. Les pertes françaises sont le double de celles des Américains alors que les Italiens ont un soldat tué.

Pour réduire la vulnérabilité des forces françaises celles-ci sont regroupées. C’est ainsi que lorsque la 3e compagnie du 6e Régiment d’infanterie parachutiste (RIP), formée d’appelés volontaires du 1er Régiment de chasseurs-parachutistes (RCP),  débarque le 27 septembre, elle est affectée toute entière dans un immeuble de huit étages face à la plaine des Jhah et du quartier Chatila, à quelques centaines de mètres de l’Ambassade d’Iran. Le bâtiment, baptisé Drakkar par le commandant de la compagnie, le capitaine Jacky Thomas, a été occupé par les Syriens l’année précédente et dépollué par les sapeurs du 17e RGP. A la mi-octobre, la situation se tend encore. A ce moment-là, Téhéran a déjà ordonné aux Gardiens de la Révolution présents au Liban d'attaquer les Français et les Américains à Beyrouth. Imad Moughniyah est chargé de l'exécution de la mission. 

L’attaque de Drakkar

Le 22 octobre au soir, le capitaine Thomas a mis en alerte ses sections. La nuit est pourtant calme jusqu’à 6h17 lorsque la sentinelle en observation sur le toit de Drakkar voit exploser le quartier-général des forces américaines. Sept minutes plus tard, un camion chargé d’explosifs (la charge de plusieurs missiles de croisière) force l’entrée du poste jusqu’à la rampe d’accès de l’immeuble. A 6h30, Drakkar n’existe plus. Les Américains ont perdu 241 hommes (plus que pendant la première ou la deuxième guerre contre l’Irak) et les Français 58 dont 55 du 1er RCP et 3 du 9e RCP. Quinze autres sont blessés. Seuls vingt-six hommes de la compagnie sont indemnes car occupant un poste à l’extérieur à ce moment-là ou, pour trois d’entre eux, en allant chercher des croissants. Américains et Français n’ont plus subi autant de pertes en une seule journée depuis les guerres du Vietnam et d’Algérie.

L’implication de la Syrie et de l’Iran parait évidente mais aucune preuve formelle ne sera avancée. La France, malgré la demande de plusieurs députés, ne constituera jamais de commission d’enquête laissant le champ libre à plusieurs théories alternatives dont celle de l’immeuble piégé par les Syriens avant de l’abandonner.

Pendant quatre jours et quatre nuits, les sauveteurs s'acharnent pour tenter d’extraire ce qui reste de vie de cet amas de pierres. Le président François Mitterrand se rend sur place le 24 octobre pour apporter son soutien au contingent français. Le trouble est immense. Le ministre de la défense déclare que la France n’a pas d’ennemi au Liban, ce qui fait dire au général Cann que ses hommes « ont été tués par personne ». Le 4 novembre, c’est au tour de l’armée israélienne de perdre 50 hommes dans une autre attaque suicide.

En représailles, « non pas pour se venger mais pour que cela ne se reproduise pas », le Président Mitterand fait déclencher l’opération Brochet le 17 novembre 1983. Huit Super-Etendard de la Marine nationale décollent du porte-avions Clemenceau et effectuent un raid sur la caserne Cheikh Abdallah, une position des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah dans la plaine de la Bekaa. Les avions français larguent 34 bombes de 250 kg et 400 kg sur une position opportunément évacuée quelques minutes plus tôt. La rumeur prétend que les occupants ont été avertis par une source française au Quai d'Orsay. Ce sera de toute façon la seule véritable réaction française. Ce sont les Américains et les Israéliens qui tueront, bien plus tard, Imad Moughniyah.

Le 20 décembre, la marine française évacue 4 000 combattants palestiniens de Tripoli. Le lendemain, une nouvelle attaque à la voiture piégée a lieu contre le PC du 3e RPIMa. La voiture est arrêtée par les merlons de terre mais les 1 200 kilos d’explosif tuent un parachutiste et treize civils. On compte également plus de 100 blessés dont 24 Français.

Une fin sans gloire

Dès lors, la priorité n’est plus à la protection des populations ou à la restauration de l’Etat libanais mais à l’autoprotection, ce qui finit de couper la force de la population. Du 15 décembre 1983 au 15 janvier 1984, les postes français sont regroupés sur deux pôles, au centre de Beyrouth et sur la ligne verte, tandis qu’une batterie de cinq canons automoteurs de 155 mm AMX-13 est amenée de France. En février 1984 à l’occasion de la relève de la 11e division parachutiste par les marsouins de la 9e Division d’infanterie de marine (DIMa), le bataillon emprunté à la FINUL lui est rendu et le contingent à Beyrouth passe de 2 000 à 1 200 hommes regroupés sur une dizaine d’emprises.

Le début du mois de février est l’occasion de nouveaux combats dans la capitale. L’armée libanaise se désagrège dans la montagne face aux Druzes de Walid Joumblatt et dans Beyrouth face aux chiites d’Amal. La force multinationale impuissante soutenant une armée fragile au service d’un Etat faible n’a plus de raison de perdurer sinon pour prendre des coups qu’elle ne pourra rendre malgré ses cuirassés, porte-avions et ses hélicoptères d’attaque. La France propose pourtant de remplacer la FMSB par une force des Nations-Unies, qui, d’évidence, aurait été encore plus impuissante. Les Alliés évacuent Beyrouth en ordre dispersé, Britanniques en tête le 8 février, suivis par les Italiens le 20 et les Américains le 26, arguant simplement d’un « bond de trois à quatre kilomètres à l’Ouest » sur les bâtiments de la Navy. Le 29 février, le veto soviétique met définitivement fin au projet français de force des Nations-Unies. Isolée, la France n’a plus d’autres choix que de se replier également car, selon les mots du Président de la République, « elles ont rempli leur mission ». Du 22 au 31 mars, les Français évacuent Beyrouth (opération Carrelet). La mission de la FMSB prend fin officiellement le 31 mars 1984 après dix-huit mois d’existence.

La fin peu glorieuse de la FMSB a un retentissement immense dans le monde arabe. Preuve était faite que l’action résolue de quelques hommes pouvait faire plier des Occidentaux peu résolus et rétifs aux pertes humaines. Elle laisse un goût amer et une immense frustration chez tous les soldats français qui y ont participé. La FMSB s’est retrouvée au cœur d’un nœud d’affrontements locaux, régionaux et internationaux sans avoir la possibilité de combattre. Or, ne pas vouloir d’ennemi n’empêche pas d’en avoir. La leçon ne portera pas car les troupes seront engagées dix ans plus tard dans les mêmes conditions en ex-Yougoslavie et avec les mêmes résultats.

Post-scriptum
Imad Moughniyah, devenu chef des opérations du Hezbollah est tué en février 2008 par les services israéliens.
Fouad Shukr, ancien participant aux attaques de 1983, le remplace et est tué en juillet 2024 par les forces israéliennes.
Ibrahim Aqil, également participant aux attaques de 1983, le remplace et est tué en septembre 2024 par les forces israéliennes.

lundi 9 octobre 2023

Les enseignements militaires de la guerre de Gaza (2014)

Le conflit de 2014 survient alors que le Hamas est en grande difficulté après avoir perdu l’appui de ses sponsors syrien et iranien pour avoir condamné le régime d’Assad et surtout égyptien après le départ des Frères musulmans en juillet 2013. La circulation souterraine avec l’Égypte est coupée et le blocus, un temps desserré, est à nouveau hermétique. Les revenus du Hamas dans Gaza sont divisés par deux en quelques mois. Le mouvement tente alors de renouer avec le Fatah avec qui il signe un accord en avril 2014, ce qui déplaît fortement au gouvernement israélien qui décide d’une nouvelle guerre.

Le 12 juin, le meurtre de trois adolescents israéliens, qui succède à celui de deux adolescents palestiniens un mois plus tôt, provoque l’arrestation de centaines de suspects pour la plupart membre du Hamas, qui nie toute implication. Les mouvements palestiniens les plus durs comme le Djihad islamique, ripostent par des tirs de roquettes qui provoquent eux-mêmes des raids de représailles. Le gouvernement israélien, poussé par son aile radicale, saisit l’occasion de lancer une nouvelle campagne croyant rééditer le succès de Pilier de défense en 2012. Mais cette fois le Hamas est prêt à un affrontement de longue durée dans l’espoir d’obtenir une réaction internationale et la fin du blocus. Cet affrontement commence le 8 juillet et dure jusqu’au 26 août 2014. L’opération israélienne est baptisée Bordure protectrice.

D’un point de vue tactique, cette opération se distingue avant tout des précédentes par un taux de pertes des forces terrestres israéliennes singulièrement élevé. L’armée de terre israélienne a ainsi déploré la perte de 66 soldats en 49 jours de combat contre deux lors de l’opération Pilier de défense en 2012 (7 jours) et 10 lors des 22 jours de l’opération Plomb durci en 2008-2009. Ces pertes israéliennes se rapprochent de celles subies lors de la guerre de 2006 contre le Hezbollah (119 morts pour 33 jours de combat), alors considérée comme un échec. Elles sont à comparer à celles de leurs ennemis, de l’ordre de 90 combattants palestiniens tués contre aucun Israélien en 2012, mais selon un ratio de 40 à 70 contre 1 pour Plomb durci et de 6 à 10 contre 1 pour Bordure protectrice. Tsahal perd également une dizaine de véhicules de combat en 2014 contre aucun en 2008.

Cette singularité s’explique essentiellement par les innovations opératives et tactiques des brigades al-Qassam, contrastant avec la rigidité du concept opérationnel israélien d’emploi des forces qui, lui, n’a guère évolué. Ces innovations ont permis aux forces du Hamas, à l’instar du Hezbollah et peut-être de l’État islamique, de franchir un seuil qualitatif et d’accéder au statut de «techno-guérilla» ou de «force hybride». Cette évolution trouve son origine dans les solutions apportées par le Hamas à son incapacité à franchir la barrière de défense qui entoure le territoire de Gaza pour agir dans le territoire israélien.

L’arsenal impuissant

La première phase de la guerre ressemble aux précédentes. Grâce à l’aide de l’Iran, le Hamas a développé sa force de frappe. Sur un total de 6000 projectiles, fabriqués sur place ou entrés en contrebande, le Hamas dispose d’environ 450 Grad, de 400 M-75 et Fajr 5 (80 km de portée) et surtout de quelques dizaines de M-302 ou R-160 susceptibles de frapper à plus de 150 km, c’est-à-dire sur la majeure partie du territoire israélien. Le Djihad islamique dispose de son côté de 3000 roquettes, moins sophistiquées, et les autres groupes, Front populaire et démocratique de libération de la Palestine (FDLP) ou des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa de quelques centaines.

À l’imitation du Hezbollah et toujours avec l’aide de l’Iran, les Brigades al-Qassam se sont dotées également d’une petite flotte de drones Abadil 1, dont certains ont été transformés en «bombes volantes». Hormis ces derniers moyens, l’ensemble reste cependant de faible précision et condamné à un emploi majoritairement anti-cités. Il est utilisé immédiatement, mais finalement avec encore moins d’effet que lors des campagnes précédentes. Au total, en 49 jours, 4400 roquettes et obus de mortiers sont lancés sur Israël causant la mort de 7 civils, soit un ratio de 626 projectiles pour une victime, trois fois plus qu’en 2008-2009. L’emploi des drones explosifs par le Hamas se révèle également un échec, les deux engins lancés, le 14 et le 17 juillet, ayant été rapidement détruits, l’un par un missile anti-aérien MIM-104 Patriot et l’autre par la chasse.

Si les destructions sont très limitées, les effets indirects sont plus sensibles. L’économie et la vie courante sont perturbées par la menace des roquettes comme jamais sans doute auparavant, jusque sur l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv qui doit arrêter son activité pendant deux jours. Il n’y a cependant rien dans cette menace qui puisse paralyser le pays. Plus que jamais, l’artillerie à longue portée du Hamas est une arme de pression et un diffuseur de stress (le nombre des admissions hospitalières pour stress est très supérieur à celui des blessés) plutôt qu’une arme de destruction. Elle constitue surtout le symbole de la résistance du Hamas, et de ses alliés. D’un autre côté, bien que faisant 200 fois moins de victimes civiles que les raids aériens, elles peuvent par leur destination uniquement anti-cités être qualifiées par les Israéliens d’«armes terroristes» et justifier le «besoin de sécurité» d’Israël aux yeux du monde extérieur.

Cette inefficacité des frappes du Hamas s’explique d’abord par leur imprécision, réduisant le nombre de roquettes réellement dangereuses à environ 800 mais aussi par la combinaison des mesures de protection civile israélienne et du système d’interception Dôme de fer officiellement crédité de 88 % de coups au but. Si ce chiffre est contesté, il n’en demeure pas moins que ce système très sophistiqué a démontré là son efficacité, surtout contre les projectiles à longue portée, sinon son efficience au regard de son coût d’emploi, estimé à entre 40000 et 90000 dollars pour chaque interception d’un projectile.

La force de frappe anti-cités

De son côté, comme dans les opérations précédentes, Israël a utilisé sa force aérienne et son artillerie pour frapper l’ensemble de la bande de Gaza pour, comme dans les opérations précédentes, affaiblir l’instrument militaire du Hamas, en particulier ses capacités d’agression du territoire israélien. De manière moins avouée, il s'agit aussi de faire pression sur la population pour qu’elle se retourne contre le gouvernement du Hamas qui est lui-même frappé. À défaut de les détruire, il s’agit, encore une fois, de faire pression simultanément sur les trois pôles de la trinité clausewitzienne. 

Le premier objectif n’est que très modestement atteint. Le nombre total de frappes a représenté le double de celui de Plomb durci, soit environ 5000, pour des pertes estimées de combattants palestiniens sensiblement équivalentes. Sachant que ces pertes sont aussi pour une grande part, et bien plus qu’en 2008, le fait des forces terrestres, il est incontestable que l’impact de la campagne de frappes sur les capacités militaires du Hamas a été plus faible que lors des opérations précédentes. Si quelques leaders du mouvement palestinien ont été tués comme Mohammed Abou Shmallah, Mohammed Barhoum et surtout Raed al Atar, les tirs de roquettes n’ont jamais cessé et la capacité de combat rapproché a été peu affectée.

Cette inefficacité est essentiellement le fait de l’adoption par le Hamas de procédés de furtivité et de protection terrestre plus efficaces. Plus les Israéliens dominent dans les «espaces fluides» et plus le Hamas densifie et fortifie son «espace solide» pour faire face aux raids de toutes sortes, aériens ou terrestres. Par leurs propriétés physiques et juridiques, murs et populations civiles sont de grands diviseurs de puissance de feu. Avec le temps, le Hamas, comme le Hezbollah au Sud-Liban, y a encore ajouté une infrastructure souterraine baptisée «Gaza sous Gaza» qui protège les centres de commandement du Hamas, ses stocks et une partie de ses combattants, répartis en secteurs autonomes de défense bien organisés. À la domination israélienne dans les airs répond par inversion l’emploi de la 3e dimension souterraine, déjà utilisée pour contourner le blocus et se ravitailler par le Sinaï égyptien.

Cette tactique inversée se retrouve aussi lorsqu’il s’agit de combattre à l’air libre. Aux complexes de reconnaissance-frappes israéliens sophistiqués, et donc couteux et rares, répond l’emploi de lance-roquettes peu onéreux et abondants, souvent employés de manière automatique pour que les servants ne soient pas frappés. L’armée de l’air et l’artillerie israéliennes peuvent se targuer de repérer les tirs très vite, grâce à la surveillance permanente de drones ou de ballons, et de frapper les sites d’origine en quelques minutes, voire quelques secondes, prouesse technique remarquable mais de finalement peu d’intérêt.

L’efficacité militaire des frappes israéliennes massives dépend aussi beaucoup de la surprise. Cela a été le cas en partie en 2008 et plus encore en 2012, et les principales pertes ennemies ont eu lieu les premiers jours. Ce n’est plus du tout le cas en juillet 2014 puisque les frappes avaient déjà commencé ponctuellement en juin. Lorsque la campagne commence véritablement, il n’y a plus de combattants du Hamas visibles dans les rues de Gaza.

Le deuxième objectif, faire pression sur la population dans son ensemble pour, indirectement, imposer sa volonté au «gouvernement» du Hamas, est toujours aussi moralement et opérationnellement problématique. Outre les 1300 à 1700 victimes civiles et les dizaines de milliers de blessés, plus de 11000 habitations ont été détruites et presque 500000 personnes, un tiers de la population, ont été déplacées. Les systèmes d’alimentation en eau et en électricité ont été détruits. Si le lien entre ces actions sur la population et la haine que celle-ci peut porter à Israël est évident et si la dégradation à l’étranger de la légitimité du combat d’Israël ou simplement de son image est établie, on ne voit pas très bien en revanche la corrélation entre cette action sur la population et les décisions du Hamas. Si des mouvements de colère ont pu être constatés contre le Hamas, en particulier lorsque des trêves ont été rompues par lui à la fin du conflit, il n’est pas du tout évident que le Hamas sorte politiquement affaibli de ce conflit.

Au bilan, on peut s’interroger sur la persistance, dans les deux camps, de l’emploi de frappes à distance qui touchent essentiellement la population, emploi qui s’avère à la fois moralement condamnable et d’une faible efficacité. La réponse réside probablement dans les capacités défensives de chacun des deux camps qui inhibent les attaques terrestres. Comme les premiers raids de bombardement britanniques sur l’Allemagne en 1940, largement inefficaces, lancer des roquettes ou des raids aériens apparaît comme la seule manière de montrer que l’«on fait quelque chose», avec ce piège logique que si l’un des camps frappe, l’autre se sent obligé de l’imiter puisqu’il peut le faire. Le message vis-à-vis de sa propre population l’emporte sur celui destiné à l’étranger.

Cet équilibre de l’impuissance a cependant été modifié par le développement par le Hamas de nouvelles capacités d’agression du territoire israélien par le sol. Faire face à ces innovations imposait cependant de pénétrer à l’intérieur des zones les plus densément peuplées de Gaza et de revenir à une forme de duel clausewitzien entre forces armées.

La nouvelle armée du Hamas

De 2012 à 2014, toujours grâce à l’aide de ses sponsors, le Hamas se dote de moyens de frappe directe jusqu’à des distances de plusieurs kilomètres. Des missiles antichars AT-4 Fagot (2500 m de portée), AT-5 Spandrel (4000 m) et surtout des modernes AT-14 Kornet (5500 m), provenant principalement de Libye via l’Égypte de l’époque des Frères musulmans, ont été identifiés, de même que des fusils de tireurs d’élite à grande distance (Steyr. 50 de 12,7 mm). Ces armes constituent une artillerie légère à tir direct qui permet d’harceler les forces israéliennes le long de la frontière.

Le Hamas développe également des capacités de raids à l’intérieur du territoire israélien contournant la barrière défensive. Une unité de 15 hommes a été formée à l’emploi de parapentes motorisés pour passer au-dessus du mur (elle ne sera pas engagée), des équipes de plongeurs sont destinées à débarquer sur les plages, surtout une quarantaine de tunnels offensifs ont été construits dont certains approchent trois kilomètres de long. Ces tunnels offensifs sont à distinguer des galeries destinées à contourner le blocus pour s’approvisionner en Égypte et qui avaient constitué un objectif prioritaire de l’opération Plomb durci. Il s’agit au contraire d’ouvrages bétonnés, placés entre dix et trente mètres sous la surface et longs de plusieurs kilomètres. Certains sont équipés de systèmes de rails et wagonnets.

Le premier des six raids du Hamas en territoire israélien a lieu le 17 juillet. Un commando de treize combattants palestiniens, infiltré par un tunnel, attaque un kibboutz situé près de la frontière. C’est la première attaque de la sorte contre Israël, qui ne provoque pas de pertes civiles mais suscite une grande surprise et donc une forte émotion dans la population. Au bilan, les quatre raids souterrains ne parviennent pas à pénétrer dans les cités israéliennes mais ils permettent de surprendre par deux fois des unités de combat israéliennes et leur infligeant au total onze tués et douze blessés, soit déjà plus que pendant les trois semaines de l’opération Plomb durci. Les deux raids amphibies, en revanche, décelés avant d’arriver sur les plages sont détruits sans avoir obtenu le moindre effet.

À ces nouvelles armes et ces capacités de raids, la troisième innovation du Hamas et mauvaise surprise pour Tsahal réside dans la professionnalisation de son infanterie, de bien meilleure qualité que lors des combats de 2008. À la manière du Hezbollah, les 10000 combattants permanents du Hamas, auxquels il faut ajouter autant de combattants occasionnels et de miliciens des autres mouvements, sont structurés en unités autonomes combattant chacune dans un secteur donné et organisé. Les axes de pénétration, par ailleurs généralement trop étroits pour les véhicules les plus lourds, ont été minés dès le début des hostilités selon des plans préétablis et des zones d’embuscade ont été organisées. Des emplacements de tirs (trous dans les murs) et des galeries ont été aménagés dans les habitations de façon à pouvoir combattre et se déplacer entre elles en apparaissant le moins possible à l’air libre. Le combat est alors mené en combinant l’action en essaim de groupes de combat d’infanterie et celui des tireurs d’élite/tireurs RPG ou, plus difficile dans le contexte urbain dense, de celui des missiles antichars. Dans tous les cas, la priorité est d’infliger des pertes humaines plutôt que de tenir du terrain ou de détruire des véhicules.

Le retour du duel

La nouvelle menace des raids palestiniens et la pression populaire qu’elle induit obligent le gouvernement à ordonner l’engagement des forces terrestres, sur une bande d’un kilomètre de profondeur, pour repérer et détruire les tunnels permettant aux combattants du Hamas de s’infiltrer en Israël. Dans la nuit du 17 juillet, les brigades de la division de Gaza, 401e Brigade blindée, Golani, Nahal et Parachutiste déployées le long de la frontière commencent leurs actions de destruction des sites de lancement de roquettes et surtout du réseau souterrain, en particulier à proximité de la frontière Nord et Nord-Est. La mission est donc très similaire à celle de l’opération Plomb durci.

Comme en 2008, les Israéliens forment des groupements tactiques très lourds avec une capacité de détection accrue pour déceler les entrées de tunnel, par les airs et les senseurs optiques, phoniques, sismiques et infrarouges. Les véhicules lourds Namer sont beaucoup plus présents qu’en 2008, les Merkava sont dotés du système Trophy, qui associe un radar avec antennes pour déceler l’arrivée de projectiles, un calculateur de tir et des mini-tourelles pour tirer des leurres ou des salves de chevrotines. Le système, très couteux, semble avoir prouvé son efficacité. Dans les zones ainsi ouvertes, les tunnels découverts sont soit livrés aux frappes de bombes guidées soit, plus généralement, pénétrés et détruits à l’explosif par les groupes de l’unité spéciale du génie Hevzek. Au sol et en sous-sol, le génie israélien utilise pour la première fois à cette échelle des robots de reconnaissance, comme le Foster Miller Talon-4 armé d’un fusil-mitrailleur court. Ces robots sauvent incontestablement plusieurs vies israéliennes.

Ces opérations rencontrent une forte résistance qui occasionne des pertes sensibles aux forces israéliennes. Contrairement à l’opération Plomb durci de 2008-2009 où elles s’étaient contentées de pénétrer dans les espaces les plus ouverts de la bande de Gaza dans ce qui ressemblait surtout à une démonstration de force, les unités israéliennes ont été contraintes cette fois d’agir dans les zones confinées et densément peuplées de la banlieue de Gaza ville, beaucoup plus favorables au défenseur.

Les combats y sont d’une intensité inconnue depuis la guerre de 2006. Au moins cinq sapeurs israéliens auraient été tués dans les tunnels, quatre autres en conduisant des bulldozers D-9. Le 19 juillet, une section de la brigade Golani est canalisée vers une zone d’embuscade où elle perd sept hommes dans la destruction d’un véhicule M113 par une roquette RPG-29. Six autres soldats israéliens sont tués aux alentours dans cette seule journée qui s’avère ainsi plus meurtrière pour Tsahal que les deux opérations Plomb durci et Pilier de défense réunies. Cinq hommes tombent encore le lendemain dans le quartier de Tuffah, en grande partie par l’explosion de mines. Le 22 juillet, deux commandants de compagnies de chars sont abattus par des snipers. Le 1er août, un combattant suicide sortant d’un tunnel parvient à se faire exploser au milieu d’un groupe de soldats israéliens en tuant trois. Le nombre de tués et blessés de la seule brigade Golani s’élève à plus de 150 dont son commandant, renouant avec la tradition israélienne du chef au contact. Les pertes des Palestiniens sont nettement supérieures mais certainement pas dans le rapport de 10 pour 1 revendiqué par Tsahal.

Dans ce contexte d’imbrication et alors que la population civile est souvent à proximité, la mise en œuvre des appuis est difficile. Les hélicoptères d’attaque peuvent tirer sur la presque totalité de la zone d’action des forces d’attaque mais les combattants palestiniens sont peu visibles depuis le ciel. Les appuis indirects présentent toujours le risque de frapper la population, ce qui est survenu le 20 juillet lorsque plusieurs obus tuent peut-être 70 Palestiniens et en blessent 400 autres, pour la très grande majorité des civils, ce qui provoque une forte émotion.

Le 1er août, l’annonce de la capture d’un soldat israélien près de Rafah, démentie par la suite, suscite une forte émotion en Israël et des scènes de liesse dans les rues de Gaza, témoignant de l’importance stratégique des prisonniers. Tsahal ne voulait absolument pas renouveler l’expérience du soldat Guilad Shalit capturé en juin 2006 et finalement libéré cinq ans plus tard en échange de 1000 prisonniers palestiniens. Une opération de récupération est immédiatement lancée.

Au bilan, les Israéliens revendiquent la destruction de 34 tunnels dont la totalité des tunnels offensifs et de plusieurs zones de lancement de roquettes, réduisant, avec l’action aérienne, le nombre de tirs de moitié, ainsi que la mort de centaines de combattants du Hamas. La menace jugée principale est ainsi considérée comme éliminée et l’armée israélienne a montré sa capacité tactique à pénétrer à l’intérieur de défenses urbaines très organisées et sa résilience en acceptant les pertes inévitables de ce type de combat, surtout face à une infanterie ennemie déterminée et compétente. Ces pertes, qui, par jour d’engagement au sol, sont de l’ordre de grandeur de celles infligées par le Hezbollah en 2006 constituent les plus importantes jamais infligées par des Palestiniens, y compris l’armée de l’Organisation de libération de la Palestine occupant le Sud-Liban en 1982. À cette époque, l’armée de l’OLP avait été détruite. Cette fois, le potentiel de combat du Hamas et sa volonté ne sont pas sérieusement entamés. Après dix-huit jours d’offensive terrestre et alors que l’opinion publique est, malgré les pertes, favorable à 82 % à sa poursuite, le gouvernement israélien y renonce, reculant devant l’effort considérable nécessaire pour détruire complètement le Hamas et la perspective d’être peut-être obligé de réoccuper la zone. Le 3 août, les forces terrestres israéliennes se retirent de la bande de Gaza après l’annonce que la mission de destruction des tunnels est remplie. À la fin de la phase terrestre, les capacités offensives du Hamas sont considérées comme détruites ou neutralisées. Du 3 au 5 août, les forces terrestres israéliennes sortent de la bande de Gaza.

L’armée des ondes

Comme à chaque fois, les combats sur le terrain se doublent de combats sur tous les champs possibles de communication. Il s’agit peut-être là du champ de bataille principal pour au moins le Hamas dont l’objectif principal est d’obliger Israël à, au moins, desserrer le blocus autour de Gaza. Outre la chaîne de télévision Al-Aqsa TV, créée en 2006, et son site Internet en langue arabe, le Hamas utilise tous les réseaux sociaux, caisse de résonance nouvelle depuis 2008, pour diffuser des images des souffrances de la population et justifier son action. Ils trouvent des relais nombreux dans le monde arabe et les populations musulmanes des pays occidentaux. Une guérilla électronique est lancée contre les sites de l’administration israélienne, sans grand succès il est vrai, tant la disproportion des forces est encore grande avec Israël dans cet espace de bataille.

L’armée israélienne est désormais la plus performante au monde en matière de communication autour des combats. Son armée numérique, renforcée de milliers de jeunes réservistes, occupe et abreuve Facebook, Instagram, Flickr ou encore YouTube. Sur Twitter, elle poste des messages dans plusieurs langues. Les espaces de débats sont saturés de milliers de messages favorables, parfois générés à l’identique par des robots. Sur le fond, les messages sont toujours les mêmes à destination d’abord de la population israélienne, qu’il faut rassurer et assurer de l’issue de la guerre; de l’opinion internationale ensuite pour qu’elle prenne parti et de l’ennemi enfin et secondairement en espérant contribuer encore à faire pression sur lui. Les combattants palestiniens ne sont jamais qualifiés autrement, et avec de bonnes raisons, que de «terroristes», une manière de les disqualifier bien sûr mais aussi de rappeler que le Hamas est sur la liste officielle des organisations terroristes, entre autres, des États-Unis et de l’Union européenne. S’il est difficile, contrairement au Hamas, de montrer des images de victimes, on insiste sur le fait que les roquettes tirées depuis Gaza visent majoritairement et sciemment des civils. Il s’agit donc là d’un acte terroriste prémédité, alors que l’armée de l’air israélienne prend soin au contraire d’avertir par sirène (avec ce paradoxe que c’est désormais l’agresseur qui alerte de l’attaque) de l’attaque imminente. Si des civils sont tués à Gaza cela relève de l’entière responsabilité du Hamas qui les utilise comme boucliers humains.

Sur le fond, cette communication bien rodée ne peut masquer longtemps la dissymétrie numérique des souffrances des populations concernées de l’ordre de 250 Palestiniens tués pour 1 Israélien. Elle peine à expliquer des bavures manifestes comme lorsque le 16 juillet quatre enfants sont tués sur une plage par deux tirs successifs. Mais à court terme, cela importe peu, les émotions des opinions publiques ne changent pas le soutien diplomatique des pays occidentaux, les États-Unis en premier lieu, qui ont tous réaffirmé le «droit d’Israël à se défendre» et ensuite seulement leur «préoccupation vis-à-vis des pertes civiles». À long terme, la dégradation de l’image d’Israël se poursuit mais à court terme, le soutien américain reste ferme. Le contexte diplomatique est même encore plus favorable à Israël qu’en 2008 et le Hamas ne parvient pas à susciter suffisamment d’indignation pour le modifier à son avantage.

Finir une guerre

Le gouvernement israélien pouvait considérer la destruction des tunnels du Hamas comme suffisant. Il estime plutôt se trouver ainsi dans une meilleure position pour accepter la prolongation des combats puisqu’Israël ne risque plus d’agression. Les forces terrestres ont été redéployées le long de la frontière avec une démobilisation partielle des 100000 réservistes, non pas en signe d’apaisement mais, au contraire, pour préparer un combat prolongé, le retour des réservistes facilitant aussi celui d’une vie économique plus normale.

Paradoxalement, si des signes de mécontentement contre le Hamas apparaissent dans la population palestinienne, c’est peut-être du côté israélien que le soutien de l’opinion publique s’érode le plus vite. Le 25 août, un sondage indique que seulement 38 % des Israéliens approuvent la manière dont les opérations sont menées, le principal reproche étant l’absence de résultats décisifs. De nouvelles négociations aboutissent à un cessez-le-feu définitif le 1er septembre.

À l’issue du conflit, s’il a fait preuve d’une résistance inattendue le Hamas est militairement affaibli, avec moins de possibilités de recomplètement de ses forces que durant les années précédentes, du fait de l’hostilité de l’Égypte. Il lui faudra certainement plusieurs mois, sinon des années pour retrouver de telles capacités. En attendant, au prix de la vie de 66 soldats et 7 civils (un rapport de pertes entre militaires et civils que l’on n’avait pas connu depuis 2000) et de 2,5 milliards de dollars (pour 8 milliards de dollars de destruction à Gaza), les tirs de roquettes ont cessé et le Hamas n’est pas parvenu à desserrer l’étau du blocus. Mais il n’y a cependant là rien de décisif pour Israël. Il aurait fallu pour cela nettoyer l’ensemble du territoire à l’instar de la destruction de l’OLP au Sud-Liban. Cela aurait coûté sans doute plusieurs centaines de tués à Tsahal pour ensuite choisir entre se replier, et laisser un vide qui pourrait être occupé à nouveau par une ou plusieurs organisations hostiles, et réoccuper Gaza, avec la perspective d’y faire face à une guérilla permanente. Le gouvernement israélien a privilégié le principe d’une guerre limitée destinée à réduire régulièrement (tous les deux ans en moyenne) le niveau de menace représenté par le Hamas. La difficulté est que les opérations de frappes apparaissent de plus en plus stériles et que les opérations terrestres sont aussi de plus en plus couteuses. Après le Hezbollah, et encore dans une moindre mesure, le Hamas est parvenu à franchir un seuil opératif en se dotant d’une infanterie professionnelle dotée d’armes antichars et antipersonnels performantes et maitrisant des savoir-faire tactiques complexes. Les deux adversaires sont donc largement neutralisés par leurs capacités défensives mutuelles.

À court terme, on ne voit pas ce qui pourrait permettre de surmonter ce blocage tactique. On peut donc imaginer un prochain conflit qui ressemblera plutôt à celui de 2012. À moyen terme, les possibilités de rupture de cette crise schumpetérienne (l’emploi des mêmes moyens est devenu stérile) sont plutôt du côté du Hamas qui peut espérer saturer le système défensif israélien par une quantité beaucoup plus importante de tirs «rustiques» et/ou utiliser des lance-roquettes modernes beaucoup plus précis comme les BM-30 Smerch russes. Il peut aussi espérer disposer de missiles anti-aériens portables comme le HN-6 chinois, toutes choses qui rendraient l’action du modèle militaire israélien beaucoup plus délicat. Il faudra cependant que le mouvement palestinien retrouve des alliés et des capacités de transfert de matériels à travers le blocus, ce qui n’est pas pour l’instant évident.

Israël reste donc pour l’instant dominant mais faute d’une volonté capable d’imposer une solution politique à long terme, il est sans doute condamné à renouveler sans cesse ces opérations de sécurité. Arnold Toynbee, parlant de Sparte, appelait cela la «malédiction de l’homme fort».

Extrait de "Sisyphe à Gaza"