Sous le feu-La
mort comme hypothèse de travail est réédité dans quelques jours,
occasion pour moi d’en faire la promotion en revenant sur le long processus de
sa création.
Le point de départ est effectivement très ancien. Il date presque
de mon entrée en service au début des années 1980. Je me suis engagé à 21 ans
comme élève sous-officier à l’École d’infanterie à Montpellier en 1983. J’y ai
appris à la dure mon métier de chef de groupe de combat. J’y ai appris aussi à
m’étonner devant des choses incongrues. Un de mes instructeurs, l’excellent adjudant
Gomez, que je comparais à Zim dans Starship
Troopers donnait ses ordres de combat au groupe à terre à la manière d’un
chef de char parlant à la radio. C’était rapide et très efficace, mais en
complet décalage avec la méthode règlementaire et ses douze cadres d’ordre, ces
check-lists à apprendre par cœur et à appliquer aux circonstances. Le fait
qu’une grande organisation comme l’infanterie française (c’était l’époque des « 1 000 sections ») persiste à
appliquer une méthode alors qu’il était manifestement possible de faire mieux
tout de suite ne cessait de m’interroger.
Message de
service : alors qu’on n’a que le mot innovation à la bouche,
sous-entendant de belles machines sortant des coûteux laboratoires de nos
industriels, l’application de cette méthode permettrait de faire un bond
d’efficacité à nos centaines de groupes de combat sans dépenser un euro. Je
l’ai longuement et profondément testé, il n’y aucun doute là-dessus. Fin de
message.
Je continuais à m’étonner en observant les derniers feux des
BATIVAP, ces « batteries de
tests individuels de la valeur physique » où on mesurait chaque année le niveau physique du personnel en
le faisant sauter en hauteur ou lancer des poids. Le regard perplexe de
sous-officiers, par ailleurs de vrais athlètes du combat, devant une barre de
saut en hauteur m’a aussi beaucoup interpellé. Comment pouvait-on mesurer le
niveau physique de soldats en leur faisant passer des épreuves aussi techniques
et aussi éloignées de ce qu’ils faisaient réellement. C’était absurde, mais
cette absurdité était quand même née dans un cerveau et s’était imposée pendant
de longues années.
Je me disais que dans cette armée de Terre qui, à l’exception des
quelques régiments professionnels, ne combattait plus depuis la fin de la
guerre d’Algérie, il y avait eu une légère dérive et même un appauvrissement. La
base de l’entrainement physique était la marche et le footing en short, le tir
ne s’effectuait pratiquement qu’au posé à 200 mètres sur cible fixe
ou parfois « au juger » et toujours sur ordre. Non que cela
soit inutile, mais c’était peut-être un peu limité et il me semblait qu’on ne
combattait pas forcément en short en petite foulée constante, ni que le tir
s’effectua tranquillement face à de grandes cibles immobiles. Je soupçonnais
aussi que l’organisation des groupes et sections tenait au moins autant de ce
qu’on pouvait rentrer dans les véhicules façon sardines ou des économies à
faire qu’à l’optimisation du combat débarqué, mon univers. Je soupçonnais fort
aussi que ceux qui faisaient les règlements sur les groupes de combat n’en avaient
jamais commandé directement eux-mêmes.
Je me disais donc qu’il serait peut-être intéressant de revenir à
la base, à la manière cartésienne ou bouddhiste selon les sensibilités (et ce
qui me concerne plutôt la seconde) et de répondre à cette simple question :
« quel est le
job et quelle est la meilleure manière de l’exercer » ? une démarche qui a été
historiquement à l’origine de nombreuses innovations. J’ai donc décortiqué, écouté,
expérimenté et beaucoup lu. Le manuel du sous-officier d’infanterie de 1949
était une mine d’or plein de bruit et de fureur, là où les manuels de mes
débuts mettaient des castors en casquette pour représenter les soldats. L’anatomie de la bataille de Keegan fut
une révélation, De l’incompétence
militaire de Norman Dixon un amusement. Dans un champ parallèle, La recherche de l’excellence et Le chaos management de Peters et
Waterman me passionnaient.
Plus tard, alors que j’étais devenu officier, il y eut Études sur le combat d’Ardant du Picq, le
premier à avoir posé la question du comportement au combat en termes
scientifiques avant de mourir lui-même au cœur de son sujet d’étude. Beaucoup
d’autres ont accompagné ma carrière, avec une mention spéciale pour le très
contesté mais très passionnant SLA Marshall et pour toute une série de travaux d’officiers
français de l’entre-deux-guerres que je garde précieusement. Combien de
distance peut-on parcourir dans le temps qui sépare la décision de vous tirer
dessus, le tir lui-même et l’arrivée de la balle sur vous ? Vous ne savez
pas ? Moi oui.
Je passais ainsi deux ans de ma vie en formation de chef de groupe
et de chef de section (je passe sur mes deux ans à Coëtquidan où je n’ai pas
appris grand-chose), et douze à porter mettre en application cet enseignement,
du commandement du groupe à celui de la compagnie, le tout dans quatre
régiments différents et les opérations des années 1990. Je profitais
ensuite de mon passage à l’Enseignement militaire supérieur scientifique et
technique (EMSST) pour commencer à effectuer la synthèse de mes observations et
réflexions, en abordant le combat comme un monde à part qui apparaît puis
disparaît par bulles à l’intérieur desquelles se passent des choses étranges.
En 2003, je publiais Le fracas des âmes. La peur au combat et ses conséquences tactiques dans la revue Les Champs de Mars. C’était un de mes tout premiers écrits et j’en
étais très fier, d’autant plus que l’article était commenté dans Le Point.
Dans le même temps, j’étais engagé dans une thèse d’histoire
sur l’évolution de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale. J’y
trouvais évidemment une masse considérable de témoignages, le monde n’ayant
jamais connu alors autant de vétérans instruits. J’y trouvais la confirmation
de mon intuition sur la répartition inégale des rôles (je ne connaissais pas
alors les travaux de Weiss qui l’ont établi statistiquement) dans les ambiances
sous grande pression psychologique et aussi l’idée qu’il était difficile de
décrire par des mots froids les ambiances brulantes du combat. Il fallait donc
faire aussi sentir les choses et les témoignages de ces combattants-écrivains
de Jünger à Genevoix en passant par Tézenas du Montcel (mais certainement pas
Barbusse) m’y aidaient beaucoup. Je décidais même de m’inspirer de leur style
d’écriture.
Je décidais aussi de recueillir des témoignages
français actuels afin bien sûr de continuer à nourrir mes réflexions, mais aussi
de mettre en avant des individus ordinaires ayant fait des choses
extraordinaires pour la France sans que celle-ci n’en ait la moindre idée. Je
profitais de mon passage à l’École de guerre pour interroger en détail mon
camarade Bruno Héluin, dont je me disais que l’action sur le pont de Verbanja
le 27 mai 1995 ferait une belle scène d’introduction à la James Bond, ainsi
que le général de Saqui de Sannes sur la journée de 17 juin 1993 à
Mogadiscio, les deux combats les plus violents des années 1990.
Muté au Centre de doctrine d’emploi des forces
(CDEF), je m’efforçais de collecter d’autres témoignages, comme celui de
sous-officier avec un groupe dans un poste à Gohitafla en Côte d’Ivoire, mais
je n’y parvenais pas. J’ignore encore aujourd’hui pourquoi il est aussi
difficile de recueillir des témoignages personnels de soldats français au
combat. Je faisais néanmoins avec ce que j’avais et profitais de la liberté de
publier qui existait alors au CDEF pour proposer un premier document baptisé Sous le feu. Quand je dis qu’il existait
une liberté de publier, il faut relativiser. Ce qui avait surtout freiné la
publication, c’était que Sous le feu
ne comportait que des témoignages de marsouins et de légionnaires, un stock de
témoignages à l’époque forcément plus riche et surtout plus accessible pour
moi. Je publiais néanmoins ce document, toujours disponible ici, et en restait
là pour quelques années, conservant toujours en tête l’idée d’en faire un livre
grand public.
Je décidais de m’y mettre huit ans plus tard, en
2013, lorsque j’ai reçu un mail d’un officier du génie ayant quitté le service
et m’expliquant comment ce petit fascicule l’avait aidé dans sa mission en
Afghanistan. Très touché, je découvrais que je pouvais faire œuvre utile, et me
remettais à la tâche. Je développais donc Sous
le feu qui devenait aussi La mort
comme hypothèse de travail. J’ai une collection de titres possibles et
celui-ci est une paraphrase de L’amour
comme hypothèse de travail un roman de Scott Hutchins dont j’ignore par
ailleurs tout.
En l’espace de quelques semaines, je
développais les chapitres déjà existants et en ouvrais d’autres sur la
préparation au combat. J’introduisais d’autres témoignages et m’incluais dans
le discours. J’hésitais à parler à la première personne, à la manière
américaine, mais je trouvais que cela donnait forcément plus de chair derrière
les mots. Bien entendu, alors que j’ai essayé malgré tout de ne pas de mettre
en avant (j’ai même supprimé le témoignage personnel que je voulais initialement
inclure), c’est quand même cela qui me sera surtout reproché avec l’idée que
j’étais fasciné par les surhommes, les super-combattants, ce qui n’est
peut-être pas complètement faux pour un orphelin de père et lecteur de
Nietzsche.
Je mélangeais le tout, statistiques, références
scientifiques, témoignages historiques ou amicaux, soignais un peu mon style, testais les chapitres sur La voie de l'épée et
présentais cet ensemble baroque à mon éditeur, Xavier de Bartillat, qui
grâce lui soit rendue, accepta tout de suite de le publier. Il sentait sans
aucun doute qu’il rentrerait dans ses frais, puisqu’à ce jour il doit approcher
les 10 000 ventes.
Depuis, je continue à travailler sur cette
question du comportement au combat et chaque fois que j’ouvre Sous le feu, je constate
rétrospectivement les manques qu’il peut contenir et les insuffisances qu’il
peut avoir. Mais même ainsi il a plutôt intéressé. Je regrette un peu qu’à une
voix près l’Association des auditeurs de l’IHEDN ait préféré remettre le prix
Vauban 2014 à Alain Finkielkraut (il fallait que ça sorte, désolé) mais
les récompenses n’ont pas manqué, les projets de documentaires aussi, hélas
pour l’instant non aboutis, et surtout les mots gentils de lecteurs, militaires
bien sûr mais aussi civils. J’avais pris soin, outre de rendre le livre
accessible aux non-initiés, d’essayer de lui donner un côté management utile à
tous. Depuis, j’interviens assez régulièrement pour expliquer comme l’armée
parvient à sélectionner, former, conserver des individus capables d’accepter
d’aller volontairement dans une zone de mort et de s’y comporter au mieux.
Je ne désespère pas de donner un petit frère à Sous le feu dont je peux déjà dévoiler
le titre provisoire : Théorie de
l’assaut. En attendant, ce que je considère comme le testament d’une
première vie est publié à nouveau et je vous en souhaite une bonne lecture.