dimanche 24 mars 2019

La guerre d’usure entre Égypte et Israël (1969-1970)-Retour sur un conflit laboratoire

"La guerre d'usure" décrit en 18 pages le déroulement et les enseignements opérationnels de ce conflit méconnu entre la Guerre des Six jours et la guerre du Kippour. 

Cette étude est disponible en version Kindle sur Amazon (ici) ou tout de suite en version pdf sur demande (goyamichel@gmail.com). 

Un bouton paypal est disponible en haut et à droite, si vous voulez soutenir ce travail et les suivants (sans aucune obligation).

mercredi 20 mars 2019

Crise militaire


Fiche au chef d’état-major des armées, 2008.

Les armées peuvent aussi subir des crises internes. Une des plus sévères de l’armée française a eu lieu au tout début du XXe siècle et ses conséquences stratégiques ont été considérables.
Cette crise est la conjonction de plusieurs phénomènes. Le premier est la croyance que la guerre entre les nations européennes est révolue du fait de l’interpénétration des économies issues de la première mondialisation, du triomphe de la raison positiviste et de la dissuasion des armements modernes.
La première conséquence de cette croyance est l’empressement à toucher les «dividendes de la paix» et à ponctionner le budget militaire pour tenter de résoudre les difficultés financières de l’État. Les crédits d’équipements de l’armée chutent ainsi de 60 millions de francs en 1901 à une moyenne de 38 millions de 1902 à 1907 avant de revenir à 60 millions l’année suivante et monter jusqu’à 119 millions à la veille de la guerre. Le ministère des Finances s’évertue par ailleurs par de multiples procédés à ce que cet argent ne soit jamais complètement dépensé. Ce creux budgétaire est une des causes du retard considérable pris par la France dans l’acquisition d’une artillerie lourde.
La deuxième conséquence directe de cette remise en question du rôle de l’armée est à mettre en relation avec le service militaire universel qui s’impose pour la première fois avec la loi de 1889 aux fils des classes aisées et aux intellectuels. Ils y rencontrent une institution dont la culture est encore héritée du Second Empire, voire de l’Ancien Régime, époque où, selon L’Encyclopédie, «le soldat est recruté dans la partie la plus vile de la nation». De cette rencontre naît, chose inédite, une littérature de la vie en caserne, souvent peu flatteuse pour l’armée (Le cavalier Miserey d’Hermant, Les sous-offs de Descaves, Le colonel Ramollot de Leroy, etc.). Ce mouvement critique (qui suscite en réaction des articles comme Le rôle social de l’officier de Lyautey en 1891), vire à l’antimilitarisme après l’affaire Dreyfus (1898).
Ce divorce prend une nouvelle tournure avec l’arrivée au pouvoir des Radicaux en 1899, bien résolus à transformer un corps d’officiers «recrutés dans les milieux traditionalistes et catholiques et vivant en vase clos, jaloux de leur autonomie et attachés au passé» (Waldeck Rousseau). L’affaire des fiches (1904) fait éclater au grand jour cette politique d’épuration et jette d’un coup la suspicion sur le corps des officiers généraux nommés sous ce pouvoir politique.
Pire encore, en l’absence de forces spécialisées, l’armée est massivement employée dans des missions de sécurité intérieure, dans le cadre des inventaires des congrégations (1905), des grèves des mineurs du Nord (1906) et des viticulteurs (1907). L’antimilitarisme se répand aussi dans les milieux populaires. Il y a 17000 insoumis en 1909. Lorsqu’il faut mettre en œuvre le service à trois ans en 1913, la rumeur se répand que la classe 1911 sera prolongée d’un an, ce qui provoque des troubles dans plusieurs garnisons. On préfère donc faire appel simultanément à deux nouvelles classes, ce qui pose d’énormes problèmes de logement, d’instruction, etc. Au moment de la mobilisation d’août 1914, on est encore persuadé qu’il y aura environ 15 % de réfractaires (0,4 % en réalité). La leçon sera comprise puisqu’après la guerre, on créera des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre pour éviter à l’armée de se couper de la nation par ce type de mission.
Durant cette période noire, le moral des officiers s’effondre. Les candidatures à Saint-Cyr et Saint-Maixent chutent. Les départs se multiplient notamment chez les Polytechniciens, pour qui la voie militaire sera désormais marginale. La pensée militaire française, renaissante à la fin du XIXe siècle avec l’École supérieure de guerre, s’éteint. Plus personne n’ose écrire de peur de sanctions. Même les règlements tactiques ne sont pas renouvelés pendant des années. 
L’ambiance change à partir de 1911 avec le changement de gouvernement et surtout la montée rapide des périls qui transforment d’un coup la perception que l’on a de l’emploi des forces. Aussi sûrement que la paix était certaine, à peine quelques années plus tôt, la guerre apparaît désormais comme inévitable. Or, l’armée française n’est plus aussi prête à la guerre qu’avant la crise. Elle, qui était en pointe des innovations à la fin du XIXe siècle, a pris du retard par rapport aux Allemands. De nouvelles technologies comme le téléphone ou le moteur à explosion se développent en pleine paralysie intellectuelle des militaires qui les ignorent largement. Le corps des généraux, issu de la période, est tel que 40 % d’entre eux seront «limogés» dans les premiers mois de la guerre pour incapacité. La lâcheté apparente de ces mêmes généraux face aux décisions politiques désastreuses d’avant-guerre pousse à la contestation un certain nombre de jeunes officiers, baptisés Jeunes Turcs. Leur mouvement, salutaire par de nombreux aspects, va aussi conduire à cette forme de psychose collective que l’on appelle l’ «offensive à outrance». En 1914, constatant toutes ces faiblesses, le Grand état-major allemand est persuadé que c’est le moment d’attaquer la France.
Autrement dit, des décisions prises en quelques années comme la réduction des moyens ou l’emploi en sécurité intérieure ont suffi pour affaiblir considérablement la capacité de dissuasion de l’armée française. Le XXe siècle tout entier s’en est trouvé transformé.

mardi 12 mars 2019

Le mythe de l'aversion de l'opinion publique aux pertes

Paying the human cost of war  est une étude importante publiée en 2009 par un groupe de sociologues américains sur le thème de l’aversion supposée du public américain aux pertes militaires en opérations et de son influence sur le soutien à ces mêmes opérations.

Ses conclusions sont très claires : l’opinion publique américaine ne lie pas son soutien à un engagement militaire à l’étranger au simple niveau des pertes mais en fonction d’un calcul entre les coûts humains et l’ « espérance mathématique » du succès (importance intrinsèque multipliée par sa probabilité d’occurrence). Autrement dit, le public américain est capable d’accepter des pertes importantes à condition que celles-ci soient considérées comme nécessaires et génératrices d’une victoire.

Plus précisément, le public comprend quatre groupes : les Colombes, toujours hostiles à une intervention armée ; les Faucons, qui la soutiendront toujours ; les sensibles aux pertes (casualties-phobics) et les sensibles à la défaite (defeat-phobics). Après l’habituel « ralliement autour du drapeau » (à l’exception des Colombes) en début d’engagement, le soutien des casualties-phobics se perd assez rapidement si la campagne dure et que les pertes augmentent. Sur la durée ce sont donc les defeat-phobics, le groupe le plus nombreux, qui font évoluer le soutien à un engagement armé en fonction de leur anticipation d’un succès, dont la définition peut par ailleurs changer au cours du temps.

Pour ce groupe des defeat-phobics, les pertes ne deviennent rédhibitoires que lorsqu’elles dépassent le coût jugé nécessaire en fonction de l’enjeu et de la probabilité de succès. Lorsque l’enjeu est faible, comme lors des opérations de stabilisation en Somalie ou en Haïti, par exemple, ce seuil est vite atteint même si les chances de succès sont grandes. Le seuil est logiquement beaucoup plus élevé si les intérêts vitaux de la nation sont eux-mêmes élevés. Le public est alors capable d’ « encaisser » beaucoup plus qu’on ne le croit. Les 4 000 morts et les dizaines de milliers de blessés du conflit irakien, par exemple, n’ont pas « traumatisé » le peuple américain. Ce seuil peut cependant être rapidement atteint si le public commence à douter fortement de la réussite. Les Américains ne sont vraiment sensibles qu’aux pertes « inutiles » et lorsqu’on anticipe un échec toutes les pertes peuvent devenir inutiles. Paradoxalement, si les pertes passées ont été importantes, une des motivations du soutien peut justement être de faire en sorte que celles-ci n’aient pas été inutiles. Le soutien à une opération n’est donc pas linéaire et peut évoluer brutalement.

Il est vrai aussi que le seuil jugé nécessaire a lui-même évolué de manière inversement proportionnelle à l’augmentation de la « productivité tactique » américaine (et de la médecine militaire). Le public s’attend désormais, pour un même résultat espéré, à des pertes beaucoup moins importantes que quelques dizaines d’années auparavant.

Malgré son manque de connaissances le public a toujours une vision cohérente de l’engagement armé et de son avenir, en fonction de la mémoire des expériences passées et de l’information fournie par les médias ou la classe politique. La surexposition par les médias des coûts humains de l’engagement ou au contraire les politiques de dissimulation ont moins d’importance sur le degré de soutien qu’un discours clair et résolu sur les enjeux mais aussi sur le prix à payer. La détermination est bien mieux vécue que l’indécision.

L’aversion supposée du public aux pertes est une idée reçue qui a surtout servi d’alibi pour ne pas prendre de risques, ce qui, in fine, réduit les chances d’obtenir des résultats décisifs.

Christopher Gelpi, Peter Feaver, Jason Reifler, Paying the human costs of war, Princeton university press, 2009.

jeudi 7 mars 2019

Petit retour sur la guerre de la France contre Daesh

La France est entrée en guerre contre l’État islamique le 19 septembre 2014 en acceptant de participer à la coalition formée par les États-Unis pour lutter contre l’organisation armée.

Cela n’a pas été évoqué à l’époque, mais cela constituait un changement profond d’attitude. L’EI n’est pas né en 2013 comme semblait alors découvrir le gouvernement, mais en 2003 sous un autre nom. En 2006, devenue l’État islamique en Irak (EII) cette organisation ravageait le pays jusqu’au cœur de sa capitale. Nous étions alors, nous Français, d’un silence total devant les horreurs que perpétrait cette filiale d’Al-Qaïda. On considérait sans doute qu’il s’agissait là d’une conséquence de cette intervention américaine à laquelle, avec raison sans aucun doute, on n’avait pas voulu s’associer. De plus, l’EII ne nous avait jamais attaqués directement. Nous estimions donc inutile de prendre les devants en rejoignant tardivement une coalition que par ailleurs tous les Alliés s’efforçaient de quitter au même moment. Le destin et surtout le retournement d’alliance des arabes sunnites ont permis finalement de vaincre l’EII en 2008. De vaincre, mais pas de détruire. L’EII était très réduit mais survivait dans les marges des zones de peuplement mixte, là où il pouvait encore apparaître parfois comme protecteur des sunnites.

Cinq ans après sa défaite de 2008, l’État islamique est revenu le devant de la scène, et le gouvernement irakien, en particulier le Premier ministre al-Maliki, porte une énorme responsabilité dans ce retour. L’organisation a alors enchaîné un cycle de renforcement assez spectaculaire, nourri il est vrai par la faiblesse de ses opposants. Le nouvel EI, qui a appris de ses erreurs, multiplie les ralliements de groupes locaux, se renforce et enchaîne des victoires spectaculaires, ce qui accroît encore les ralliements. En juin 2014, l’État islamique (devenue un temps «en Irak et au Levant» puis EI tout court) contrôle suffisamment de territoire pour proclamer un Califat. Il poursuit son expansion en Irak et en Syrie, et reçoit même, à la manière d’AQ dont il s’est séparé, des allégeances de groupes internationaux.

C’est à ce moment-là, et alors qu’un journaliste américain a été assassiné, que les États-Unis décident d’intervenir à nouveau. Comme d’habitude, ils forment une coalition non pour disposer de moyens supplémentaires (tous les Alliés réunis ne représenteront jamais plus du quart des moyens américains), mais pour renforcer la légitimité de l’action. Contrairement à son attitude précédente, la France décide cette fois de faire la guerre à l’État islamique et de rejoindre la coalition.

J’étais à l’époque assez sceptique sur l’opportunité de cette nouvelle guerre. Nous étions alors déjà engagés en guerre au Sahel après avoir décidé d’y rester militairement après la destruction du «califat nord malien». Nous étions également engagés dans une opération de stabilisation (= opération où il n’y a pas d’ennemi désigné, donc une opération de police) en Centrafrique beaucoup plus délicate qu’annoncé initialement par le ministre. L’opération Vigipirate était toujours en cours en métropole ainsi que plusieurs autres opérations plus petites qui absorbaient encore quelques forces. En vieux soldat, je pensais qu’il valait mieux ne pas multiplier les ennemis. Les conditions stratégiques n’avaient pas fondamentalement évolué pour la France depuis la guerre civile irakienne, et l’EI ne nous avait toujours pas attaqués. Il valait sans doute mieux se concentrer sur le théâtre africain, où nous pouvions avoir un rôle militaire important, que d’ouvrir un nouveau front où notre impact serait forcément faible si on se contentait de faire comme les Américains.

L’échelon politique, qui peut user et abuser de cet outil militaire qui obéit et donne l’impression de faire quelque chose, ne voyait pas forcément les choses de la même façon. L’engagement militaire français est souvent une fin en soi dont les principaux effets attendus sont rarement sur l’ennemi. Pas avare de contradiction, tout en empilant les opérations le même gouvernement décidait par ailleurs de poursuivre et même d’accélérer la réduction du budget, des effectifs et des moyens qui permettaient de les réaliser. En cela, il est vrai qu’il n’innovait pas.

On s’engageait donc dans une nouvelle guerre. Avions-nous en mémoire les rétorsions des États-Unis la dernière fois que nous leur avions dit non? N’avions-nous plus simplement la volonté de refuser? Peut-être considérait-on plus justement que la menace nous concernait plus directement que quelques années plus tôt. De nombreux Français rejoignaient les rangs de l’EI, des journalistes étaient otages de l’organisation en Syrie, l’attaque du musée juif de Bruxelles en mai 2014 pouvait constituer le premier acte d’une campagne européenne d’attentats. On pouvait donc considérer que cette guerre était sans doute inévitable. Fallait-il prendre les devants? Aurions-nous été traités de naïfs si nous avions été attaqués malgré le refus de participer à cette nouvelle expédition? Peut-être. Difficile de le dire désormais.

A ce stade, une fois la décision prise et annoncée quelque chose me gênait. Ce sont les nations qui font les guerres et non seulement les armées. Alors qu’il annonçait cette nouvelle guerre (mais je ne suis pas sûr que le terme de guerre ait été employé), le gouvernement aurait dû logiquement mettre tout le pays en ordre de bataille. Si l’ennemi était aussi détestable et dangereux que cela, on pouvait logiquement s’attendre à ce qu’il nous porte des coups ou au moins tente de le faire. Quatre jours seulement après notre entrée en guerre, un Français était effectivement assassiné au nom de l’État islamique. Les mêmes Livres blancs qui concluaient à la nécessité de réduire les moyens de la défense contenaient tous des paragraphes sur le risque élevé d’attentats terroristes en France. C’était d’ailleurs, semble-t-il, pour essayer de les prévenir que nous étions entrés en guerre en Afghanistan, au Sahel et maintenant en Irak, et que nous maintenions des patrouilles de soldats dans nos villes.

La moindre des choses aurait été de prévenir les Français, de dire des choses comme «Nous entrons en guerre, mais l’ennemi ne restera pas passif. Nous mettons tout en œuvre pour le combattre, nous renforçons les services de sécurité intérieure, nous adaptons les moyens et les méthodes de police pour intervenir efficacement contre des attaques importantes sur le territoire nationalnous adaptons les procédures juridiques, etc., mais il est hélas probable que l’ennemi parviendra quand même à nous faire mal. Il faut s’y préparer aussi dans les esprits…».

Dans les faits, le discours politique d’entrée en guerre a été d’une incroyable pauvreté. C’est d’autant plus étonnant que celui accompagnant la guerre au Mali à peine plus d’un an plus tôt, sans parler de celui la guerre du Golfe en 1990, tranchait plutôt par sa clarté et le risque assumé. Plus de quatre ans après l’entrée en guerre contre l’EI, certains demandent encore s’il s’agit vraiment d’une guerre, si donc on peut y tuer des gens (sic.), ce qu’on doit faire des prisonniers, etc. Au-delà de l’annonce de la guerre, il aurait été utile de préciser quelques évidences : la zone de guerre contre l’EI est le territoire de l’Irak et de la Syrie, le droit de la guerre s’y applique exclusivement (et donc pas sur les autres territoires dont celui de la France) qui autorise évidemment de tuer des combattants adverses tout en préservant autant que possible la population. Il aurait été visiblement utile aussi de préciser dès cette époque, rien ne l’empêchait, ce que l’on ferait des traîtres capturés. Tout cela est normalement le kit de base de l’entrée en guerre.

Rien de cela n’a été dit. On simplement répété que nous étions face à une bande de psychopathes issus d’on ne sait où, sans contenu religieux, ni vision politique et  sans autres motifs en fait que faire le mal. Désigner un ennemi, c’est désigner un alter ego politique à qui on cherche à imposer sa volonté par la force. La difficulté à dire les choses venait sans doute de la difficulté à faire un lien entre l’ennemi et l’Islam, et peut-être surtout à lui conférer ce statut d’ennemi. On poussait le ridicule jusqu’à refuser obstinément de ne pas appeler l’Etat islamique par son nom, «parce que ce n’est pas un État» (comme si cela avait de l’importance) et par mépris (comme si cela avait un effet sur lui), voire de ne pas lui donner de nom, de parler de «groupe armé terroriste» ou même de «terrorisme» tout court. On utilisait même parfois l’expression «guerre au terrorisme», un non-sens sémantique que l’on moquait treize ans plus tôt lorsque George W. Bush l’employait. Tout cela apparaîtrait simplement comme étonnant de puérilité à ce niveau, si cela n’avait pas de conséquence sur les événements. Car derrière l’absence d’explication, il y a eu surtout une absence de précautions. Sans doute persuadés que nous étions bien organisés et bien protégés, nous sommes partis en guerre la fleur au fusil, une grosse fleur et un petit fusil, nous condamnant à évoluer au rythme des coups que notre population subirait.

Entrer en guerre, pourquoi pas, mais encore faut-il savoir ce que l’on va y faire. Parlons simplement du volet militaire. Si je me souviens bien l’objectif stratégique était «détruire les égorgeurs de Daesh», selon l’expression de Laurent Fabius. Certes, mais encore, qu’est-ce cela signifie concrètement pour nos forces armées : obliger al-Bagdhadi à signer une capitulation? Mettre hors de combat tous les combattants de l’EI? Réduire l’organisation à l’impuissance comme en 2008? Mettre fin à son territoire? Quatre ans plus tard, on attend toujours cet objectif clair. Par déduction, on semble se concentrer sur la reprise de contrôle du territoire tenu par l’EI. C’est cohérent, mais pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt? Pourquoi ne pas avoir expliqué aussi, car c’était prévisible dès 2014, que cela ne signifierait pas pour autant la destruction de l’EI qui est déjà en train de retourner à la clandestinité? En d’autres termes, un objectif aurait pu être de «contribuer [on n’est pas tout seul] à mettre fin à l’État islamique comme territoire organisé» et que le dispositif serait adapté ensuite, peut-être en ne conservant que son volet formation, la possibilité de frappes sur des objectifs précis depuis Al Dhafra et surtout la poursuite du combat clandestin en coopération avec les forces locales.

Descendons au niveau opératif, maintenant. Mettre fin à l’État islamique comme territoire organisé paraît effectivement être un objectif réaliste pour les forces armées. Comment faire ensuite? Comme il est infiniment peu probable de voir les combattants de l’EI s’enfuir aussi vite que l’armée irakienne de Ramadi ou Mossoul et encore moins se rendre, il faut bien envisager de devoir reprendre toutes les villes qu’il tient.

Techniquement, si l’exécution est évidemment difficile, le principe est simple. Tout en conduisant une action dans la profondeur de l’ennemi (en clair, frapper les bases, les chefs, les groupements de forces, tout ce qui est repéré et vaut le coup d’une mission aérienne ou d’un raid aéroterrestre) des brigades doivent remonter le long du Tigre et de l’Euphrate ou partir du Kurdistan pour s’emparer successivement de toutes les villes tenues par l’ennemi. Les combats seront difficiles, car les combattants de l’EI sont déterminés, mais la victoire est inéluctable tant le rapport de forces est écrasant. Daesh, c’est à peu près l’équivalent de 1 % de ce que l’OTAN s’apprêtait à combattre en Europe pendant la guerre froide. En face, la coalition constituée par les États-Unis doit représenter à peu près 80 % du budget militaire mondial. Dans des combats conventionnels, ce qui est le cas ici, des coalitions similaires ont dans le passé broyé des dizaines de divisions blindées et mécanisées en quelques semaines. Sur le papier, il s’agit donc d’une des plus grandes dissymétries de forces de l’histoire.

Dans les faits, cela a été plus compliqué. Si la coalition dans son ensemble avait décidé de faire comme la France au Mali en 2013, on [en fait les rares nations occidentales qui font encore combattre leurs armées] aurait engagé des dizaines de bataillons aux côtés des forces locales. Cela aurait été difficile, des soldats seraient tombés, à peu près un soldat pour cinquante de Daesh, mais l’objectif de destruction du califat aurait pu être atteint en quelques mois, peut-être un an. C’est le temps qu’il avait fallu aux seuls Américains pour reprendre les villes sunnites le long du Tigre et de l’Euphrate de l’automne 2004 à septembre 2005.  

Les États-Unis se sont interdit cette voie. Les contraintes psychologiques et politiques locales et surtout américaines étaient sans aucun doute beaucoup trop fortes. Ils ont logiquement opté pour une approche indirecte, c’est-à-dire tout le reste de ce que l’on a évoqué, les campagnes de frappes, l’appui des forces locales par les feux, le soutien logistique, l’équipement, la formation, etc., mais pas de bataillons au contact (ce que pour une raison mystérieuse certains persistent à appeler «troupes au sol»). Et même dans cette approche, ils se sont même interdit initialement l’emploi de certaines armes, apparemment encore trop risquées, comme l’artillerie ou les hélicoptères d’attaque.

Nous nous sommes complètement alignés sur cette approche. Nous l’avons pratiqué dans le passé, rarement avec succès il faut le dire, mais peu importait le passé, peu importait le fait qu’à partir du moment où l’action aérienne primait, cela nous condamnait à ne représenter que 5 % de l’action globale (contre 80 % pour les Américains), l’essentiel était clairement de participer et d’être présent.

Cette approche présente le grand avantage politique (politicien plutôt) de réduire considérablement les risques pour nos soldats, au moins à court terme. Elle présente néanmoins de nombreux inconvénients que l’on a, sans surprise, retrouvés ici.

Le principal est que cela lie les évènements aux forces locales. On passera sur le fait que, quel que fut le mode opératoire choisi complet ou indirect, il fallait s’associer avec une armée qui, comme en Syrie, lançait des barils d’explosifs sur Falloujah en 2013, ou des milices chiites radicales peu avares d’exactions sur la population sunnite (comme à Tikrit en 2015 par exemple). Concentrons-nous sur les problèmes techniques. Par principe, ces forces locales souffrent de nombreuses faiblesses, sinon elles n’auraient pas été battues et au moins, elles n’auraient pas besoin d’aide extérieure pour combattre l’ennemi. Or, il faut toujours du temps pour combler ces faiblesses, en admettant simplement qu’il s’agisse d’un problème de nombre, de compétences et d’équipements.

Dans ces conditions, au lieu de mois, il faut compter que la reconquête demandera des années. On savait dès 2014 que la seule phase de destruction du territoire-Califat durerait déjà probablement plus longtemps que la Première Guerre mondiale. Il est d’ailleurs toujours étonnant de voir nos dirigeants se lancer dans des prédictions, toujours optimistes et toujours démenties. La dernière en date étant celle du président de la République annonçant la fin du territoire de l’EI pour le printemps 2018. Notons déjà que pour une organisation comme l’État islamique, une résistance aussi longue face à une telle puissance constitue au moins une victoire symbolique sur laquelle il peut peut-être capitaliser.

Surtout, la statistique joue. Plus une guerre dure, plus les destructions et les souffrances sont grandes. Des risques faibles à court terme deviennent importants sur la durée.

Les pertes de soldats, qui l’on voulait éviter à tout prix, finissent par arriver. Au bout de quatre ans, plus de 90 Américains, militaires ou civils contractors (lire «soldats discrets») sont morts pour la plupart par accidents. On est loin des pertes de la période d’occupation, mais cela correspond déjà à que la France a perdu en Afghanistan ou à Beyrouth en 1983. Deux soldats français sont morts également en Irak, un par l’ennemi, un par accident (plus deux autres du service Action en Libye).

Les pertes civiles augmentent aussi. Au lieu de quelques milliers de frappes aériennes ou d’artillerie, de millions de cartouches qui auraient été nécessaires pour une campagne de quelques mois, il faut désormais parler en dizaines de milliers de bombes et obus et en dizaines de millions de cartouches. Malgré toutes les précautions prises, et en particulier par les Français il faut le souligner, avec la pratique ennemie des boucliers humains, cela finit par faire forcément des dégâts sur le terrain et la population. Les villes reconquises sont ravagées et des milliers de civils sont tués. La Coalition admet être directement responsable de la mort de 1200 civils. Le site AirWars, qui recense et recoupe des témoignages, évoque une fourchette probable entre 6000 et 9000, soit sensiblement ce qui est aussi imputé à l’État islamique. Ces dégâts et ces pertes, outre leur aspect moral et éthique, ne sont jamais neutres politiquement. Aurait-on eu moins de dégâts que cela peut avoir en agissant plus vite, avec des troupes au contact? Sans aucun doute, ne serait-ce que justement parce qu’on aurait été plus vite.

On n’en parle jamais, mais accepter qu’une organisation qui pratique le terrorisme conserve une grande liberté d’action, c’est également augmenter la probabilité d’occurrence d’attentats majeurs en métropole. En commençant cette guerre, on aurait dû avoir l’obsession de réduire au plus tôt cette liberté d’action et en particulier la possibilité d’engager des commandos en France. Cela n’a pas le cas et l’ennemi a pu organiser des attaques majeures en France. La lenteur des opérations en Irak et en Syrie n’est évidemment pas seule en cause. La faute en revient surtout, malgré les dénégations un peu pathétiques qui ont suivi, aux défaillances des organismes «boucliers» de la population, en partie de leur faute et partie par la négligence de l’État dans ses missions régaliennes.

Au bilan, en acceptant docilement l’approche américaine, nous avons effectivement préservé nos soldats, mais en transférant le risque sur d’autres, forces locales bien sûr, irakiens, syriens, kurdes, qui prennent complètement le combat direct à leur compte, et donc aussi par la lenteur des opérations en partie aussi aux populations locales, mais aussi nationales. La guerre de la France contre l’État islamique est la seule de notre histoire où il est à ce jour tombé presque cent fois plus de Français civils que de soldats. Nous sommes en contradiction complète avec le principe de base qui veut que ce soient les soldats qui prennent le risque sur eux pour justement en préserver les autres.

A-t-on pour autant modifié notre façon de faire? Nullement. Après les attentats de janvier 2015, dont un était revendiqué par l’EI (et l’autre par AQPA, contre qui aucunes représailles visibles n’ont été exercées) on a énergiquement lancé nos soldats… dans les rues de France. Après les attentats de novembre 2015, le président de la République déclarait «solennellement» devant les familles des victimes qu’il mettrait «tout en œuvre pour détruire l’armée des fanatiques qui avait fait cela». Le «tout en œuvre» a consisté à envoyer une batterie d’artillerie en Irak. Cela ne constituait même pas une audace vis-à-vis des Américains puisque ceux-ci, qui ne demandent pas leur avis aux Français pour agir, l’avaient déjà fait depuis des mois. Si cette batterie d’artillerie était si importante, et quant à rester dans la même approche, pourquoi ne pas l’avoir engagé d’emblée alors? Pourquoi ne pas en envoyer plusieurs? Pourquoi ne pas avoir engagé d’hélicoptères d’attaques? etc. Les Russes ont d’emblée engagé un dispositif de frappes et d’appui complet et cela a été plus efficace que les renforcements progressifs auxquels la Coalition a procédé.

Était-ce une question de moyens? Si c’est le cas, il faut revenir plus haut aux paragraphes «empilement des opérations» et «réduction des moyens depuis vingt-cinq ans» et se poser de sérieuses questions.

Surtout, il faudra qu’on explique pourquoi on a engagé une campagne aéroterrestre complète au Mali en 2013 avec quatre bataillons au contact, que l’on continue à le faire au Sahel et pas en Irak. Était-on plus menacé par le Mujao que par l’État islamique? Il semblait, dès 2014 que non. Aurait-ce changé quelque chose de procéder en Irak-Syrie comme au Sahel ? Incontestablement bien plus que ce que nous avons fait, même si ce que nous avons fait a été bien fait. L’opération Chammal, la contribution française à l’action de la Coalition, c’est depuis septembre 2014, environ 10000 soldats irakiens formés, et selon les chiffres officiels en moyenne une frappe aérienne et un tir d’artillerie chaque jour détruisant un à deux objectifs. Tactiquement, nos soldats ont fait et continuent de faire le travail demandé avec efficacité. Il n’est pas négligeable, on fait du mal aux djihadistes. Au niveau opérationnel, c’est simplement insuffisant. Si la France avait été seule à s’engager en Irak, avec les mêmes moyens et les mêmes méthodes qu’en 2014, l’État islamique aurait subi des coups, mais n’aurait même pas été freiné. En restant dans la même approche, mais avec la plénitude des moyens, à la manière des Russes, cela aurait été déjà plus efficace. En imposant notre autonomie opérationnelle au sein de la Coalition et avec un mode opératoire similaire à celui de Serval, notre poids sur les événements aurait été bien plus important. On serait non pas un actionnaire à 5 % mais peut-être à 30 %. Notre voix serait plus forte. Plus important, notre combat serait plus à la hauteur des enjeux, ne serait-ce d’ailleurs que par respect pour les victimes des attentats, et la destruction du territoire de l’Etat islamique aurait été accélérée.

Pour l’instant, si on fait disparaître d’un coup de baguette magique les Américains de la zone des combats, nous voilà en pleine lumière tels que nous avons toujours été  dans cette guerre : légers, à tous les sens du terme. 

mardi 5 mars 2019

Le transfert du risque


Publié dans Défense et sécurité internationale n°129 mai-juin 2017

Deux critères principaux et contradictoires président à la prise de risque : l’importance des enjeux et la proximité de l’ennemi. Comme le soulignait Ardant du Picq, la situation la moins inconfortable est celle qui permet de tuer de loin à coup sûr, sans être soi-même en danger et si possible sans voir la chair que l’on déchire. Soutenu par une valorisation héroïque, on n’acceptera le combat rapproché qu’en cas de nécessité, lorsqu’il n’est pas possible de faire autrement pour vaincre ou lorsque ce que l’on est censé protéger est directement menacé.

Un art français de la mise à distance de la mort

Le comportement des États n’est finalement pas très différent de ces comportements individuels, comme l’illustre le modèle stratégique français mis en place à la fin de la guerre d’Algérie. On y distinguait plusieurs «cercles» d’intérêt, et donc aussi d’engagement, depuis la vie de la nation, pour la préservation de laquelle on était (et on est toujours) prêt à déclencher une apocalypse nucléaire et un suicide collectif, ses abords dans lesquels on concevait un affrontement conventionnel de très grande ampleur, et enfin le cercle des intérêts lointains où l’emploi de la force et la prise de risque n’étaient envisagés que très limités.

Dans ces différents espaces, c’est finalement le cercle lointain qui a été seul l’objet de combats. La prise de risques y a évolué avec le temps. Dans une première phase, de l’intervention à Bizerte en 1961 jusqu’à la fin de l’opération Tacaud, en mai 1980, les forces françaises ont été engagées directement contre les forces adverses. Grâce à la combinaison de la qualité des soldats français et du monopole des appuis dans la troisième dimension, toutes les batailles ont été gagnées. Pour moins de 100 «morts pour la France», plus de 5000 soldats ennemis ont été mis hors de combat, la base de Bizerte dégagée, le Tchad pacifié en 1972 et des milliers de civils sauvés. Seule l’opération Tacaud, dont l’exécutif politique a été incapable d’utiliser les succès tactiques pour dénouer l’imbroglio politique, s’est enlisée au Tchad de 1978 à 1980.

Cet échec et l’idée que ces pertes françaises étaient encore trop élevées ont incité à une approche plus indirecte. Avec l’opération Lamantin en Mauritanie en 1977-78 puis les nouvelles interventions au Tchad en 1983 et 1986 jusqu’à l’opération Noroît au Rwanda de 1990 à 1992, les forces françaises n’ont été engagées qu’en appui et soutien (équipement, formation, conseil) des forces locales. Les unités de combat rapproché (dites de «mêlée») françaises, lorsqu’elles étaient présentes, ne servaient plus que d’éléments dissuasifs tandis que les feux étaient portés par l’artillerie et surtout les forces aériennes. Si bien sûr les accidents perduraient, les pertes au combat se sont limitées durant tout ce cycle au commandant Croci, pilote de chasse tué au Tchad en 1984. Le risque s’est presque totalement reporté sur les forces locales. Les résultats stratégiques de cette approche indirecte ont cependant été mitigés. Des trois alliés cités, seul le Tchad est parvenu, avec l’aide de la France, à vaincre son ennemi local et surtout l’armée libyenne installée au nord du pays. Au bilan, la décision restait très largement tributaire de forces locales aux performances d’autant plus aléatoires que, par principe, elles faisaient appel à l’aide de la France parce qu’elles étaient plus faibles que leur adversaire.

Une nouvelle phase a débuté en 1978 pour devenir prédominante au début des années 1990 pendant laquelle l’évitement du risque a été poussé à son maximum par la négation même de notion d’ennemi. De l’engagement dans la Force intérimaire des Nations-Unies au Liban (FINUL) en 1978 jusqu’à l’opération Sangaris en République centrafricaine (2013-2016) en passant par la Force multinationale d’interposition puis de sécurité à Beyrouth (FMSB), les différentes missions des Nations-Unies au Cambodge, en Somalie et surtout en ex-Yougoslavie, les opérations Turquoise au Rwanda (1994) et Licorne en République de Côte d’Ivoire (2002-2015), la France a multiplié ces opérations sans ennemi. Au bilan, plus de 300 soldats y sont morts pour découvrir que ne pas vouloir d’ennemi n’empêchait pas d’en avoir et que les opérations de maintien de la paix n’étaient possibles que lorsque la paix était déjà là, le plus souvent imposée par la force comme en en Bosnie à partir de 1995 ou au Kosovo en 1999. Avec ces deux derniers cas, on inaugurait d’ailleurs une nouvelle manière d’agir.

Les machines volantes et le transfert du risque aux civils

Après la fin de la guerre froide, la combinaison d’une grande liberté d’action diplomatique pour les pays occidentaux, et en particulier les États-Unis, la suprématie aérienne et le saut technologique des munitions de précision ou des moyens de renseignement offrait, semblait-il, des possibilités extraordinaires. Cela a autorisé des campagnes aéroterrestres classiques, directes ou en liaison avec des alliés locaux, de même type celles menées par la France en Afrique, mais à une tout autre échelle comme pendant la guerre du Golfe (1990-1991). Cela a surtout permis d’expérimenter des campagnes de siège, parfois à l’échelle d’une nation toute entière. Ces sièges se sont avérés concluants lorsque l’ennemi acceptait finalement de négocier comme la République bosno-serbe en 1995, la Serbie en 1999, l’armée du Mahdi à Bagdad en 2008 ou encore le Hamas face à Israël en 2008 et 2012. Dans ces cinq cas, il a été possible d’imposer sa volonté au prix de pertes très limitées, 36 soldats tués au total. Cela s’est révélé en revanche un échec lorsque cet ennemi refusait toute négociation et imposait de revenir à un engagement direct pour obtenir une décision.

Cela s’est avéré aussi très coûteux. Financièrement d’abord avec un coût moyen de plusieurs centaines de milliers de dollars par ennemi mis hors de combat par des feux aériens, ce qui induit rapidement l’engagement de ressources colossales dès lors que l’ennemi est un peu important en volume. Humain surtout, avec la révélation de l’impossibilité, malgré la précision des moyens et les précautions prises, d’éviter les pertes civiles. En 78 jours de campagne aérienne contre la Serbie en 1999, 23000 munitions ont été larguées provoquant la mort de 500 civils selon l’organisation Human Rights Watch, mais de plusieurs milliers selon d’autres sources. Lors de la campagne de 2001 en Afghanistan, les frappes aériennes américaines ont provoqué en trois mois la mort de 1000 à 1300 civils et plus de 3000 autres par la crise humanitaire engendrée. Les 72000 munitions larguées en Irak et en Syrie par la coalition menée par les États-Unis depuis 2014 auraient provoqué la mort de 2700 civils selon l’organisation AirWars.

Au regard du nombre de frappes, les pertes civiles sont historiquement faibles. Elles existent pourtant et peuvent même apparaître, paradoxalement, d’autant plus incongrues et intolérables que l’on affiche un souci et les moyens de les éviter. Ces pertes apparaissent aussi d’autant plus choquantes qu’elles sont très supérieures à celles des soldats occidentaux ou israéliens, entre 50 et 300 fois plus selon les campagnes de 1995 à 2017. On rompt ainsi le principe selon lequel il est plus «normal» que le soldat tombe que le civil et que le premier fasse tout, y compris en prenant des risques, pour que le second ne soit pas touché. La force étrangère qui agit de cette façon ne peut qu’apparaître comme lâche et l’exploitation de ses bavures est une arme médiatique qui en enrayera le fonctionnement et recrutera pour l’ennemi.

Pour la France participer à ce genre de campagnes équivaut donc à accepter un rôle mineur, car elle ne dispose pas des ressources pour mener des campagnes autonomes de très grande ampleur. Cela impose aussi d’en endosser le transfert de risque aux civils et, lorsque l’ennemi refuse de se plier, à défaut de s’engager de s’en remettre une nouvelle fois aux acteurs locaux pour obtenir une décision.

Contournements et représailles

La conjonction de la puissance militaire et de l’évitement du combat direct a aussi un autre revers : le contournement. Lorsqu’il s’avère difficile de tuer des combattants adverses, trop puissants, trop protégés ou mêmes inaccessibles, l’ennemi aussi peut chercher à agir de manière indirecte et/ou frapper des cibles plus accessibles, y compris civiles. De son point de vue, les perspectives sont inversées et là où les enjeux peuvent apparaître limités pour la puissance intervenante, ils sont souvent considérés comme vitaux localement et peuvent donc tout justifier (rappelons que la France envisage de détruire par le feu nucléaire des dizaines de millions de civils si son existence s’avérait menacée).

Localement les attaques indirectes contre la force peuvent prendre de multiples formes depuis la guérilla sur les points faibles de la force (bases, axes routiers) jusqu’aux campagnes de dénigrement en passant même parfois par des attaques «non voulues» comme en 2004 en Côte d’Ivoire avec la frappe «accidentelle» sur les soldats français à Bouake ou le déchainement des Jeunes patriotes, mouvement politique «indépendant», contre les ressortissants français. On peut aussi frapper les populations de la nation ennemie, comme l’Iran avec les attentats de 1986 à Paris ou le colonel Kadhafi avec l’explosion du vol UTA 177 provoquant, en septembre 1989, la mort de 170 passagers dont 54 Français. Dans ce dernier cas, pour la première fois, les pertes civiles françaises d’un seul acte terroriste dépassaient les pertes de l’engagement militaire contre un pays. En 1995, le Groupe islamiste armé (GIA) algérien organisait également une série d’attentats en France qui faisait huit morts. L’attaque contre la population française métropolitaine restait cependant difficile et les pertes civiles restaient limitées jusqu’en 2012.

La mobilisation djihadiste dans une forme de guerre totale et globale, les complicités intérieures, la diffusion du procédé de l’attaque suicide (qui simplifie considérablement l’organisation d’une opération), les effets de la mondialisation plutôt favorables aux groupes armés et défavorables à la sécurité des États (flux d’informations, de personnes, d’armes d’un côté, restrictions de moyens de l’autre) ont modifié la donne stratégique. En mars 2012, un seul homme tuait sept personnes, soit presque autant que tous les attentats de 1995. À ce moment-là, après de nombreuses hésitations, la France avait déjà renoué avec le combat, en Afghanistan d’abord dont elle se désengageait alors après avoir perdu 89 hommes. Elle intervenait ensuite en 2013 au Mali, à la manière des années 1970 et avec les mêmes résultats. Six soldats tombaient pendant les quatre mois de combat, mais les bases djihadistes étaient détruites, plus de 300 combattants ennemis tués et 5000 ressortissants français protégés. Les forces armées françaises endossaient à nouveau le risque et diminuaient celui des civils.  

Les choses ont basculé encore à l’été 2014 lorsque la France a rejoint la coalition contre l’État islamique. Engagée à nouveau dans une guerre indirecte sous une direction américaine, la France a eu la surprise de voir Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et surtout l’État islamique sortir du «troisième cercle» et frapper avec une grande violence au cœur même du territoire national. Pour autant l’emploi des forces armées ne changeait pas. Pire, au lieu d’engager les soldats contre l’ennemi, ce pour quoi ils sont faits, on les en a éloignés pour les placer en métropole et faire semblant d’y renforcer la sécurité. À la fin de 2017, l’équilibre des risques s’est totalement rompu dans cette guerre puisque désormais ce sont 237 civils qui sont morts contre trois soldats tombés en Libye et en Syrie.

Il existe un lien entre les risques encourus par les protecteurs et les protégés. Il est difficile d’envisager la mort des premiers si les seconds ne risquent strictement rien à la guerre en cours. Il est encore plus scandaleux de voir tomber les seconds au lieu des premiers. La guerre sans danger n’a plus de sens si les civils sont finalement plus menacés (ou se sentent tels) que les soldats. Il ne peut plus s’agir alors de «contenir et presser» à distance, mais de chercher la victoire au plus vite.

La notion de transfert de risque aux civils a été théorisée par Martin Shaw, The New Western Way of War, Polity Press, 2005.

samedi 2 mars 2019

La censure des militaires comme prélude aux désastres


Tribune publiée dans Le Monde 
en date du 26 février 2019

Sous le Second Empire, on rayait de l’avancement tout officier dont le nom se trouvait sur la couverture d’un livre. En 1935, après la publication de Vers l’armée de métier par le lieutenant-colonel de Gaulle, il était imposé un imprimatur officiel à toute publication d’article ou de livre par un militaire. Le général Weygand parlera plus tard d’un vent glacial vidant d’un seul coup un espace intellectuel jusque-là bien occupé.  Dans les années qui ont suivi ces deux exemples, la France a subi un désastre militaire qui, à chaque fois, a été qualifié de défaite intellectuelle.

Inversement, les forces armées françaises n’ont vraiment été fortes que lorsqu’elles ont non seulement pensé, cela toutes les organisations le font, mais débattues. Les innovations militaires de la Révolution et de l’Empire n’auraient jamais eu lieu sans les «Lumières militaires», la victoire de 1918 n’aurait pas été possible sans le bouillonnement intellectuel qui a précédé et accompagné. Il y a eu des centaines de livres et d’articles écrits par des militaires avant 1914. On y réfléchissait sur son propre métier, de la même façon qu’il y avait des débats dans les autres disciplines, comme la médecine, ou dans les sciences. Rétrospectivement, on y trouve beaucoup de bêtises, mais pas plus que dans les doctrines officielles, mais aussi tout le stock d’idées alternatives qui a permis au bouillonnement intellectuel de perdurer pendant la guerre, d’innover à grande vitesse et justement de faire évoluer les doctrines, jusqu’à la victoire finale. Après le désastre de 1940, l’armée de la France libérée a connu à son tour une effervescence de réflexions professionnelles sur tous les domaines, depuis l’emploi des blindés jusqu’aux nouvelles formes de guerre et l’appréhension du phénomène nucléaire.

Clairement, dans l’armée de la Ve République, on hésite beaucoup plus. Le syndrome algérien, la fin des débats parlementaires sur les questions de défense au profit des conversations dans les cabinets d’un exécutif désormais prédominant ont induit la tentation de l’immixtion politique jusqu’aux échelons opérationnel et tactique. Les effets de ces immixtions ont rarement été bons. Le bon exercice du métier a besoin d’une direction stratégique, mais aussi d’une autonomie professionnelle. Que la stratégie soit claire sera déjà énorme. Pour le reste les soldats s’adapteront au contexte et surtout à l’ennemi. Ils s’adapteront d’autant mieux qu’ils réfléchiront et débattront.

En 2005, le général Petraeus demandait au général britannique Aylwin-Foster de faire dans la Military Review une critique de l’action militaire américaine en Irak. Le constat n’était pas flatteur, mais il était pourtant à l’intérieur une revue institutionnelle américaine. Il a suscité par la suite un débat, qui a contribué, avec de multiples autres contributions dans d’autres revues comme la Marines Corps Gazette ou Parameters, à faire évoluer la pratique militaire américaine en Irak. Aucune intrusion dans le champ politique, aucun secret dévoilé évidemment, mais un débat entre professionnels sur la manière de l’emporter sur le terrain. Inversement, le politique ne se mêle pas de ces choses techniques.

Il y a quelques jours dans le numéro de la Revue Défense Nationale (RDN) de février 2019, un officier publiait une analyse opérationnelle et tactique de la manière dont la coalition combat au Levant contre l’État islamique. Il n’y avait là rien d’un pamphlet mais un discours argumenté, rien de politique non plus, aucun secret dévoilé et aucune attaque personnelle. Il répondait d’une certaine façon à un autre officier qui dans les numéros précédents de la revue faisait également une analyse militaire de la situation. Mais si ce premier article, il est vrai très laudateur sur la méthode opérationnelle américaine en vigueur dans toute la coalition, n’a pas été inquiété, le plus récent, plus critique, a fait l’objet d’une réaction de cabinet.

C’était oublier que nous étions en 2019 et non dans les années 1930, et qu’à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, en voulant censurer on prend désormais le risque d’amplifier. L’article attaqué, qui sans cela serait resté dans un cadre restreint, est donc devenu à ce jour le plus lu de l’histoire de la revue. Le public sait que le cabinet du ministère a voulu le censurer et tuer ainsi toute réflexion professionnelle future.

Une armée plus que toute autre organisation car elle fait face constamment à des ennemis mortels a toujours besoin d’évoluer et de s’adapter. Notre armée a donc nécessairement besoin aussi de zones refuges de la pensée marquée «expression libre» pour des auteurs qui n’engagent pas ainsi l’institution, y compris dans ses revues institutionnelles.

On rappellera au passage pour cet exemple récent que le comité de rédaction de la RDN relève de l’association de 1901, est financièrement indépendant et revendique dans sa mission « la diffusion d'idées nouvelles », ce qui n’est pas synonyme, loin de là, de « communication ministérielle ». Il faut rappeler également que la nécessité d’une autorisation préalable de publier a été supprimée depuis longtemps pour les militaires. Il appartient aux comités de rédaction seuls de juger de la qualité de l’article, de sa conformité avec le devoir de réserve (ce qui est le cas ici) et du bon moment de sa publication (ce qui n’était pas forcément le cas ici mais c’est une toute autre question) mais à partir du moment où il est publié, un article écrit par un militaire doit être intouchable. Il peut faire l’objet d’une réponse, il peut initier un débat intéressant mais il doit être inconcevable d’en modifier une virgule.

Ne nous y trompons pas, c’est comme cela qu'on évolue vraiment et qu’on développe des idées neuves, et donc par définition avec une dose de critique autour de l’action qui n’exclut en rien la discipline dans l’action. Quitte à imiter les Américains autant imiter ce qu’ils font de bien, et leur liberté de réflexion professionnelle, préservée de toute intrusion politique, est un modèle. On doit pouvoir faire au moins aussi bien dans ce domaine. Cela sera bien plus utile pour la France qu’une censure politique qui au regard de l’histoire s’apparente toujours finalement à une forme de traîtrise.


Michel Goya