mardi 29 janvier 2013

Les joueurs du non-E


Le rôle premier d’une armée est d’affronter d’autres armées. Le rôle premier désormais des forces armées françaises est d’affronter les armées, on les baptisera milices, que les organisations non-étatiques parviennent à sécréter pour défier l’autorité d’un Etat local défaillant. Dans un contexte de mondialisation qui tend à affaiblir les instruments régaliens de nombreux Etats (dont le nôtre) tout en favorisant le développement d’organisations armées connectés sur de multiples réseaux de ressources et de frustration, il est d’ailleurs probable que ce rôle, déjà dominant, ira croissant.

Présentée comme asymétrique au regard des forces en présence, ce combat est en réalité beaucoup plus équilibré qu’on ne l’imagine. Un adversaire un peu ingénieux trouve toujours des moyens de réduire notre puissance de feu en utilisant un terrain difficile et/ou la couverture d’une population civile. Normalement incapables de nous affronter en rase campagne sous peine de destruction immédiate, ces milices peuvent développer des moyens, le plus souvent indirects, pour nous frapper par exemple par engins explosifs cachés le long des routes ou par des tirs indirects sur les bases.  Si les pertes ne sont pas au rendez-vous, le réflexe de la protection visible et de l’intrusion politique a au moins pour effet de réduire les possibilités de manœuvre. Au point ultime de ces deux logiques, les forces antagonistes peuvent refuser d’aller sur le terrain favorable à l’autre et leurs frappes à distance finissent par tuer plus de civils que de combattants. C’est le cas des combats entre l’armée israélienne et les organisations armées palestiniennes.

Surtout, la milice tire une force particulière de la motivation et de la propension au sacrifice de ses membres, là où les armées occidentales lancées au loin dans un combat non vital pour leurs nations d’origine acceptent nettement moins les pertes. En 2004, il fallu ainsi plusieurs mois à l’armée américaine pour s’emparer de Falloujah tenue par quelques milliers de combattants mal équipés mais très motivés, alors qu’il avait suffi un an plus tôt de quelques jours pour s’emparer de Bagdad peu défendue par l’armée de Saddam Hussein.

Un cas particulier survient lorsque cette milice, protégée par un milieu favorable, dispose également de moyens qui permettent de mettre en défaut la protection assurée par le blindage et le ciel, concrètement des missiles antichars et antiaériens modernes, éventuellement des mitrailleuses ou canons-mitrailleurs lourds et des roquettes antichars. Les modes d’action nécessaires pour vaincre cette force « missiles » (certains parlent de techno-guérilla) sont évidemment plus complexes à mettre en œuvre que pour affronter une milice « kalashnikovs », comme l’a constaté l’armée israélienne en 2006 en affrontant le Hezbollah après des années de lutte contre des groupes palestiniens pauvrement équipés.

En fonction de leur capacité d’implantation, de leur motivation et de leur armement, sans oublier le facteur démographique, on obtient ainsi tout un spectre de milices depuis la petite bande en rébellion comme certaines troupes mutines en Afrique sub-saharienne jusqu’à l'armée du Hezbollah, bien équipée, parfaitement implantée dans son milieu géographique et très motivée.

La force expéditionnaire doit se modeler, en général en quelques jours, en fonction du degré de dangerosité de cet adversaire et de l’urgence de la situation. Elle comprend normalement trois composantes : la force locale et ses conseillers, la force terrestre plus ou moins protégée selon l’urgence et la menace mais toujours mobile, des moyens d’appui feux enfin, le plus souvent dans la troisième dimension avec les hélicoptères d’attaque comme fer de lance. A cet égard, l’opération Serval est un modèle du genre.

Le combat qui s’engage ensuite contre les milices est généralement victorieux mais il n’obtient que rarement un succès décisif car l’acteur non-étatique ne respecte que peu le schéma clausewitzien de soumission politique après la défaite militaire. Organisations réticulaires certainement et telluriques parfois peuvent reconstituer leurs forces à l’étranger tandis que sur place les éléments survivants adoptent des modes d’action plus furtifs, de terrorisme dans le premier cas, de guérilla dans le second. En résumé, la force expéditionnaire ne vainc pas vraiment l’ennemi, elle le transforme. Un autre combat commence alors, au milieu des populations, généralement beaucoup plus long et qui nécessite d’autres moyens et une autre approche.

Il ne faut pas oublier enfin que la force expéditionnaire ne transforme pas seulement l’ennemi mais aussi la société au sein de laquelle elle se greffe. Une expédition qui se prolonge finit par susciter autour d’elle une économie de guerre déstabilisante et des réactions nationalistes, surtout si cette expédition accompagne un projet de transformation de la société. Il faut donc savoir arrêter une expédition lorsque son rendement diminue, et passer à une opération de stabilisation, quitte à revenir en force si des milices resurgissent. 

La guerre contre les organisations non-étatiques est une guerre de Sisyphe. Nous sommes au Sahel pour longtemps. 

dimanche 27 janvier 2013

Le monde des non-E


La France est engagée au Mali dans une guerre contre des organisations non-étatiques. A trois exceptions près (Irak en 1991, Serbie en 1999 et Libye en 2011), c’est ce type d’adversaire que nous affrontons depuis la fin de la guerre d’Algérie et c’est celui que nous avons encore toutes les chances d’affronter pendant encore des dizaines d’années. Comme je l’écrivais (ici) il y a peu, je pense que notre modèle de forces doit désormais être organisé pour affronter ce type d’adversaire, de loin le plus probable, tout en gardant la possibilité de monter en puissance très vite pour faire face aux surprises stratégiques. Cela suppose d’abord de bien appréhender ces ennemis non-étatiques et les manières de les affronter, assez loin des canons habituels de la guerre tels qu’ils se sont inscrits dans l’imaginaire collectif après les conflits continentaux. On peut les classer en deux grandes catégories.

Les organisations telluriques, selon l’expression de Carl Schmitt, se caractérisent par leur capacité à trouver des ressources (volontaires, renseignement, dissimulation, financement) dans un groupe humain (ethnie, groupe social et/ou religieux) particulier et leur capacité à utiliser un terrain complexe (urbain, montagne, forêt, désert). Le pendant de cette capacité est souvent la difficulté ou même la volonté de sortir de ce milieu géographique. L’armée du Mahdi, les Taliban, le Hamas, le Frolinat tchadien ou le Front patriotique rwandais sont ou ont été des organisations de ce type.

Les organisations non-telluriques ou réticulaires trouvent leurs ressources humaines et financières dans des réseaux nationaux ou, de plus en plus souvent, transnationaux. Elles peuvent parasiter certains milieux hôtes mais n’en sont pas dépendants. Al Qaïda et ses différentes « filiales » en constitue l’exemple parfait.

La frontière entre ces deux catégories est poreuse. Les organisations telluriques peuvent s’appuyer sur un milieu humain qui déborde largement les frontières et/ou rester d’un volume réduit. C’est le cas des deux organisations touaregs, le MNLA et Ansar Dine, présentes dans le nord du Mali. Les organisations réticulaires peuvent de leurs côtés avoir suffisamment de ressources pour recruter des mercenaires et s’implanter dans une zone géographique comme AQMI et le MUJAO. Tous ces groupes peuvent également, pour obtenir des ressources, se lier, se confondre et parfois même se fondre dans des réseaux criminels jusqu’à perdre tout aspect politique. Toutes ces distinctions sont importantes car les réponses à donner sont différentes.

La victoire contre les organisations telluriques passe par le rétablissement de l’autorité de l’Etat local sur le milieu hostile. La victoire contre les organisations réticulaires passe par une destruction par élimination directe de leurs membres et étouffement de leurs ressources. Il s’agit là, dans les deux cas, de processus généralement longs, aux phases plus ou moins violentes, et dont la fin n’a que rarement la netteté des capitulations en rase campagne. Si la guerre interétatique ressemble à un jeu d’échecs, la guerre contre les organisations telluriques ressemble beaucoup plus à un jeu de go avec ses coups nombreux et peu spectaculaires avec une fin de partie par accord, parfois tacite, mutuel. Quant aux réseaux, ils jouent aux échecs mais avec des pièces invisibles qu’il faut traquer. On peut en éliminer beaucoup et réduire l’activité ennemie à rien mais sans avoir la certitude qu’il ne reste pas quelques pions en sommeil.

Il importe particulièrement de ne pas traiter une organisation tellurique comme une organisation réticulaire, en la qualifiant notamment de « terroriste ». Se contenter d’en traquer et éliminer les membres d’une organisation de masse, c’est s’exposer à une guerre sans fin. Ce fut l’erreur des Américains à l’égard des groupes nationalistes sunnites irakiens en 2003. C’est la politique israélienne vis-à-vis des organisations palestiniennes (selon l'image du gazon à couper régulièrement). Inversement, croire que l’on peut apporter une réponse économique et sociale à un mouvement terroriste, c’est également s’exposer à de profondes désillusions. Bien entendu, la stratégie à adopter se trouver compliquée lorsque ces ennemis de nature différente s’associent dans un front commun, même si l’expérience tend à montrer que cette association résiste mal au temps. 
(à suivre)

mardi 22 janvier 2013

Quelles options opérationnelles au Mali ?

L’opération Serval est une action militaire d’ampleur mais qui reste un instrument au service d’une vision stratégique plus large englobant aussi nécessairement des actions diplomatiques et économiques voire idéologiques.  On ne peut donc lui demander plus d’effets politiques qu’elle ne peut offrir. C’est dans ce cadre que l’on peut essayer de réfléchir aux options opérationnelles possibles en fonction des forces disponibles de part et d’autre.

Au onzième jour de l’opération, nous sommes encore dans une phase que l’on qualifiera de « bouclier » dont l’objectif premier est de protéger Bamako ou au moins Mopti de toute offensive ennemie, en attendant la fin de la montée en puissance du dispositif français et africain. Face à nous, les possibilités d’action des rebelles et djihadistes sont limitées mais pas impossibles dans le cadre qui sera désormais celui d’un combat psychologique appuyé par des actions de combat. Du fait de la faible densité des forces (la zone de front fait presque 400 km de large), il leur reste toujours la possibilité de s’infiltrer par petits groupes pour tenter des « coups » symboliques comme des attentats à Bamako, éventuellement contre des ressortissants français, ou des actions de harcèlement contre les forces de Serval considérant l’impact stratégique de chaque mort français. Les djihadistes peuvent aussi refuser le combat contre les Français pour s’en prendre aux forces maliennes, plus vulnérables.

La seconde phase de l’opération Serval aura, conformément aux objectifs définis par le Président de la République et à la résolution 2085 du CSNU, de rétablir l’autorité de l’Etat malien sur l’intégrité du territoire, en d’autres termes de reconquérir le Mali du Nord.  Cette phase peut débuter assez rapidement dans quelques jours si le critère premier est la vitesse, auquel cas les forces françaises seront les plus impliquées, ou plus tardivement s’il s’agit surtout de mettre en avant des forces africaines encore en cours de mise en place.

L’objet premier de ce Serval 2 sera bien entendu la prise des villes le long du fleuve Niger. On peut imaginer une double attaque vers Gao, le point clé de la zone, l'une à dominante tchadienne partant de Niamey, l'autre à dominante franco-africaine partant de Sévaré. On profiterait ainsi d’un rapport de forces très favorables et d’axes routiers de meilleure qualité. Cela permettrait de frapper d’abord un mouvement djihadiste, le MUJAO, et donc de laisser encore une possibilité de négociation à Ansar Dine. A partir de Gao, il est ensuite possible soit de pousser vers Kidal, le fief d’AQMI dans le Nord, soit vers Tombouctou à l’Ouest. La progression franco-africaine vers Gao peut s'effectuer aussi en parallèle sur les axes Sévaré-Gao et Diabali-Nampala-Tombouctou-Gao. 

Face à cette manœuvre, tout en ayant toujours la possibilité de tenter ses actions symboliques dans la profondeur, l’ennemi peut essayer de nous harceler le long des axes ou nous freiner à partir des localités où il peut toujours s’appuyer classiquement sur les deux diviseurs de notre puissance de feu que sont les infrastructures et la population. A partir de ces « petits Falloujah » (Gao compte au maximum 80 000 habitants, Tombouctou, 50 000 et Kidal, 25 000), il peut s’efforcer de résister suffisamment longtemps pour ternir l’image des forces françaises et lui infliger des pertes, en considérant encore une fois que son but n'est pas de vaincre l'armée française au Mali mais en France, en influençant le comportement de ses dirigeants. Il peut décider aussi de refuser un combat jugé trop défavorable pour lui et se réfugier dans la zone désertique et l’Adrar des Ifoghas. Dans tous les cas, il préférable que l’offensive alliée sur le fleuve Niger se termine avant le mois de mai et le début de la saison des pluies, susceptibles de réduire nos possibilités de manœuvre et d’appui.

Une fois la reconquête du fleuve Niger terminée, il s’agira ensuite de considérer la poursuite de la lutte dans une zone sahelienne et saharienne plus grande que la France et face à des groupes qui, non seulement connaissent parfaitement cette région mais ont également la possibilité de se réfugier dans les pays voisins. A l’instar des opérations aéromobiles dans le Tibesti tchadien en 1970, cette phase risque d’être la plus difficile. Il faudra peut-être alors se poser la question de son coût-efficacité et de la possibilité de se contenter, là encore comme au Tchad, de la restauration de l’autorité de l’Etat sur le « Mali utile », Kidal incluse, et de laisser les groupes rebelles gouverner des cailloux. Il faudra aussi se poser la question de l’alliance plus ou moins ouverte avec le MNLA susceptible de nous aider dans cette guerre du désert et donc de pousser l’Etat malien à des concessions politiques.

La dernière phase, qui débutera aussi après la reconquête du fleuve Niger et qui sera la plus longue, sera celle de la stabilisation. Il ne suffit pas en effet de libérer les villes, il faut aussi les tenir. Ce sera là, logiquement, la mission des forces maliennes mais en faisant en sorte que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets et que ces forces ne s’effondrent pas à nouveau en cas de retour offensif des rebelles. Cette phase sera donc aussi une phase de transition avec la relève progressive des forces françaises et MISMA par des troupes maliennes à la fois solides et respectueuses de la population, chaque exaction de nos alliés entachant indirectement la légitimité de l’opération française. Une présence militaire française sera donc sans doute nécessaire, pendant plusieurs années, pour aider les forces locales, protéger les intérêts de la France et en premier lieu ses ressortissants tout en maintenant la pression sur les groupes djihadistes et sans apparaître comme une force occupante.

En résumé, la difficulté majeure sera sans doute de savoir où s’arrête ce qui suffit et de ne pas aller au-delà du point culminant de la victoire.

samedi 19 janvier 2013

L’opération Serval ou l’échec de la dissuasion


Avant d’évoquer les perspectives de l’engagement militaire au Mali, il n’est pas inutile de revenir sur le passé récent et de mettre l’accent sur une évidence : si les djihadistes ont lancé une offensive vers le Sud du Mali, c’est qu’ils n’ont pas été dissuadés de le faire.

La dissuasion repose sur toujours sur une capacité de destruction multipliée par une probabilité d’emploi. La capacité de frappe rapide de la France, à partir des bases au Tchad ou au Burkina Faso, voire même depuis la métropole, était évidemment connue de tous. Cette capacité n’était peut-être pas très importante en volume si on la compare aux campagnes aériennes menées par les Etats-Unis, avec ou sans l’OTAN, ou Israël depuis 1999 mais elle était suffisante pour faire face à la plupart des adversaires sur le sol africain, d’autant plus qu’elle combinait la puissance des avions avec la permanence et la souplesse des hélicoptères.

La faiblesse se trouvait donc dans la probabilité d’emploi. Plusieurs éléments psychologiques et politiques peuvent l’expliquer. En premier lieu, la force de frappe (la projection de puissance en terme moderne) reste une menace virtuelle et lointaine. La perception de l’ennemi potentiel n’est pas la même lorsqu’il a en face de lui des soldats, incarnation de la volonté politique et de la prise de risques. C’est le même principe qui présidait à la présence d’un corps de bataille français en Allemagne dont l’action était le moyen d’éviter le choix entre la reddition et la montée immédiate aux extrêmes mais aussi la justification par le sacrifice de cette montée éventuelle. La prise de risques de quelques-uns contribuait ainsi à éviter la mort de tous. Concrètement, il est probable qu’à la manière de l’opération Manta au Tchad en 1983 ou de l’opération Noroit au Rwanda en 1990, la présence d’un groupement tactique dans le Mali vert aurait sans doute suffit à dissuader toute offensive sérieuse en attendant la lente montée en puissance de la MISMA.

Car, et c’est là un autre principe de la dissuasion, la mise en place d’un dispositif de forces qui risque de faire basculer les rapports de force est évidemment une source de tension et une incitation pour le futur perdant à agir avant l’achèvement du processus. Un principe stratégique élémentaire consiste donc à protéger le futur par des mesures de précaution immédiate. En France, la force dotée de missiles balistiques nucléaires, longue à mettre en place, a ainsi été couverte par la mise en place rapide des Mirage IV. Une offensive du Nord pour s’emparer de Bamako ou au moins d’y provoquer une déstabilisation politique avant la mise en place de la MISMA en septembre 2013 (soit, avec EUFOR Tchad, une des générations de forces les moins dynamiques de l’Histoire) était donc non seulement possible mais même hautement probable. Il était stratégiquement élémentaire de la couvrir et on revient encore à l’intérêt qu’il y aurait eu à déployer une force terrestre en bouclier. Or, cette hypothèse (pourtant préparée par nos états-majors) n’a jamais été évoquée.

Cet oubli peut-être le résultat d’une sous-estimation de l’ennemi mais on peut y voir aussi le résultat contradictoire de la mise en œuvre du processus de création de la force africaine. En d’autres termes, la mise en place d’un bouclier français aurait peut-être eu comme effet de ralentir encore la réunion déjà difficile d’alliés africains et européens peu motivés, se reposant dès lors sur les Français pour remplir la mission. Entre le lâche (et silencieux) soulagement chez certains et l’accusation (ouverte) d’ingérence chez d’autres (ou parfois les mêmes), la position française, qui aurait été qualifiée d’enlisement au bout de quelques heures, n’aurait certes pas été facile. Au bilan, on a offert à Ansar dine et AQMI, non seulement une raison d’agir mais aussi l’opportunité de la faire pendant plusieurs mois.

Il est vrai enfin que les déclarations du Président de la république, répétant qu’il n’y aurait ni troupes au sol françaises, ni frappes aériennes au Mali, ne pouvaient que conforter nos actuels adversaires dans leur volonté d’agir. Dans la Ve république, pour paraphraser François Mitterand, « la dissuasion, c’est le Président de la République ». Sa capacité discrétionnaire à employer la force armée en fait évidemment le paramètre premier de sa probabilité d’emploi. Il est donc observé et écouté par ceux qui pourraient subir la foudre française. A l’instar des Soviétiques et des Nord-Coréens méjugeant la personnalité du Président Harry Truman et déclenchant la guerre de Corée, les organisations rebelles au Mali ont sans doute sous-estimé la capacité de réaction (ou volatilité, c’est selon) de l’exécutif français et ils sont en train de le payer.

En conclusion, cette offensive rebelle, sinon cette guerre de toute façon inévitable, aurait pu être évitée par l’organisation d’une dissuasion adaptée. Cela n’a pas été le cas mais c’est peut-être mieux ainsi. Ce raid de quelques dizaines de kilomètres d’une poignée d’hommes montés sur pick-up est, peut-être et il faut l’espérer, le point de bascule qui va permettre d’inverser la spirale d’inefficience dans laquelle nous étions engagés depuis vingt ans. 

dimanche 13 janvier 2013

La France est de retour


J’exprimais il y a peu (ici) mon regret d’une époque où la France prenait ses responsabilités en Afrique et acceptait le prix du sang pour y sauvegarder ses intérêts, contribuer à la stabilité du continent et aussi y contenir des groupes à l’idéologie menaçante. Sous la pression des évènements, cette France-là semble revenue. Pour la première fois depuis longtemps, nos dirigeants emploient ouvertement le mot de guerre. Pour la première fois depuis longtemps nous avons engagé une opération risquée au sol, qui a échoué dans son objectif premier, mais qui a prouvé la détermination de la France et fait mal à nos adversaires. Il reste maintenant à leur faire encore plus de mal afin de venger nos morts et de dissuader quiconque de nous reprendre des otages. Il n’est pas inutile de rappeler à cet égard que le raid des forces spéciales de janvier 2011 au Mali, qui avait échoué là-aussi à libérer nos otages, avait également marqué un coup d’arrêt aux agressions contre la France. Devant l’urgence des évènements au Mali la France a aussi rompu avec des années d’hésitations dans l’emploi de la force en Afrique pour frapper directement et violemment un ennemi clairement identifié. On constate par ailleurs que contrairement au mantra de l’opération obligatoire en coalition, il est encore possible d’agir seul et que l’Afrique, un peu rapidement évacuée de l’ « arc de crise », reste un théâtre à notre portée. 

Je rends hommage à nos morts au combat de ces derniers jours mais aussi à ceux qui viendront car, ne nous leurrons pas, la guerre n’est pas encore gagnée et il y a aura encore des pertes. Parmi les quelques idées nouvelles du Livre blanc de 2008, il y avait le concept de résilience décrit comme la capacité d’un peuple à encaisser les épreuves. L’expérience afghane a montré que cette notion s’appliquait surtout à nos dirigeants politiques. Espérons que le courage et le volontarisme dont il est fait preuve actuellement, et qui a certainement surpris nos adversaires, résistera au temps. Le combat ne fait que commencer. Il sera difficile mais on les aura. 

vendredi 11 janvier 2013

Pearl Harbor 2002-Quand l’Iran coulait la Ve Flotte américaine



À l’aube du nouveau millénaire, les Américains décidèrent d’organiser la simulation stratégique et tactique la plus précise et réaliste jamais réalisée, afin officiellement de tester de nouveaux équipements, mais aussi de nouveaux concepts comme les Opérations fondées sur les effets (EBO en acronyme anglais). Officieusement, il s’agissait de simuler l’attaque d’un grand État voyou du Moyen-Orient désireux de disposer de l’arme nucléaire (initialement l’Iran et puis, à partir de 2001, l’Irak).

Pour ce gigantesque exercice, le Département de la Défense décida de mélanger des phases réelles et des phases simulées. Pour les manœuvres réelles, 13 500 hommes des différents «services» ont été mobilisés sur 17 endroits et sites de manœuvre dans le Nevada ou les îles de San Nicola et San Clemente, au large de la Californie. Pour les simulations en salle de commandement au Joint force Command (JFCOM) de Suffolk, il avait, entre autres, acquis les outils technologiques utilisés à Hollywood pour la réalisation du film Gladiator. Les actions étaient soient véritablement déclenchées, soit simulées sur l’un des 42 modèles informatiques, sans que l’on parvienne à les distinguer depuis les salles de commandement. Plus de deux ans et 235 millions de dollars furent nécessaires pour mettre en place l’exercice.

Dans le mois de juillet 2002, JFCOM (le camp «bleu») entreprit de procéder à l’analyse complète du «système» ennemi («rouge») et de nourrir la matrice de décision de l’Operational Net Assessment, un outil d’évaluation intégrant toutes données militaires, économiques, sociales et politiques disponibles. Cette analyse déboucha sur un plan de 14 500 frappes sur l’ensemble des «cercles de Warden», et plus particulièrement sur le système de commandement rouge. L’état-major bleu était persuadé que cela suffirait à paralyser le système nerveux ennemi et que les forces terrestres n’auraient plus qu’à porter l’estocade à un corps effondré.

Le 24 juillet 2002, premier jour de l’exercice Millenium challenge, les troupes bleues, des dizaines de milliers de soldats au Koweït ou embarqués et un groupe aéronaval, se mirent en place dans le golfe Persique. Le soir, JFCOM adressa un ultimatum en huit points à Rouge lui intimant de capituler. Tout le système de surveillance satellitaire et les écoutes semblaient alors indiquer que Rouge se sentait impuissant. L’exercice à 235 millions de dollars risquait de s’arrêter faute de combat eu égard à la disproportion des forces physiques et la supériorité informationnelle des Bleus.

Le 25 juillet, contre toute attente Rouge lança une attaque massive contre la flotte bleue. Des centaines de missiles antinavires Silkworm, de petites vedettes armées de torpilles, missiles et/ou bourrées d’explosifs, de navires et avions civils ou militaires vinrent frapper ou se fracasser sur les navires, incapables d’arrêter autant d’attaques simultanées. Quelques heures plus tard, le porte-avions, deux porte-hélicoptères, cinq sur six des bâtiments de transport amphibies et huit autres navires de moindre importance avaient été coulés avec 20 000 hommes à bord. Le plus grand désastre naval américain depuis Pearl Harbor en décembre 1941 venait d’avoir eu lieu virtuellement.

Le camp rouge était alors commandé par le général, à la retraite, des Marines Paul Van Riper, un vétéran du Vietnam qui se souvenait bien du décalage entre ce qu’il vivait dans les rizières face à un adversaire ingénieux et les élucubrations des managers du Pentagone dont tous les ordinateurs indiquaient la victoire prochaine. Après l’exercice, il déclara :

J’ai compris que les Bleus passaient leur temps à discuter. Ils essayaient de déterminer comment se présentait la situation politique avec des tableaux et des flèches allant dans toutes les directions. Ils avaient recours à des acronymes pour désigner toutes sortes de choses, comme DIME bleu (Diplomatie-Information-Militaire-Economie) et PMESII rouge (Politique-Militaire-Economie-Social-Infrastructure-Information). Ils avaient des conversations incompréhensibles où les DIME étaient confrontés aux PMESII. On peut facilement s’embourber dans les formulaires, les matrices, les programmes informatiques. Ils accordaient tellement d’importance à la procédure qu’ils n’ont jamais pu envisager le problème de façon globale. Quand on découpe une chose en petits morceaux, elle n’a plus de sens.

Pendant la planification des Bleus, Van Riper et son état-major ont, eux, rapidement défini une idée de manœuvre — l’attaque de saturation de la flotte — et laissé l’exécution aux subordonnés en les coordonnant par des moyens furtifs comme les messages portés par motos ou les codes dans les appels du muezzin. Les décollages et atterrissages des avions se faisaient avec des moyens optiques de la Seconde Guerre mondiale. Les instruments décelables n’étaient utilisés que pour faire voir et entendre aux adversaires ce qu’ils avaient envie de voir et d’entendre. Ils ont monté ainsi très rapidement une manœuvre low cost qui a pris les Bleus complètement par surprise.

Le lendemain du désastre, JFCOM, embarrassé, décida de renflouer la flotte coulée et de cadrer strictement les actions des Rouges (il fut, par exemple, interdit d’abattre les très contestés appareils hybrides V-22 Osprey). C’est ainsi que les Bleus entrèrent, comme prévu initialement, le 15 août dans la capitale de l’État voyou, déclarèrent la guerre terminée (mission accomplished) et aidèrent le pays rouge à devenir un modèle de démocratie libérale apaisée pour l’ensemble de la région.

mercredi 2 janvier 2013

La guerre-Une vision française, entretien avec le général Guy Hubin


Entretien avec le général Hubin.

1/Mon général, on pourrait qualifier votre ouvrage de « traité hybride » entre essai de stratégie et somme d’histoire militaire, par ailleurs assez impressionnante. Quel était votre objectif en écrivant « La guerre-une vision française » ?

Le désintérêt manifesté en France pour les questions militaires est inquiétant, surtout dans un contexte qui impose visiblement un effort d’adaptation de nos vieilles conceptions opérationnelles. Il en laisse le monopole à d’autres qui persistent à un effort intellectuel, en faisant courir le risque d’une importation de concepts pas toujours adaptés à nos besoins et surtout il fait courir le risque d’une perte d’intérêt et de compétence du politique qui est nécessairement en charge de la définition de la stratégie.

Les militaires sont les experts de leur propre métier mais il faut qu’il en fasse à la preuve face à des institutions qui devraient s’en inquiéter mais que ne s’y intéressent guère, comme l’université, tandis que d’autres qui n’ont pas grand-chose à y faire comme l’institution judiciaire s’y engagent. Il serait dommage que cette armée qui a tant apporté au modèle de guerre occidental renonce à réfléchir.

L’objet de cet ouvrage est donc de concourir à maintenir l’intérêt pour les questions opérationnelles et entretenir la culture, la connaissance de notre culture militaire. L’officier française méconnait sa propre culture et cela le gêne pour en parler et pour innover car l’imagination se nourrit de travail et de culture. L’étude historique nourrit l’étude prospective.

On a tort de négliger cet aspect de notre fonction et cela gêne aussi nos correspondants civils. Comment des gens peuvent-ils être de vrais professionnels quand ils ne connaissent pas l’histoire de leur métier.

2/Les institutions de défense de la Ve République ne sont-elles pas responsables en partie de cet isolement du militaire ?

Le politique a besoin de culture opérationnelle pour définir la stratégie. Il doit être conseillé par des hommes en qui il a toute confiance, ce qui n’est  pas toujours le cas en France, le conseiller militaire étant toujours, plus ou moins considéré, comme l’agent de son administration. Il apparaît nécessaire que les conseillers des politiques soient donc choisit par ceux-ci parmi des volontaires et qu’ils assument leur charge en toute loyauté envers un représentant de la nation. En d’autres termes, il faut qu’ils arrivent et partent avec lui.

Plus généralement, l’esprit de la politique gaullienne se délite. On confond le déploiement de moyens et l’exercice de la volonté. On se gargarise des  coalitions, en oubliant que l’isolement parfait n’a jamais existé et que  les alliances ont toujours fonctionné cahin-caha, si bien qu’on ne peut pas renoncer à la prise de risque. A force de courage et de volonté et quel que soit le jugement qu’on peut porter sur elle, on ne peut nier qu’Israël a toujours eu une stratégie nationale et que tout le monde en tient compte. La volonté d’audace, la prise de risque sont inhérentes à la décision nationale.

3/Vous parlez dans votre ouvrage d’un modèle français mais ne devrait-on parler plutôt d’un modèle occidental ?

Il s’agit en réalité d’un patrimoine commun au monde occidental depuis les cités grecques et que la France, longtemps première puissance militaire de cet espace, a porté à son apogée par de nombreuses innovations comme l’armée permanente, l’administration militaire, le premier système d’artillerie moderne, les structures autonomes comme la division ou le corps d’armée. Ce patrimoine stratégique est fondé sur la prééminence de l’action comme instrument de dissipation du brouillard de la guerre et la recherche de la destruction par la bataille. La bataille napoléonienne représente le point d’orgue de ce modèle.

On peut opposer à ce modèle un modèle nomade asiatique où l’affrontement, la bataille, n’est pas le point de départ qui fait l’évènement mais plutôt la conclusion d’un long travail d’analyse et de préparation. Là, où pour reprendre les principes de la guerre de Foch nous privilégions traditionnellement la concentration des efforts, les nomades mettent l’accent sur l’économie des forces. L’équilibre entre connaissance et capacité est beaucoup mieux réalisé chez eux que chez nous.

Surtout, nous sommes et serons probablement de plus en plus souvent confrontés à un adversaire dont le modèle consiste à prendre le contre-pied du notre. Pour cela il rejette la concentration au plus petit échelon possible, il évite la fixation par tous les moyens, fait reposer sa liberté d’action sur la connaissance, ce qui donne à ses moyens de combat un excellent rendement. D’autant plus qu’il se soucie peu du succès tactique pour s’intéresser avant tout au résultat stratégique et donc politique. Son but n’est pas de vaincre mais de durer et par là il finit par vaincre.

3/Ce modèle nomade n’est finalement pas très différent des méthodes que vous prôniez dans Perspectives tactiques.

Le développement de la puissance de feu mais aussi des technologies de l’information ont entrainé, la dilution parallèle des combattants sur le champ de bataille. Là où Napoléon mettait une armée, le champ de bataille de Waterloo n’aurait abrité qu’une division en 1918, un bataillon en 1945 et il n’y aurait plus qu’une section aujourd’hui. La conception linéaire du combat, héritée des phalanges grecques, fait place nécessairement à l’imbrication des actions de combat. L’idée de concentration des efforts sur une manœuvre axiale s’en trouve fatalement perturbée.

Il paraît donc nécessaire de rééquilibrer les principes d’emploi des forces à ces nouveaux fonctionnements opérationnels, principes que l’accent mis sur la concentration des efforts à toujours tordu. Il est temps de redonner à la connaissance la place qui lui revient et de garantir la liberté d’action par le renseignement autant que par l’action elle-même.

Au niveau stratégique, à partir du moment où l’existence de la nation n’est plus en jeu, la mobilisation populaire ne peut plus fonctionner. Le pays vaque à ses occupations tandis que les missions militaires, pour la plupart limitées et au loin au sein de milieux complexes, sont confiées à une troupe professionnelle. Dans ce contexte, la notion de victoire devrait être plutôt synonyme de compromis avantageux plus qu’un absolu. Paradoxalement, alors que les nations occidentales limitent désormais l’ampleur et les risques des engagements, elles persistent par idéologie et moralisation à ne chercher que des victoires décisives contre des ennemis présentés comme malfaisants.

4/Comment peut-on dès lors imaginer de renouveler l’art de guerre « à la française » ?

Le plus important est de rééquilibrer nos principes. Sans renoncer au principe de concentration, il faut le ramener à une importance plus raisonnable et ne plus nous imaginer y trouver la réponse à tous les problèmes. Il faut poursuivre et accentuer notre effort en matière de renseignement de sorte que la connaissance vienne au même niveau que la capacité pour assurer notre liberté d’action. Il faut revenir à Foch et mettre l’économie des forces au premier rang de nos préoccupations, évidemment sans faire des économies, mais en recherchant l’optimisation du rendement des moyens.

Ensuite, il faut prendre conscience que la manœuvre axiale a beaucoup perdu de son rendement et que la manœuvre zonale va avoir d’importantes conséquences sur la structure des unités, l’organisation du commandement, les modes de  circulation de l’information et donc, au bout du compte, sur la nature des ordres. Dans ce cadre, la notion de fixation doit être revue de sorte que l’adversaire ne puisse y échapper.

Il est un autre point auquel il faut très sérieusement réfléchir, c’est celui de l’imbrication. Nous l’avons toujours pratiquée mais, par un mimétisme fâcheux,  nous sommes en passe d’y renoncer. Or, quelque soit le contexte, on n’y échappera pas. Il faut donc adapter nos conceptions en matière de sûreté à cette exigence. Ce que, dans notre langage d’occidentaux, nous appelons des attentats ne sont en fait que des séquences de combat dont le déroulement nous échappe complètement, faute d’avoir sérieusement réfléchi à la signification de l’imbrication.

Enfin, il faut redonner au risque ses lettres de noblesse. Le risque calculé, accepté, géré est un atout indispensable à toute conception opérationnelle. Celui qui en refuse la perspective a fort peu de chance de réussir. Au surplus, il ne pourra jamais éviter la part de risque assumée par les exécutants, alors le chef doit aussi porter sa croix et considérer le risque, à l’instar du général Yakovlef, comme un facteur d’efficacité à part entière.

Guy Hubin, La guerre-Une vision française, Economica, 2012.