Le
rôle premier d’une armée est d’affronter d’autres armées. Le rôle premier
désormais des forces armées françaises est d’affronter les armées, on les
baptisera milices, que les organisations non-étatiques parviennent à sécréter pour
défier l’autorité d’un Etat local défaillant. Dans un contexte de mondialisation
qui tend à affaiblir les instruments régaliens de nombreux Etats (dont le nôtre)
tout en favorisant le développement d’organisations armées connectés sur de
multiples réseaux de ressources et de frustration, il est d’ailleurs probable
que ce rôle, déjà dominant, ira croissant.
Présentée
comme asymétrique au regard des forces en présence, ce combat est en réalité
beaucoup plus équilibré qu’on ne l’imagine. Un adversaire un peu ingénieux
trouve toujours des moyens de réduire notre puissance de
feu en utilisant un terrain difficile et/ou la couverture d’une population
civile. Normalement incapables de nous affronter en rase campagne sous peine de
destruction immédiate, ces milices peuvent développer des moyens, le plus
souvent indirects, pour nous frapper par exemple par engins explosifs cachés le long des routes ou par des tirs indirects sur les bases. Si les pertes ne sont pas au rendez-vous, le
réflexe de la protection visible et de l’intrusion politique a au moins pour
effet de réduire les possibilités de manœuvre. Au point ultime de ces deux
logiques, les forces antagonistes peuvent refuser d’aller sur le terrain favorable à
l’autre et leurs frappes à distance finissent par tuer plus de civils que de
combattants. C’est le cas des combats entre l’armée israélienne et les
organisations armées palestiniennes.
Surtout,
la milice tire une force particulière de la motivation et de la propension au
sacrifice de ses membres, là où les armées occidentales lancées au loin dans un
combat non vital pour leurs nations d’origine acceptent nettement moins les
pertes. En 2004, il fallu ainsi plusieurs mois à l’armée américaine pour s’emparer de
Falloujah tenue par quelques milliers de combattants mal équipés mais très
motivés, alors qu’il avait suffi un an plus tôt de quelques jours pour
s’emparer de Bagdad peu défendue par l’armée de Saddam Hussein.
Un
cas particulier survient lorsque cette milice, protégée par un milieu
favorable, dispose également de moyens qui permettent de mettre en défaut la
protection assurée par le blindage et le ciel, concrètement des missiles
antichars et antiaériens modernes, éventuellement des mitrailleuses ou
canons-mitrailleurs lourds et des roquettes antichars. Les modes d’action
nécessaires pour vaincre cette force « missiles » (certains parlent
de techno-guérilla) sont évidemment plus complexes à mettre en œuvre que pour
affronter une milice « kalashnikovs », comme l’a constaté l’armée
israélienne en 2006 en affrontant le Hezbollah après des années de lutte contre
des groupes palestiniens pauvrement équipés.
En
fonction de leur capacité d’implantation, de leur motivation et de leur
armement, sans oublier le facteur démographique, on obtient ainsi tout un
spectre de milices depuis la petite bande en rébellion comme certaines troupes
mutines en Afrique sub-saharienne jusqu’à l'armée du Hezbollah, bien
équipée, parfaitement implantée dans son milieu géographique et très motivée.
La
force expéditionnaire doit se modeler, en général en quelques jours, en
fonction du degré de dangerosité de cet adversaire et de l’urgence de la
situation. Elle comprend normalement trois composantes : la force locale
et ses conseillers, la force terrestre plus ou moins protégée selon l’urgence
et la menace mais toujours mobile, des moyens d’appui feux enfin, le plus
souvent dans la troisième dimension avec les hélicoptères d’attaque comme fer
de lance. A cet égard, l’opération Serval est un modèle du genre.
Le
combat qui s’engage ensuite contre les milices est généralement victorieux mais
il n’obtient que rarement un succès décisif car l’acteur non-étatique ne
respecte que peu le schéma clausewitzien de soumission politique après la défaite
militaire. Organisations réticulaires certainement et telluriques parfois
peuvent reconstituer leurs forces à l’étranger tandis que sur place les
éléments survivants adoptent des modes d’action plus furtifs, de terrorisme
dans le premier cas, de guérilla dans le second. En résumé, la force
expéditionnaire ne vainc pas vraiment l’ennemi, elle le transforme. Un
autre combat commence alors, au milieu des populations, généralement beaucoup plus long et qui nécessite d’autres
moyens et une autre approche.
Il
ne faut pas oublier enfin que la force expéditionnaire ne transforme pas
seulement l’ennemi mais aussi la société au sein de laquelle elle se greffe. Une
expédition qui se prolonge finit par susciter autour d’elle une économie de
guerre déstabilisante et des réactions nationalistes, surtout si cette
expédition accompagne un projet de transformation de la société. Il faut donc
savoir arrêter une expédition lorsque son rendement diminue, et passer à une opération de stabilisation, quitte à
revenir en force si des milices resurgissent.
La
guerre contre les organisations non-étatiques est une guerre de Sisyphe. Nous sommes au Sahel pour longtemps.