27 mars 2015
Il convient d'être précis avec les choses sérieuses. Avec l'emploi de la force armée, il y a normalement les mots qui sont censés le justifier. Le problème est que ces jugements initiaux portés sur des situations sont aussi très collants. Une fois prononcés et alors que l’action a été lancée à leur suite dans un sens particulier, il est difficile de s’en détacher. Il faut donc être très prudent pour ne pas se tromper, ce qui n’est pas facile lorsqu’on veut aussi afficher détermination et volontarisme.
Rappelons-le
une nouvelle fois, il n’existe fondamentalement que deux emplois de la force
légitime : la guerre et la sécurité.
La guerre est
un affrontement politique utilisant la violence et que les adversaires soient
des États ou non ne change rien à l'affaire. C’est une forme de dialogue où
l’objet premier est d’imposer sa volonté à un ennemi, considéré de ce fait et
bon gré mal gré comme un égal en tant qu’entité politique. Cette reconnaissance
n’empêche pas l’affrontement d’être très violent et même soumis à la montée aux
extrêmes, contenue seulement par quelques règles de droit ou de culture. La
guerre connaît normalement un début et une fin claires, par négociation, capitulation
ou, beaucoup plus rarement, destruction.
La sécurité
est une action de police visant à maintenir ou restaurer l’ordre et la loi face
à des contrevenants ponctuels à cet ordre ou cette loi. Si l’emploi de la force
y est beaucoup plus contraint, il est revanche permanent. Le délinquant n’est
pas regardé comme un interlocuteur, mais simplement comme un élément ponctuel à
déceler, empêcher de nuire et remettre à la justice.
Les forces
armées et les services de renseignement extérieurs sont évidemment les
instruments premiers de la guerre, mais elles peuvent être amenées à effectuer
aussi des opérations de sécurisation, qualifiées aussi de stabilisation. Les
engagements en Bosnie en 1995 ou au Kosovo en 1999 après les phases de guerre
ou encore en Centrafrique en 2014, sans guerre préalable cette fois, relèvent
de ce type de mission. Les forces de police peuvent y être engagées
minoritairement.
Les forces de
police sont de la même façon l’instrument régalien de la sécurité sur le
territoire national. Elles peuvent aussi être amenées à faire la guerre
lorsqu’elles font face à des adversaires politiques, dès lors que ceux-ci
agissent sur le territoire national et que leurs modes d’action ressemblent
et/ou se superposent à ceux de réseaux criminels. La lutte contre l'OAS ou Action
directe a relevé ainsi de la guerre, ce qui, pour les membres de ces
groupes, ne faisait par ailleurs aucun doute. Les forces armées peuvent être
engagées aussi dans ces missions de sécurité sur le territoire national, en
appui et renfort des forces de police.
Ces
définitions sont importantes. La qualification de guerre, forte, suscite
souvent des réticences. Le 3 septembre 1939, au moment de déclarer la guerre, le Président du conseil n'utilise par le terme mais parler de « voter
des crédits supplémentaires pour faire face aux évolutions de la situation ».
Face à des groupes armés, surtout s’ils agissent aussi ou exclusivement sur le
territoire national, on sera encore plus tenté de privilégier l’approche
sécuritaire. On mènera donc une action policière, apolitique et atomiste
(traitement aux cas par cas de délinquants ou de petits groupes de délinquants)
même s’il s’agit d’ennemis dont, du coup, on ne comprendra pas forcément bien
la motivation puisqu'elle n'est pas celle des truands habituels et que l'aspect
politique est nié. Ce seront donc des fous.
Pour reprendre
l’exemple d’Action directe, cela peut suffire pour peu que les bases de
l’ennemi soient faibles. Cela peut être surtout être insuffisant et même
contre-productif.
Le 2 novembre
1954, lorsqu’il faut qualifier les attaques survenues la veille en Algérie, le
gouvernement déclare qu’il s’agit de l’œuvre de bandits. Ce faisant, l’emploi
de la force armée, nécessaire au regard de l’ampleur du phénomène, s’y effectue
d’abord selon les modes d’action très contraints des policiers, et surtout on
refuse toute possibilité de dialogue politique (les indépendantistes modérés
sont même emprisonnés). On sera pourtant obligé de négocier quelques années
plus tard et dans des conditions moins favorables. On peut s’efforcer
d’éliminer plus de talibans que les madrasas n’en produisent, pour reprendre le
mot de Donald Rumsfeld, et se retrouver surpris par la mainmise politique
qu’ils ont réussi à réaliser dans les provinces pashtounes afghanes. On peut
considérer tous les rebelles sunnites irakiens comme des terroristes ou des
saddamistes (et donc alliés des terroristes) et éliminer plusieurs fois leur
nombre estimé pour finalement faire de la politique et s’allier avec certains
d’entre eux en 2007 contre d’autres. On peut s’acharner contre les mahdistes
irakiens avant de comprendre qu’il est finalement préférable de négocier avec
Moqtada al-Sadr.
Répétons-le,
l’armée ça sert d’abord à faire de la politique extérieure. Depuis les années
1980, on l’emploie pourtant aussi pour faire de la politique intérieure. Des
militaires sont alors engagés dans le cadre de l’État d’urgence en
Nouvelle-Calédonie. Ils y assurent au moins la sécurité de points sensibles et
participent parfois à des actions plus fortes. En 1986, ils sont déployés aux
frontières de la France métropolitaine à la suite d’attentats à Paris…d’origine
iranienne. Ce déploiement est parfaitement inutile dans le cadre de cette
guerre souterraine sinon symboliquement. L’engagement militaire, impressionnant
et nouveau dans un contexte intérieur, témoigne de la volonté d’agir sinon
d’une réelle vision stratégique, après tout inutile dès lors qu’il faut
simplement se protéger de délinquants. Depuis les attentats de 1995, le
dispositif Vigipirate, 1 500 hommes en moyenne, est déployé en
permanence, goutte d’eau face aux 240 000 policiers et gendarmes français,
mais goutte d’eau visible. Depuis janvier dernier, ce dispositif, devenu
opération Sentinelle, a été porté à 10 000 hommes, toujours
une goutte d’eau même si elle est nettement plus grosse, mais désormais aussi
effort considérable pour une « force opérationnelle terrestre » (la
composante déployable de l’armée de terre) de 66 000 hommes.
Cette
visibilité rassure et peut contribuer à mobiliser les esprits, elle induit
aussi des risques particuliers et des effets négatifs peu visibles pour la
nation, mais pourtant bien réels.
La logique de
présence et de visibilité près des sites à protéger est en contradiction avec
les principes tactiques puisqu’on place ainsi directement nos soldats en
position de cibles pour ceux qui veulent les frapper (si la présence de
militaires est symboliquement forte, leur élimination l’est donc tout autant).
Il n’a jamais été aussi facile de tuer des soldats français. Toujours d'un
point de vue tactique, on peut protéger en étant moins visible. Reste à savoir
ce qui est le plus important entre la protection et la visibilité.
Qui plus est,
les armements sont certes impressionnants, mais pas forcément adaptés au
contexte, comme l’a montré l’agression de Nice, où les soldats, près de la foule,
ont préféré ne pas utiliser leurs fusils d’assaut et accepter un risque plus
important pour eux. Dix-mille soldats avec fusils d’assaut, c’est aussi entre
un et deux millions de cartouches 5,56 mm dans les rues avec le risque
statistique que par erreur ou par dommage collatéral, ces civils que l’on veut
protéger soient aussi frappés. On peut rééquiper les forces pour mieux les
adapter au contexte, mais cela a un coût, en argent et en temps
d’apprentissage. Si on ne le fait pas, on peut s’interroger sur la plus-value,
hormis psychologique, d’hommes lourdement armés. Si on le fait, on ne verra pas
bien la différence avec des forces de l’ordre et donc là aussi la plus-value.
N’oublions pas
aussi, quel qu’en soit les modes d’action employés, cette opération a un coût
financier, ou plutôt un surcoût, qui s’ajoutera à celui des opérations
extérieures, au budget initial déjà délibérément et grossièrement sous-évalué.
Ce surcoût sera payé en fin d’année et comme toujours pris sur le budget de
fonctionnement. Surtout, quand les troupes sont engagées dans les rues, elles
ne sont pas en opération, à l’entraînement ou simplement au repos. Pour peu que
la situation se prolonge et c’est le capital de compétences techniques et
tactiques, si difficile à maintenir, qui va se dégrader. Il va se dégrader
d’autant plus que ce type de mission, peu exaltant, s’ajoutant par ailleurs à
un emploi du temps chargé et rendu de plus en plus difficile par les réformes
structurelles rend le travail moins attractif. La durée moyenne des services
peut s’en trouver encore affectée avec ce que cela induit de perte
d’expérience. N’oublions pas l’exemple de l’armée de terre israélienne perdant
peu à peu ses savoir-faire complexes de combat de haute intensité en restant
focalisé sur les problèmes, plutôt policiers, de gestion des territoires
palestiniens et se retrouvant très dépourvue lors du conflit de 2006 contre le
Hezbollah. L’action prolongée transforme la pratique dans un sens donné dont il
est de plus en plus difficile de sortir avec le temps.
Résumons.
Chacun des trois terroristes de janvier, alors qu’ils ont disparu, fixe
désormais 3 000 soldats, réduit leurs compétences, et fait dépenser à
l’Etat 330 000 euros chaque jour. On peut finalement voir cela comme un
succès stratégique des organisations djihadistes et ce succès saura d’autant
plus grand que l’opération durera. Le problème est d’ailleurs désormais de
savoir comment l’arrêter, la menace n’ayant pas évolué et le désengagement
pouvant apparaître comme une baisse de la garde.
On peut certes
se féliciter de l’inflexion que les événements ont induite dans la
réduction des effectifs tout en déplorant que l’action de trois
terroristes ait eu plus d’effet que les arguments rationnels proposés depuis
des années par des citoyens honnêtes. L’inflexion reste cependant modeste et
bien loin du simple nécessaire à la conduite d'une guerre. C'est d'ailleurs la
première fois de toute notre histoire que nous faisons la guerre en faisant
aussi peu d'effort pour l'instrument chargé de le faire.
On peut surtout regretter que cette opération, comme la participation à la campagne aérienne, et secondairement d’assistance militaire, contre Daesh relève plus de l’empilement de réactions que d’une réelle stratégie. En cumulant les trois opérations antiterroristes, Chammal en Irak, Barkhane au Sahel et Sentinelle en France, on atteint, avec l'engagement du groupe aéronaval, le contrat opérationnel prévu par le livre blanc de 2013 pour un engagement majeur. Nous sommes donc au maximum de ce que nous sommes censés faire militairement, sans pour autant en voir les effets stratégiques. À court terme, cela satisfait le besoin de montrer que l’on fait quelque chose, à long terme, les choses sont plus problématiques. Sentinelle dégrade les capacités des armées, Chammal est tactiquement faible en l’absence de forces terrestres avec qui se coordonner, au moins des forces de raids, et sans doute contre-productive politiquement en nous faisant passer pour des alliés objectifs des régimes qui oppressent la population arabe sunnite. Barkhane est sans doute plus efficace, mais s’attache plus aux symptômes qu’aux causes profondes de la prospérité du djihadisme dans la région.
C’est
évidemment beaucoup plus compliqué, mais il est peut-être temps de faire la
guerre plutôt que de la répression internationale, de faire de la politique
plutôt que du déploiement de moyens ou de nouvelles lois.