Extrait, résumé et adapté de L'invention de la guerre moderne, (ou La chair et l'acier), Tallandier
Entre le début
du XXe siècle et 1914, la France se trouve incapable de doter son armée d’une
artillerie lourde moderne et puissante. C’est un ratage qui va avoir de très
lourdes conséquences sur les opérations de la Grande guerre et partant sur l’avenir
même du pays. Comment l’expliquer ?
Les choses
étaient pourtant claires. On a bien vu les Allemands expérimenter dès 1900 des
pièces lourdes dans les grandes manœuvres. On sait que, dès 1902, ils commencent
à se doter d’obusiers (à tir courbe donc mais pas autant qu’un
mortier) capables d’envoyer des obus de 150 mm, puis de 105 à partir de 1909,
jusqu’à 7 km, là où notre 75 mm ne tire, en tir direct, que jusqu’à 4
km. On ne fait pourtant rien.
Dans
les faits, l’idée de création d’une artillerie lourde de campagne existe depuis
longtemps. Les propositions chez les officiers et les industriels se sont
même multipliés après les retours d’expérience des guerres de l’époque, en
particulier celle de Mandchourie en 1904-1905. Mais avec l’éclatement des
centres de décision, les choses n’avancent guère. Afin de mieux contrôler les
militaires (à qui, pour mémoire, on a retiré le droit de vote), l’autorité
civile a bien séparé la gestion organique des choses qui est l’affaire de l’état-major
des armées, la conduite future des armées (constituées à la mobilisation) qui est attribuée un collège de généraux réunis en attente dans un Conseil supérieur de
la guerre (CSG) au rôle consultatif, et les question de
doctrine et d’équipement prérogatives des directions d’armes réunies au ministère. Le tout
est chapeauté par un ministre souvent éphémère. Dans ces conditions, un projet
lourd et à long terme ne peut être engagé que lorsque tout le monde est d’accord
et que les finances suivent.
Or,
pour commencer tout le monde n’est pas d’accord. Le CSG se prononce pour la
mise à l’étude d’un obusier mobile de 120 mm. L’état-major de l’armée de son
côté penche pour le 155 CTR (court à tir rapide) du colonel Rimailho. En
revanche, la direction de l’artillerie et sa section technique, le cours
tactique de l’Ecole supérieure de guerre (ESG), le Cours pratique de tir de
Mailly (l’« école d’application ») sont beaucoup plus
réticents. Il est vrai aussi que dans le climat de suspicion qui règne avec l’arrivée
des Radicaux au pouvoir, l’artillerie a vu ses généraux à forte personnalité
remplacés par des officiers plus politiques mais souvent beaucoup moins
compétents techniquement. Il leur est donc difficile de s’imposer face à tout
un archipel de bureaux d'études assez autonomes de la
hiérarchie mais aussi sans relation avec la grande industrie. Pour le général
Herr,
aucune
conception d’ensemble d’un système cohérent d’artillerie avec toute la gamme de
matériels qu’il comporte ne venait orienter les esprits vers un but commun,
servir de lien aux études fragmentaires entreprises çà et là, coordonner les
efforts individuels […] depuis
la mise au point du « 75 » aux ateliers de Puteaux (1897), rien de
complet n’est sorti des études des ateliers de l’artillerie.
L’époque,
où l’illusion d’une longue paix en Europe est générale, est aussi à la
réduction des budgets, «dividendes de la paix » avant l’heure. En 1901, le
Parlement accorde 60 millions de francs aux armées pour l’ensemble de ses
achats d’équipements, puis ces crédits, presque toujours en décalage avec ce
qui est demandé par l'armée, déclinent régulièrement jusqu’à 23 millions en
1907 pour remonter ensuite jusqu’à 84 millions et connaître une poussée
soudaine à 119 millions en 1913, à un an seulement de la guerre. Le
développement de l’artillerie lourde de campagne allemande correspond au creux
des crédits d’équipement en France mais qui restent plus soutenus en Allemagne,
pays alors nettement plus riche. De plus, ces crédits échappent souvent aux
chefs opérationnels et aux hommes en charge de la doctrine, même après les réformes
de 1911. Ils sont en fait souvent gérés directement par le ministre en relation
avec la direction du contrôle général, spécialiste des questions de technique
budgétaire mais souvent coupée des réalités opérationnelles. En associant le
caractère éphémère et politique des décisions d’un ministre, souvent limitées à
un exercice budgétaire, et des procédures que l’on qualifierait aujourd’hui de
très « technocratiques », on aboutit à une gestion à court terme
particulièrement désastreuse pour les projets coûteux et complexes.
Il
résulte de ce cloisonnement et de cette complexité bureaucratique une lenteur
considérable dans les développements des innovations. Le colonel Alexandre
raconte qu’en 1898 à Briançon, il découvre que les Italiens parviennent à tirer
les pièces de gros calibre en montagne grâce à une simple ceinture (cingoli) articulée de larges plateaux de
bois entourant les jantes des roues. Le gouverneur de Briançon fait fabriquer
et tester une paire de ces cingolis
(d’un coût situé entre 600 et 800 francs) et Alexandre adresse un rapport
complet à la direction de l’artillerie. Huit ans plus tard, à Bourges,
il assiste à des tirs en compagnie du président du comité d’artillerie. A
l’issue, on lui montre une pièce de 155 mm avec un nouveau dispositif pour
ceinturer les roues, un projet venu de Briançon et qui a été redécouvert dans
les cartons après une spectaculaire manœuvre en montagne des Autrichiens,
employant un dispositif similaire.
En conséquence de cette
confusion et du manque de ressources, les différents courants de pensée au sein
de l’artillerie se déchirent. L’artillerie lourde n’existant pas, ses premiers défenseurs
sont ceux qui en sont les plus proches et ils viennent de l’artillerie « à
pied », c’est-à-dire l’artillerie lourde de
forteresse ou de siège, qui plus alors est la branche la moins prestigieuse de
l’arme. Les hommes en pointe, ceux qui ont les mérites et les promotions,
servent alors le 75 dans l’artillerie de campagne. Adeptes de la mobilité, ils
arguent du ralentissement qui serait occasionné par la logistique nécessaire à
ces pièces. La multiplication des calibres compliquerait
également les choses. Pour le général Percin, « On finirait par avoir, comme eux [Les Allemands], du canon léger, de l’obusier léger, du
canon lourd et du mortier. Or, nous avons assez d’artillerie ; nous en
avons plutôt trop ». Plus sérieusement, l’observation se faisant
uniquement à la vue, on estime utopique de tirer au-delà de quatre kilomètres,
zone dans laquelle le 75 mm
est très efficace. La solution proposée par certains d’utiliser des
observateurs avancés, à pied ou en aéroplanes, qui puissent communiquer leurs
observations à des batteries éloignées se heurte au scepticisme. Le centre
d’aviation d’artillerie de Vincennes, dirigé par Estienne, est fermé en 1912
après deux ans d’existence et les crédits pour une dotation conséquente en
matériel téléphonique ne sont votés qu’en juillet 1914. On estime également que les obus lourds ne
sont pas assez précis et puissants pour être efficaces contre les abris.
Percin, encore lui, est très véhément sur le sujet, quelques mois seulement
avant la guerre : « Je ne crois, ni
aux effets destructeurs des gros calibres, ni à l’utilité que présenteraient
ces effets si on pouvait les réaliser sur le champ de bataille. Le règlement de
1910 ne paraît pas y croire plus que moi ».
Surtout,
l’artillerie lourde paraît contradictoire avec la doctrine opérationnelle qui
met l’accent sur la mobilité, l’agressivité de l’infanterie et son appui direct
par l’artillerie. Les doctrinaires luttent donc pour arracher les artilleurs à
leur tendance naturelle « séparatiste » qui privilégie la lutte
contre l’artillerie adverse, rôle premier de l’artillerie lourde, et
l’autonomie dans le choix des objectifs. Ils veulent une concentration maximale
des feux pour aider l’infanterie dans sa marche en avant et pour cela, ils
n’hésitent pas à supprimer toutes les autres missions, ce que résume
parfaitement Grandmaison :
Il est impossible
d’envisager le combat de l’artillerie indépendamment de celui de l’infanterie.
Il n’y a qu’un combat, où chaque arme joue son rôle en vue du but commun.
Attaquer, c’est avancer. L’infanterie doit savoir qu’elle a besoin pour avancer
du secours de son artillerie ; mais l’artillerie doit ne pas ignorer que sa
tâche au combat se résume en ceci : aider par son feu le mouvement en
avant de son infanterie. Quand elle travaille pour son compte et non pas dans
le but immédiat et direct d’aider l’infanterie, son action est sans valeur.
Dans
ce cas, l’artillerie lourde détourne inutilement des ressources rares et pour
Percin, une dernière fois, « s’il
plaisait aux Allemands d’augmenter encore le nombre des canons de leur corps
d’armée, il faudrait s’en réjouir et non les imiter». Selon lui, dans une
guerre de mouvement et avec l’obligation de trouver de grands champs
d’observation, les batteries de 105
mm et de 150
mm allemandes, n’auraient pas le temps de choisir des
emplacements convenables et constitueraient des cibles faciles pour les 75.
Après
des années d’immobilisme, le Parlement relance le débat à l’occasion de la
discussion du budget de 1910 et conclut qu’il est finalement urgent de faire de
l’artillerie lourde. L’année suivante, devant les lenteurs de la réponse de la
direction de l’artillerie, le gouvernement nomme le général Mengin comme
nouveau directeur et crée une « Commission des nouveaux matériels »,
présidée par le général Lamothe. En octobre 1911, cette commission présente le
cahier des charges pour un obusier de campagne et un canon long (tir à 12-13 kilomètres ).
Devant l’urgence de la situation, elle propose de faire de la construction de
ces matériels l’objet d’un concours auquel l’industrie privée est admise à
prendre part avec les établissements de l’Etat. En février 1912, les Ateliers
d’Etat de Puteaux présentent deux matériels, et un mois plus tard, la société
Schneider propose un obusier de 105 mm, construit pour la Bulgarie , et un canon
long (106,7 mm, devenu ensuite 105 L) construit pour la Russie. Ces deux
derniers matériels répondent au cahier des charges et la commission Lamothe
demande à ce qu’ils soient testés pendant les grandes manœuvres et, pour le 105 mm , par la Commission d’études
pratiques de tir d’artillerie de campagne de Mailly. Celle-ci traîne des pieds.
Elle privilégie plutôt l’emploi de la « plaquette Malandrin », une
rondelle rigide qui, placée sur l’ogive de l’obus de 75mm, le freine et
augmente son angle de chute. Ce procédé, qui présente l’avantage d’être peu
coûteux et disponible immédiatement (tout en s’avérant désastreux), séduit les
parlementaires. Joffre, nouveau chef d’état-major aux pouvoirs élargis, passe
outre et met en commande immédiate 200 pièces de 105 L. Les délais
administratifs et le manque de souplesse de Schneider ne permettent cependant
de disposer que de quelques exemplaires de 105 C et des 105 L en août 1914. Dans
l’urgence, on étudie aussi la possibilité de modifier les modèles anciens de Bange
utilisés dans les forteresses pour leur donner plus de mobilité et faciliter
leur mise en batterie.
Avec
les matériels disponibles on s’efforce néanmoins de créer des unités
d’artillerie lourde de campagne, mais après le problème du matériel se pose
celui du personnel. Joffre propose de
les prendre dans les batteries de côtes, moins utiles depuis l’alliance avec la Grande-Bretagne. Cette
proposition provoque pourtant une levée de boucliers chez les élus concernés,
et donc chez les parlementaires, soutenus par certains généraux en retraite,
anciens inspecteurs des côtes ou adjoints des ports militaires. Le problème
n’est finalement résolu qu’avec l’augmentation des effectifs consécutive à celle de la durée de service à partir de 1913.
Cinq régiments sont finalement formés en avril 1914. L’ensemble comprend
environ 120 canons 120L de Bange déjà anciens (portant à 9 km ), 84
mortiers 120 C Bacquet produits par la société Creusot, mais à tir trop
lent et peu puissant, et surtout une centaine de 155 Court à tir rapide
Rimailho modernes, puissants, assez mobiles mais de portée un peu faible (6 kilomètres ). En
face, les Allemands ont 2 000 canons lourds qui vont faire des ravages.
A
l’automne 1914, après plusieurs mois de combat, le colonel Alexandre, alors
officier de liaison du GQG auprès de la
Ve armée, rencontre le colonel Besse, ancien
membre de la commission de tir de l’artillerie de campagne et professeur à
l’ESG :
« Croyez-vous maintenant à l’artillerie lourde ?
- Pas encore ! »