mercredi 20 novembre 2024
L'art de la guerre dans Dune
mardi 12 novembre 2024
Quelques études opérationnelles
Ils sont vendus en français ou en anglais sous format Kindle, sur Amazon (cliquer ici pour un exemple) normalement au prix de 2,73 euros-2,99 USD (je ne peux pas faire moins).
Vous pouvez aussi les demander en version pdf via le bouton « Faire un don » en haut à droite, après une mise minimale - ce que vous voulez - et en mettant une adresse mail dans les instructions.
La liste complète des études est la
suivante :
01-La guerre première. De la guerre du
feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation
militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la
guerre de Cent ans
04-Corps francs et corsaires de
tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine
(1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France
en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)
08-GI’s et Djihad. Les évolutions
militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le
Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire
militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements
opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations
armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)
13-L'art de la guerre dans Starship
Troopers de Robert Heinlein
14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les
snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18
août 2008)
18-VE 1 Manager comme un militaire.
Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations
humaines. Recueil
20-L'expérience des Combined action
platoons - Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté - L’armée française
des années 1920
22-Confrontation en Ukraine
(2014-2015)-Une analyse militaire
23-Barkhane-Une analyse de l'engagement
militaire français au Sahel
24-La guerre du Haut-Karabakh
25-Border War- Une analyse des opérations sud-africaines en Angola (1978-1988)
En préparation
26-L’art de la guerre dans Dune
27-Les porte-avions dans la guerre du
Pacifique
vendredi 4 octobre 2024
Le quadrilatère de la guerre moderne
Feux du ciel et phalanges
Il
y eut d’abord les combats sur le Golan en octobre 1973, et la résistance
acharnée et victorieuse de quelques brigades blindées israéliennes face à une
armée syrienne équipée et organisée à la manière soviétique. Cela apparaissait,
pour tous les observateurs occidentaux — et sans doute aussi soviétiques —
comme un modèle réduit de ce qui se passerait en Europe occidentale, et plus
particulièrement en République fédérale allemande, en cas d’attaque du Pacte de
Varsovie. On était même allé jusqu’au point où l’emploi de l’arme nucléaire
avait pu être envisagé et signalé à l’ennemi. Cela a considérablement stimulé
toutes les réflexions qui ont abouti notamment à la doctrine américaine AirLand Battle (ALB),
dont la première version a été publiée en 1982, au moment même où Israël
lançait l’opération Paix en Galilée au Liban.
Déclenchée
le 6 juin, Paix en Galilée illustre alors parfaitement ce que les
Américains envisagent de faire à bien plus grande échelle. Le 9 juin 1982, en
combinant surveillance par drones, détection électronique, coordination
aéroportée, brouillage et armes antiradars, l’armée israélienne détecte,
aveugle, paralyse et détruit la défense aérienne syrienne, tant au sol qu’en
vol. Les Israéliens acquièrent ainsi la suprématie aérienne dans la région pour
les cinquante années à venir. En outre, grâce à une artillerie renouvelée,
capable de frappes plus précises et en profondeur, Tsahal dispose d’une force
de frappe écrasante et précise, qu’elle met également au service de six
divisions blindées, transformées en lourdes phalanges interarmes écrasantes.
L’objectif
premier de l’opération est de détruire la menace représentée par l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP), solidement implantée dans le Sud-Liban et
qui attaque régulièrement le nord d’Israël à coups de roquettes ou
d’infiltrations de commandos. L’OLP, qui a commis l’erreur de vouloir
s’organiser en une division mécanisée classique, est balayée en quelques jours,
et ce qui reste de l’organisation est contraint de se replier à Beyrouth. Il en
est de même pour les deux divisions blindées syriennes présentes alors au
Liban. Bien que l’on soit loin de la fulgurance de la guerre des Six Jours, à
la fin du mois de juin, il apparaît clairement qu’aucune armée de la région
n’est plus capable de s’opposer à l’équivalent israélien de l’AirLand Battle en
essayant de le combattre de la même manière. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Tunnels, commandos et missiles
On
réfléchit donc dès cette époque à une autre manière de faire. En analysant tous
les combats contre Israël depuis plus de vingt ans, ainsi que ceux en cours
entre l’Irak et l’Iran, on comprend d’abord qu’il n’y a guère d’autre solution
pour s’opposer aux frappes aériennes que de se retrancher profondément dans le
sol ou le sous-sol, ainsi que dans les villes. Les Syriens mettent en place un
système fortifié le long de l’axe menant du Golan vers Damas. Le corps de
bataille blindé syrien y est largement intégré et complété par l’équivalent de
trois divisions de commandos. Tout le monde a en effet observé que, grâce à sa
faible signature et ses capacités d’infiltration, l’infanterie légère a été la
plus efficace contre les Israéliens. Dotés d’armes antichars modernes, ces
fantassins légers peuvent former ce qu’on appelle alors en Europe une «
technoguérilla », capable de harceler les forces les plus puissantes,
conformément par exemple au concept de « non-bataille » du commandant
Brossolet.
Cet
ensemble est censé constituer un bouclier derrière lequel il sera possible
d’user une armée israélienne, ou éventuellement occidentale, jugée puissante
mais peu endurante et très sensible aux pertes humaines. On ne gagne pas
cependant les guerres en se contentant de se défendre, il faut aussi donner des
coups. Avec un ciel totalement dominé par l’ennemi, il est désormais
inconcevable de lancer de grandes attaques blindées comme en octobre 1973, sous
peine d’être détecté et anéanti immédiatement. On peut en revanche utiliser
offensivement les commandos par le biais d’infiltrations.
Comme il est
également impossible de lancer des raids aériens, on découvre les vertus des
missiles balistiques fabriqués en masse par l’Union soviétique, tels que les
FROG-7 à courte portée et surtout la famille des Scud. Conçu dans les années
1950 en s’inspirant du V2 allemand, le Scud (SS-1 Scud en code OTAN) est la kalachnikov
des missiles, produit en masse et décliné en quatre versions soviétiques et de
multiples versions locales. Les missiles balistiques présentent alors l’immense
avantage d’être trop rapides pour être interceptés. Leur précision est très
faible, mais ils permettent de frapper les villes avec une charge
conventionnelle de presque une tonne d’explosifs, ou une charge chimique, voire
nucléaire. Trois Scud avaient ainsi été tirés par les Égyptiens sur les ports
israéliens en 1973, et des centaines ont été échangés entre l’Iran et l’Irak
pendant plusieurs années. À condition d’en disposer en nombre suffisant pour
effectuer des salves de plusieurs dizaines à la fois, cette force de frappe
peut constituer une dissuasion du « faible au fort ». À défaut, elle permet de
causer des pertes civiles intolérables tout en affirmant la détermination à
poursuivre le combat simplement par la répétition des tirs. La Syrie, l’Irak et
l’Iran se sont ainsi dotés d’un arsenal de missiles à longue portée,
constamment perfectionné grâce aux nouvelles technologies de l’information, et
ce malgré la fin de l’URSS.
Le développement
militaire du Hezbollah
Le Liban des
années 1980 est également le théâtre d’innovations de la part des organisations
armées. Fondé en 1982 avec l’aide de la République islamique d’Iran et de la
Syrie, le Hezbollah commence par mener une lutte clandestine particulièrement
redoutable en utilisant des camions remplis de tonnes d’explosifs, conduits par
des kamikazes. Chacun de ces engins devient l’équivalent d’une salve au ras du
sol de plusieurs missiles de croisière. Le Hezbollah mène ainsi onze attaques
de ce type, ciblant d’abord à plusieurs reprises les forces israéliennes, puis
l’ambassade américaine à Beyrouth, ainsi que les contingents américains et
français de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB). Les effets
sont terribles, tant sur le plan tactique — avec un total de plus de 500
combattants ennemis tués — que stratégique, avec notamment le retrait honteux
de la FMSB. Cela prouve qu’un groupe d’hommes déterminés peut faire plier
certaines des armées les plus puissantes au monde. La leçon est vite retenue,
et la tactique des attaques-suicides est adoptée par les organisations
djihadistes. Le Hezbollah pratique également toute la gamme des actions
clandestines, comme le détournement d’avions ou la prise d’otages occidentaux,
utilisés pour négocier des échanges de prisonniers avec Israël.
Alors
que l’armée israélienne se concentre, depuis 1985, sur la gestion d’une zone
tampon au sud du Liban, le Hezbollah développe une force de guérilla plus
classique à partir de ses bases dans la plaine de la Bekaa. Le combat est mené
de manière très décentralisée par des groupes infiltrés, suffisamment
autonomes. Ces groupes, de mieux en mieux entraînés et équipés, disposent de
missiles antiaériens SAM-7 et antichars AT-3 et AT-4, atteignant ainsi le
statut de « techno-guérilla ». De 5 combattants du Hezbollah tués pour 1 soldat
israélien en 1990, le ratio tombe à 1,5 pour 1 en 1993.
Le
Hezbollah est aussi le premier mouvement à utiliser massivement les engins
explosifs improvisés, plus connus sous l’acronyme anglais IED, comme arme de
harcèlement. Avec le temps, ces engins artisanaux deviennent de plus en plus
sophistiqués et finissent par être responsables de la majorité des pertes
israéliennes dans le Sud-Liban, y compris la mort du général Gerstein en
février 1999. Ces IED réduisent la capacité de manœuvre des forces de Tsahal,
qui se retrouvent de plus en plus retranchées et isolées.
Le
Hezbollah se dote également d’un arsenal de roquettes à courte portée, qu’il
utilise contre les bases israéliennes, mais aussi contre le nord d’Israël,
reprenant ainsi les méthodes de harcèlement de l’OLP. On assiste alors à des
embrasements ponctuels de quelques jours, comme en juillet 1993 ou en mars
1996, où des frappes aériennes et d’artillerie israéliennes répondent à des
salves de centaines de roquettes et inversement.
De
guerre lasse, Israël évacue le Sud-Liban en 2000, privilégiant désormais la
protection offerte par une barrière de sécurité à la frontière et les actions à
distance. Le Hezbollah occupe définitivement le terrain abandonné, consolide sa
position de para-État libanais et se transforme à nouveau militairement,
adoptant à son tour le modèle des « tunnels, commandos et missiles », toujours
avec l’aide de l’Iran et de la Syrie. Le Hezbollah devient ainsi l’une des
premières organisations armées, sinon la première, à se doter d’un arsenal de
missiles balistiques.
La confrontation
de 2006
La confrontation
entre les deux grands modèles d’armée, initialement attendue en Syrie,
intervient finalement au Liban en juillet 2006, à la suite d’une infiltration
réussie d’un commando du Hezbollah, qui tend une embuscade sur le sol
israélien. Alors que l’attention était concentrée sur Gaza, le gouvernement
israélien saisit cette occasion pour tenter, selon sa nouvelle doctrine, non
pas de détruire le Hezbollah, mais de l’écraser suffisamment par des raids
aériens et terrestres pour le rendre inopérant pendant des années. L’arsenal de
missiles balistiques du Hezbollah n’a donc pas dissuadé Israël.
Il est vrai que,
bien que les missiles balistiques se soient beaucoup améliorés depuis l’époque
soviétique, la défense antimissile israélienne a progressé encore plus
rapidement, notamment après l’impuissance démontrée lors des 40 Scuds irakiens
tombés sur le pays en 1990. En 2006, l’armée israélienne est capable
d’intercepter des missiles balistiques, bien que cela soit plus difficile
lorsque les tirs proviennent d’un avant-poste libanais, plutôt que du «
troisième cercle » de menace, réduit alors à l’Iran. Cela rend l’action
préventive d’autant plus tentante.
L’opération
israélienne de 2006 débute donc par une campagne aérienne visant à neutraliser
cet arsenal de missiles. Malgré cela, le Hezbollah parvient à lancer une
centaine de roquettes chaque jour sur le nord d’Israël, et le complexe
renseignements-frappes israélien n’est pas suffisamment précis pour éliminer
cette menace. Un engagement terrestre devient donc inévitable.
Le problème est
que le modèle AirLand Battle exige une grande maîtrise pour coordonner
efficacement toute sa machinerie. Or, bien que Tsahal dispose encore des
moyens, elle n’a plus les compétences nécessaires à ce moment-là. Comme
mentionné précédemment, Tsahal est une armée à faible mémoire opérationnelle,
et celle-ci est alors presque entièrement consacrée au maintien de l’ordre et à
la lutte contre les organisations clandestines palestiniennes. Le dernier grand
engagement, l’opération Rempart dans les villes de Cisjordanie en 2002, est
déjà loin pour une armée de conscrits et de réservistes dont les moyens et
l’entraînement ont également été réduits pour des raisons budgétaires.
Pour faire des
économies, l’armée israélienne a adopté un système de soutien logistique
similaire à celui des bases de défense en France à partir de 2008, un système
qui se révèle totalement inadapté aux opérations à grande échelle.
En résumé, entre
une prudence excessive pour éviter les pertes, une mauvaise coordination des
forces et un chaos logistique, la guerre révèle que Tsahal n’est plus capable
d’appliquer correctement le modèle ALB, et elle se heurte au modèle défensif du
Hezbollah, qui fonctionne, lui, parfaitement. Au bout de 33 jours, les forces
israéliennes atteignent les abords du fleuve Litani, mais elles continuent de
subir des coups humiliants de l’infanterie du Hezbollah, tandis que les
roquettes pleuvent toujours quotidiennement sur Israël. Avec la protection des
blindés et l’énorme supériorité de feu israélienne, le ratio de pertes devrait
être d’un soldat israélien pour au moins dix ennemis, mais il n’est que de 1
pour 4.
Une sortie
diplomatique est finalement trouvée, en feignant de croire que la résolution
1701, prévoyant le désarmement du Hezbollah au Sud-Liban, sera mise en œuvre
par les Forces armées libanaises.
ALB vs TCM
Fondamentalement, les
modèles de forces n’ont pas changé depuis cette époque, ils se sont simplement
perfectionnés. Malgré la réduction de ses moyens, l’armée de Terre israélienne
a beaucoup travaillé pour retrouver des capacités de haute intensité, qu’elle a
testées en 2008, 2014, et surtout en 2023-2024 à Gaza, face à une organisation
comme le Hamas, qui s’était lui aussi efforcé d’adopter le modèle TCM (Tunnels,
Commandos, Missiles). La diminution du volume des forces israéliennes a conduit
à procéder par séquences, plutôt que par une action unique, ce qui a ralenti
les opérations. Cependant, au prix de terribles souffrances civiles, le rapport
de pertes a finalement atteint un soldat israélien pour 40 combattants ennemis.
Alors que l’opération Flèche
du Nord est désormais lancée contre le Hezbollah, Tsahal est au sommet de ses
capacités, avec une vingtaine de brigades de manœuvre actives ou de réserve,
aguerries et maîtrisant parfaitement la combinaison des forces ainsi qu’une
puissance de feu inégalée, à condition de continuer à être soutenue par les
États-Unis. Le Hezbollah, de son côté, est plus puissant qu’en 2006 et aguerri
par les combats d’infanterie en Syrie, bien qu’il ait combattu principalement
contre d’autres organisations armées, et non contre une armée régulière. Sa
structure, très décentralisée, pourrait cependant être affaiblie par les
ravages causés dans son commandement, affectant ainsi ses capacités.
À ce stade, il est difficile de dire quel modèle, entre ALB ou TCM, finira par l’emporter au Liban, même si la détermination nouvelle israélienne semble faire pencher la balance de leur côté. On peut prédire cependant à coup sûr des dégâts et des pertes considérables pour tout le monde.
mercredi 18 septembre 2024
Coup d'éclats
J’étais, comme tout le monde, impressionné par l’imagination et l’audace de cette armée, et c’était bien, outre les effets matériels bien réels contre l’armée égyptienne, un des buts de cette campagne de coups d’éclat. L'extraordinaire sert parfois à cacher l'ordinaire. En pleine Guerre d’usure, ces coups d’éclat étaient en effet un moyen de compenser psychologiquement une difficulté réelle à obtenir des résultats décisifs contre l’Égypte. Ils offraient au public israélien des victoires médiatisables dans un conflit qui n’était qu’une multitude de petits coups : frappes d’artillerie et petites attaques d’un côté, frappes aériennes de l’autre, donnant l’impression que la balance penchait du côté d’Israël. Élément important : tous ces coups d’éclat, spectaculaires mais non décisifs, ont précédé et accompagné une vaste campagne aérienne sur le Nil, censée imposer sa volonté à Nasser, mais qui a finalement échoué.
La
guerre d’usure en cours entre Israël et le Hezbollah depuis le 8 octobre 2023
présente de nombreuses analogies avec la guerre d’usure de 1969-1970, la
frontière libanaise remplaçant le canal de Suez, avec un niveau de violence
pour l’instant encore très inférieur. D’un côté, le Hezbollah utilise ses
roquettes à courte portée et ses missiles antichars comme artillerie – 7 560
projectiles lancés à ce jour – afin de harceler les positions de l’armée
israélienne et de menacer la vie des habitants du nord d’Israël pour les
obliger à fuir. Comme les autres groupes armés de la « ceinture de feu » autour
d’Israël, le Hezbollah fait acte de solidarité avec le Hamas et répond aux
attaques israéliennes qui, elles-mêmes, répondent aux attaques du Hezbollah,
mais l’organisation, tout comme l’Iran d’ailleurs, ne veut clairement pas
franchir de sa propre initiative le seuil de la guerre ouverte et à grande
échelle.
À
cet effet, et contrairement à l’armée égyptienne en 1969, le Hezbollah n’a pas
engagé son infanterie légère ni ses commandos à l’assaut de la frontière, ni
utilisé son arsenal de frappes à longue portée. Il ne veut pas non plus
provoquer trop de pertes civiles afin de ne pas donner un prétexte à une
offensive israélienne. On est sans doute passé près après la frappe sur le
village druze de Majdal Shams le 27 juillet dernier, qui a provoqué la mort de
12 enfants, un résultat que le Hezbollah ne souhaitait pas, et une riposte
israélienne douloureuse pour le Hezbollah, avec un ciblage précis au cœur de
Beyrouth et la mort de Fouad Chokr, un très haut responsable de l’organisation.
Le lendemain, 31 juillet, c’était au tour d’Ismaël Haniyeh, numéro 1 du Hamas,
d’être tué, un coup d’éclat encore plus spectaculaire puisqu’il s’est déroulé
au cœur de Téhéran. Depuis, l’Iran et le Hezbollah ne cessent d’agiter le
spectre de la vengeance, mais ne font rien d’important.
De
son côté, comme en 1969, Israël utilise sa force aérienne pour mener des
actions de « contre-batterie » et frapper les cibles d’opportunité qui se
présentent. Jusqu’à hier, cette « guerre sous la guerre » a provoqué la mort de
50 Israéliens, en grande majorité des soldats, et le départ de 68 500 civils du
nord d’Israël (chiffres de l’Institute for National Security Studies, Israël),
tandis que 450 membres du Hezbollah et leurs alliés ont été tués, ainsi que 137
civils, et 113 000 Libanais ont été chassés de chez eux.
Hier, les Israéliens, unité 8-200 du renseignement militaire ou, plus probablement, le Mossad, ont prolongé la campagne de coups d’éclat initiée à Téhéran avec une opération inédite : le sabotage simultané de peut-être 4 000 bipeurs, Apollo AR-924 pour être précis, importés de Taïwan afin de constituer le réseau de communications des cadres du Hezbollah. On ignore encore comment les Israéliens, qui n’ont pas revendiqué l’attaque, ont procédé dans ce scénario digne d’un thriller ou d’un film d’espionnage. Les deux hypothèses évoquées donnent le vertige. D’un côté, on pense à un logiciel malveillant (malware) ayant provoqué, après un signal à distance, la surchauffe simultanée de tous les appareils et l’explosion de leur batterie au lithium. Cela signifierait, au bout du compte, que tous les objets électroniques fonctionnant avec ce type de batterie, c’est-à-dire à peu près tous, sont vulnérables à une intrusion. De l’autre, on imagine la manipulation de toute la cargaison destinée au Hezbollah, avec l’introduction d’un petit patch d’explosif stable, et donc non pas le PETN (tétranitrate de pentaérythritol) évoqué par Sky News Arabia, et un flamware provoquant son explosion à partir d’un code. En soi, ce n’est pas très compliqué, et il y a déjà de nombreux exemples de téléphones piégés de la sorte, mais pas à l’échelle de plusieurs milliers d’objets. Il est probable que les Israéliens ont eu le contrôle de toute la cargaison de bipeurs et autres à un moment donné de la chaîne d'approvisionnement, peut-être même dès l'origine via le contrôle d'une entreprise hongroise.
Dans tous les cas, la sophistication de l’attaque est assez bluffante, mais ce qui est
important, c’est qu’elle ait réussi, puisque plusieurs milliers de cadres du Hezbollah et ceux qui étaient à proximité de l'explosion ont été blessés, parfois très
gravement par les éclats, et même tués pour certains d’entre eux, onze au total dont deux enfants.
Première
conséquence : les services de renseignement et clandestins redorent leur blason
par une opération magistrale qui fait oublier leur échec indéniable du 7
octobre 2023, une attaque horrible dans ses effets, mais parfaitement organisée
par le Hamas. Admiratifs, on tend aussi à oublier toutes les facettes sombres
de l’opération Épées de fer, tout comme les raids commandos sur le canal
de Suez faisaient oublier que la guerre ne se passait pas très bien.
Seconde conséquence, très concrète cette fois : une partie de la structure de commandement du Hezbollah se trouve paralysée, matériellement avec la disparition de son réseau paradoxalement censé être protégé par sa rusticité, mais surtout humainement. L’organisation se retrouve donc provisoirement en situation de vulnérabilité. On peut donc déjà se demander s’il s’agit d’un coup israélien isolé, profitant d’une opportunité, ou s’il s’agit d’une salve de neutralisation préalable au « changement radical à la frontière nord » annoncé par Benjamin Netanyahu il y a quelques jours.
Dans l’immédiat, tout en pansant ses plaies, le Hezbollah va très certainement lancer une enquête interne de sécurité pour comprendre ce qui a pu se passer et y remédier, ce qui pourrait se traduire par la recherche de traîtres et une purge, doublant ainsi les effets de l’attaque. Surtout, Hassan Nasrallah se retrouve une nouvelle fois devant un triple choix compliqué : céder aux exigences israéliennes en arrêtant toute attaque et même en retirant ses troupes du sud du Litani ; franchir le seuil de la guerre ouverte en lançant son arsenal à longue portée et en attaquant la frontière avec son infanterie ; ou continuer la petite guerre. L'humiliation du premier choix et la folie du second poussent forcément, depuis le début, Hassan Nasrallah à préférer prendre des coups sans trop broncher, mais sans rien céder.
Le gouvernement israélien considère de son côté avoir pratiquement terminé l’opération à Gaza, puisque le Hamas a été détruit tactiquement et que le territoire est désormais verrouillé et cloisonné par deux corridors. Les 98e et 36e divisions sont prêtes à être engagées au nord, ainsi que la totalité des forces aériennes et navales. Tout est prêt pour attaquer au Liban.
Lui aussi est confronté à un choix difficile : soit tout arrêter pour proposer un retour à la situation de paix méfiante d'avant le 7 octobre 2023, soit franchir le seuil de la guerre ouverte pour détruire autant que possible la menace du Hezbollah, soit continuer comme cela. La différence avec le Hezbollah est que tout pousse plutôt à choisir la première ou la dernière solution, mais pas à continuer ainsi. Bien que l'engagement à Gaza n'ait suscité aucune contestation, sinon sur la manière dont il a été conduit, une nouvelle guerre est jugée par beaucoup comme une aventure dangereuse, tandis que la libération des otages de Gaza devrait être la nouvelle priorité. D'un autre côté, la pression des émigrants du nord est très forte pour mettre fin à cette situation, et Benjamin Netanyahu a visiblement envie de continuer à jouer la carte de la tempête sous prétexte qu'il est capitaine à bord. Il bénéficiera de l'appui d'une bonne partie du complexe politico-militaire qui considère qu'il faut saisir l'occasion pour en finir avec la capacité offensive du Hezbollah après avoir détruit celle du Hamas.
Le brillant de l’« opération Bipeurs » masque peut-être un embarras israélien et le souhait de faire sortir le Hezbollah de la ligne du milieu afin soit de clamer victoire, soit de proclamer une nouvelle guerre défensive. Constatant que les spectaculaires coups d'éclat de 1969 n'avaient finalement rien changé à l'attitude égyptienne et refusant évidemment de céder, les Israéliens s’étaient alors lancés dans une campagne de bombardement du Caire. Quelques mois plus tard, ils affrontaient les Soviétiques.
vendredi 6 septembre 2024
La bureaucratie comme ennemi secondaire
Depuis, les choses ont évolué, d’abord sous la pression des événements, puis grâce au partenariat avec l’OTAN et à l’action de réformateurs civils et militaires. Depuis 2022, les exigences de la guerre et l’arrivée de nombreux civils dans les forces armées ont encore accéléré la transformation. Pour autant, il reste encore beaucoup de problèmes qui plombent l’efficacité opérationnelle. En mars 2023, le lieutenant-colonel britannique Glen Grant, ancien conseiller du ministère de la Défense ukrainien et excellent connaisseur de l’armée ukrainienne, en faisait une analyse détaillée (voir ici). Un an et demi plus tard, les échos sur la persistance d’officiers manifestement incompétents à la tête de brigades, les relèves d’unités mal effectuées qui ont provoqué des avancées russes, ou encore le tir fratricide récent contre un avion F-16 montrent que le combat interne n’est pas terminé. Cet ennemi intérieur est toujours puissant par son inertie. Ce n’est pas la seule condition, mais il doit pourtant être vaincu si l’Ukraine veut l’emporter dans cette guerre.
Simplifier pour vaincre
Commençons par l’exemple de l’US Army pendant la Seconde Guerre mondiale, exemple presque idéal d’armée puissante construite à partir de presque rien. Avec le Corps des Marines constituant ses propres divisions, les États-Unis ont à partir de 1942 deux grandes forces terrestres avec une chaîne claire de commandement d’armées, corps d’armée et divisions respectant le « principe des cinq », c’est-à-dire que chaque niveau de commandement ne commande au maximum que cinq unités subordonnées.
En s’inspirant de ce qui se fait de mieux mais aussi des méthodes de l’industrie, les états-majors de ces différents niveaux de commandement fonctionnent de manière identique, avec un chef d’état-major dédié à leur fonctionnement afin que leur chef puisse se consacrer au commandement tactique, y compris en allant sur le terrain avec un poste de commandement mobile. Les tâches des différents officiers sont découpées et simplifiées pour être accessibles à des civils rapidement formés.
Les unités de combat sont produites à la chaîne comme des automobiles avec seulement quelques modèles. Il n’y a ainsi que trois types de divisions – infanterie, blindée, parachutiste – avec juste deux exceptions. À l’échelon inférieur, les types de régiments sont à peine plus nombreux. Toujours sur le même modèle industriel, les divisions sont recomplétées systématiquement en hommes et en équipements par des réserves calculées par anticipation de pertes et placées au plus près. Toutes formées de la même façon et en suivant une doctrine claire qui indique à tous la marche à suivre, les unités ont des capacités connues et prévisibles pour les chefs, même quand on les fait passer d’un commandement à un autre. Tout cela n’est pas optimal, mais c’est suffisant pour faire fonctionner très correctement une armée qui a été multipliée en volume par 40 de 1939 à 1945.
Le développement de l’armée ukrainienne est à l’exact opposé. Il est vrai que, contrairement aux Américains, il lui a fallu combattre tout de suite une menace mortelle tout en dépendant de l’aide matérielle étrangère pour son équipement. Sa structure de base était cependant, toutes proportions gardées, plus importante par rapport à la nation que celle de l’US Army, et son accroissement a consisté en une multiplication par deux dès les premiers jours de la guerre, par l’appel aux réserves notamment, puis encore par deux jusqu’à aujourd’hui. Contrairement à l’US Army, cette structure initiale ukrainienne était déjà complexe au départ, avec non pas une seule armée de Terre comme aux États-Unis (ou deux si l’on compte les Marines), mais six voire sept, pour ne parler que de celles possédant des unités de combat terrestres. Au ministère de la Défense, on trouve ainsi bien sûr l’armée de Terre, mais aussi les Forces d’assaut aérien, les Forces spéciales, les Forces territoriales nouvellement créées ainsi que les brigades de la Marine et, depuis peu, la brigade terrestre de l’armée de l’Air. Il y a aussi l’armée du ministère de l’Intérieur avec ses brigades de Garde nationale et les Gardes-frontières. Depuis 2014, on tolère aussi en parallèle une « armée de la société civile » formée des bataillons indépendants de volontaires, plus ou moins administrés par la Garde nationale et le ministère de l’Intérieur.
Il était difficile, dans l’urgence des combats, de tout remettre à plat et de mieux centraliser les choses, en admettant que les différentes chapelles s’inclinent devant le ministre de la Défense ou le chef d’état-major des armées. On a donc fait avec l’existant, et donc assisté aussi à une bataille des ressources entre les différents corps, notamment pour attirer les nombreux volontaires. Le ministère de l’Intérieur a développé ses unités de combat. Les gouverneurs de province, mais aussi parfois les maires de grandes villes, ont fait main basse sur la formation des brigades territoriales. Ceux qui se méfiaient de l’administration d’État ont rejoint les milices des oligarques ou surtout les bataillons indépendants comme Azov.
Fondée autant sur des considérations corporatistes, voire personnelles, que sur les besoins de la nation, l’allocation des ressources n’a donc pas été forcément optimale. Pour faire simple, il y a moins de brigades sur la ligne de front qu’il ne pourrait y en avoir si toutes les ressources humaines et matérielles de la nation étaient utilisées de manière tout à fait rationnelle. Surtout, si l’état-major central et les quatre états-majors régionaux ont le contrôle opérationnel sur presque toutes les unités de combat, ils n’en ont pas forcément le contrôle organique – recrutement, formation, avancement, soutien, équipement – surtout quand ces unités ne dépendent pas du ministère de la Défense et que les provinces ont de grandes responsabilités en la matière. Pour faire simple, là encore, il est difficile, par exemple, pour le chef d’état-major des armées de virer un commandant de brigade qui dépend du ministère de l’Intérieur. Il faut toujours en passer par des tractations entre chapelles et sans doute parfois passer par la Présidence.
Comme si cela ne suffisait pas, ces brigades sur le front sont également très diverses. Loin de la standardisation américaine, on a préféré multiplier à l’envie les différents types de brigades : mécanisée, blindée, aéroportée, d’assaut, chasseurs, assaut aérien, garde nationale, etc. On a pu ainsi compter jusqu’à 17 types différents de brigades ou de régiments, car, pour compliquer encore, on a aussi créé des régiments guère différents des brigades. Comme ces brigades sont toutes organisées et équipées différemment avec des matériels venus du monde entier, pour des effectifs « réalisés » par ailleurs très variables, on imagine la difficulté des états-majors à planifier des opérations avec des unités dont ils ne connaissent pas très bien les capacités réelles.
Ils pourraient cependant mieux le faire s’ils pouvaient s’appuyer sur des états-majors intermédiaires. Au début de la guerre, les états-majors régionaux pouvaient commander seuls un nombre relativement réduit de brigades. Avec la multiplication de ces dernières, on a cependant rapidement explosé le « principe des cinq ». Ce principe est né de l’observation de la difficulté pour le cerveau humain de manipuler simultanément plus de cinq objets mentaux. Au-delà de ce chiffre, il y a forcément de la déperdition d’informations et une multiplication des erreurs. C’est la même chose dans le commandement militaire. La planification avant l’action peut déjà être compliquée lorsqu’il faut préparer les missions d’une vingtaine de brigades ou de bataillons autonomes. La conduite de leur action simultanée une fois que l’action est commencée est impossible de manière optimale. Autrement dit, il y aura de nombreux problèmes de coordination entre unités qui ne savent pas où sont les voisins et où se trouve la limite entre eux, les relèves sur place seront toujours délicates et il y aura malheureusement régulièrement des erreurs et des tirs fratricides. Plusieurs avancées russes dans le Donbass auraient pu être évitées avec une meilleure coordination et donc des états-majors de brigade suffisamment denses pour déjà pouvoir gérer simultanément tous leurs pions tactiques, ce qui n’est toujours pas le cas, mais aussi des états-majors supérieurs de division, de corps d’armée ou d’armée, peu importe le nom pourvu qu’ils puissent faire travailler efficacement quelques brigades entre elles. Dans les faits, il aurait fallu créer un tel état-major chaque fois que l’on formait trois ou quatre brigades, et il devrait en exister une vingtaine maintenant. On est loin du compte.
Il est vrai qu’il aurait peut-être fallu trouver deux milliers d’officiers compétents pour les armer, en retirant des capitaines ou commandants du front et en mobilisant des civils – et c’est là, entre autres, que la mobilisation des étudiants ukrainiens serait utile – qui seraient mélangés et formés en Europe pendant six mois avant d’être engagés en Ukraine, tout équipés et peut-être accompagnés de conseillers.
Le « nez sur le guidon » à traiter tous les jours l’urgence, et en sous-estimant sans doute la durée de la guerre, l’état-major central ukrainien n’a pas pris le temps non plus d’élaborer une doctrine opérationnelle qui soit à la fois l’état de l’art et un guide à suivre par tous pour aller dans la même direction, facilitant ainsi, encore une fois, le commandement des opérations. L’armée française de la Première Guerre mondiale s’attelait à cette tâche tous les hivers, à partir de celui de 1915-1916, quitte à tout changer l’hiver suivant en fonction des évolutions constatées. Il n’est pas trop tard pour le faire, et il serait probablement très utile pour l’armée de Terre française de l’étudier attentivement. Peut-être ne veut-on pas donner d’informations à l’ennemi, peut-être n’existe-t-il pas vraiment de réseau interne d’auto-analyse très élaboré, ce qui conduit au problème suivant.
Limoger pour vaincre
Un des problèmes majeurs de cette complexité organisationnelle est qu’il est difficile de remplacer les mauvais chefs par des bons. Les armées fonctionnent en courant alternatif, passant d’une situation de paix où les règles d’avancement sont bureaucratiques à un temps de guerre où l’on s’aperçoit, par exemple, qu’il ne suffit pas d’avoir réussi un concours civil à 20 ans pour être forcément un bon colonel ou général au combat 20 ou 30 ans plus tard. La formation a pu être très longue, mais elle n’aura jamais pu appréhender complètement toutes les difficultés d’un commandement réel sous le feu, avec toute sa complexité et ses enjeux mortels. Les premiers combats constituent donc souvent un révélateur cruel de l’état réel des compétences, et il est logique que de nombreux chefs nommés dans le calme de l’avancement automatique ou des jeux d’influence ne soient pas à la hauteur le jour J.
Une des tâches d’un haut commandement, en plus de la gestion des opérations, doit donc être de remplacer des officiers manifestement incompétents – ce qui, au passage, est différent de commettre une erreur – par d’autres qui ont montré leurs qualités. C’est ce qu’a fait le général Joffre en quelques mois de 1914, en « limogeant » 40 % de ses généraux commandants de grandes unités et en les remplaçant par des officiers ayant réussi le test initial, comme Pétain ou Fayolle. Les choses se sont ainsi beaucoup améliorées pour l’armée française après le désastre initial de la bataille des frontières. En 1942, l’amiral Lockwood, commandant les sous-marins américains, prend la décision de relever tout commandant de sous-marin n’ayant rien coulé en deux patrouilles. En un an, un tiers des commandants sont ainsi remplacés, mais le nombre de victoires augmente très nettement.
Pour y parvenir, il faut que le haut commandement ait une vision à peu près claire des choses. Cela passe d’abord par la réception et la synthèse de tous les comptes rendus (CR) oraux ou écrits, à partir d’un certain niveau, qui doivent suivre chaque mission dans une armée moderne et remonter la chaîne hiérarchique. C’est la source première de la vision que peut avoir le haut commandement de la situation. J’ignore comment cela est organisé dans l’armée ukrainienne. J’ignore aussi le degré d’honnêteté de ces CR. Celui qui fait le compte rendu est lui-même jugé sur ce qu’il décrit. La tentation est donc toujours extrêmement forte pour lui de minimiser ses « moins » et de maximiser ses « plus », jusqu’à parfois aboutir au sommet à une vision des choses complètement décalée de la réalité. Aucune armée n’est épargnée par ce phénomène, mais il y a des limites, surtout si ces comptes rendus sont vérifiés et recoupés, et que le mensonge est sévèrement sanctionné.
Encore faut-il, pour cela, avoir une structure spécifique, en fait un service de renseignement intérieur aux armées. Le Grand quartier-général (GQG) de Joffre ne cesse d’envoyer des officiers de liaison dans les états-majors d’armées inspecter ce qu’il s’y passe, et les limogeages sont souvent issus de leurs comptes rendus. Un peu plus tard, on y forme un bureau de retour d’expérience et des inspecteurs d’armes qui vont plus sereinement étudier les choses plutôt que les hommes et faire évoluer les doctrines. En 1944-1945, le général Patton, commandant la 3e armée américaine, utilise de son côté un escadron de cavalerie personnel patrouillant en jeeps tout le long du front. Ce service de renseignement doit être capable aussi de capter les doléances des mécontents avant que ceux-ci, en désespoir de cause, ne s’adressent directement au public, par exemple par des vidéos.
Une fois que l’on sait à peu près ce qui se passe, le chef doit avoir le pouvoir de déclencher la foudre contre les incompétents notoires, sans être obligé de lutter contre les chapelles qui les ont nommés et ne veulent pas se désavouer. Un taux élevé de limogeages n’est pas l’indice d’une armée qui va mal, mais au contraire qui va de mieux en mieux, à condition que l’on constate ensuite la diminution régulière de ce taux avec le temps. Plusieurs témoignages indiquent clairement que le taux de limogeages ukrainien n’est sans doute pas au niveau qu’il devrait être, symptôme que le général en chef n’a pas forcément toutes les informations ou tous les pouvoirs nécessaires dans un système aussi complexe et opaque.
Le tableau peut paraître sombre ; il est en réalité normal pour toute armée en guerre qui passe en un temps très court de la grenouille au bœuf, et même plutôt au taureau, pour faire face à des problèmes de taureau que la grenouille a eu du mal à appréhender. Le bordel interne devient très rapidement le deuxième ennemi à combattre, et c’est un ennemi coriace, surtout comme en Ukraine, après des dizaines d’années de mise en place d’une bureaucratie inefficiente. Ce qui sauve l’armée ukrainienne est que l’armée russe, qui n’a pas fait appel à sa société pour se vivifier, connaît des problèmes encore pires.
Par ailleurs, le combat est activement mené. Le général Syrsky a clairement entrepris un effort de réorganisation de son armée, en simplifiant progressivement les structures, transformant petit à petit des brigades territoriales en brigades de manœuvre, alors que le ministère de l’Intérieur fait de même avec la garde nationale et les gardes-frontières. Des états-majors sont effectivement créés, des chefs de brigades sont virés, et parfois même des brigades sont dissoutes. Un grand espoir est de disposer de suffisamment de brigades pour enfin avoir une réserve stratégique. Il faut bien comprendre que la réserve stratégique n’est pas seulement là pour faire face aux urgences ou organiser des attaques sans retirer des forces du front. C’est aussi la seule manière d’organiser des rotations de brigades du front vers l’arrière, de les y reposer, de les reconstituer et de les entraîner à de nouvelles méthodes. Les armées évoluent plus vite à l’arrière que collées au front ; encore faut-il avoir un arrière bien structuré. Le courage immense des soldats ukrainiens et leur ingéniosité technique, dopée par l’arrivée des civils dans leurs rangs, méritent d’avoir une structure de commandement à la hauteur.
Je précise, pour conclure, que les forces armées françaises de ces vingt dernières années n’ont aucune leçon à donner en la matière, trouvant le moyen de passer, en quelques années, d’un système capable de déployer en quelques jours en Allemagne 65 régiments de manœuvre au complet, avec une chaîne de commandement complète et un soutien bien organisé, à un bordel bureaucratique à grande échelle. Le révélateur de la guerre à grande échelle et à haute intensité serait cruel pour nous.
vendredi 30 août 2024
Des missiles et des hommes
Bordure
et profondeur, armée et société
Rappelons
d’abord quelques principes. En premier lieu, toute la puissance de feu
indirecte, celle qui passe par le ciel, sert à réaliser deux missions :
modeler le champ de bataille ou modeler la société de l’ennemi. Dans le premier
cas, il s’agit d’appuyer les forces au contact contre ceux qu’elles ont en face
d’elle (appui) ou de frapper tout ce qui se trouve en deuxième échelon de ces
forces de contact : artillerie, soutien logistique, centre de
commandement, concentration de forces, etc. (regroupons tout cela sous le terme
d’« interdiction »). Dans la classification ex-soviétique, on parlera
respectivement de frappes tactiques et opérationnelles. Elles s’inscrivent dans
le duel des armes clausewitzien en coordination avec des opérations terrestres
afin de vaincre l’armée ennemie, et donc d’obliger le pouvoir politique à se
soumettre.
Dans
le second cas, qualifié de « stratégique » par les Soviétiques parce
que c’est loin et par les armées de l’Air d’avant-guerre pour se donner un rôle
autonome, on s’efforcera de frapper l’économie du pays ennemi - son industrie
de guerre en premier lieu - le réseau énergétique, les centres politiques, etc.
On peut même frapper directement la population comme à la gare de Kramatorsk en
avril 2022. L’idée est cette fois d’agir sur l’effort de guerre, au sens large,
de la société (ou le peuple selon Clausewitz) l’autre élément de la trinité
avec l’armée et le pouvoir politique. À défaut de vaincre l’armée ennemie,
certains ont espéré ainsi vaincre la population et obliger le pouvoir à se
soumettre non pas par la pression des armes cette fois, mais par celle du
peuple mécontent.
La distinction entre ces deux stratégies est parfois floue. Frapper les usines de production d’équipements militaires ont ainsi des effets directs sur l’armée ennemie. La distinction géographique n’est pas non plus forcément très claire, certaines villes comme Kharkiv ou Kherson étant sur la ligne de front et certains objectifs purement militaires, comme les bases aériennes, pouvant se situer très en arrière de celle-ci. Les presque 12 000 cibles touchées par ces 23 000 projectiles sont à moitié militaires et civiles, qui peuvent être aussi d'intérêt militaire.
Il
y a aussi une question de portée. Dans la guerre en Ukraine, plus de 99 % des
projectiles indirects de tout type - obus, roquettes, drones, missiles à courte
portée, bombes planantes ou non -tombent dans une bande de 60 km au-delà de la ligne
de contact. Logiquement, cette bordure reçoit donc aussi l’immense majorité du
tonnage lancé et pour plus de 90 % du fait de l’artillerie et des 15 à 20 millions
d’obus et roquettes à plusieurs kilos ou dizaines de kilos d’explosif. Les
bombes planantes utilisées depuis bientôt un an représentent cependant aussi entre
3 000 et 4 000 tonnes d’explosifs, concentrés sur des points beaucoup
plus précis que les salves d’artillerie. À titre de comparaison, le modèle de
bombe aérienne atomique américaine B-61 le moins puissant représentait
l’équivalent de 300 tonnes d’explosif. Les défenseurs d’Avdiivka, où ces bombes
planantes ont été utilisées massivement pour la première fois, ont donc reçu
l’équivalent d’une très petite bombe A.
Pas
besoin d’utiliser des armes nucléaires de petite puissance, la force de frappe
conventionnelle russe a déjà l’équivalent, et c’est bien cette puissance de feu
supérieure à celle des Ukrainiens qui permet à leurs forces de manœuvre
d’avancer dans les défenses du Donbass et pas l’inverse. Point particulier, les
3008 missiles S-300/400 décrits dans la liste, des missiles antiaériens
convertis à la frappe au sol, sont, du fait de leur faible portée sont utilisés
presque uniquement dans la bordure et pour le coup, plutôt sur les villes qui
s’y trouvent. Outre leur charge militaire conséquente, 140 kg d’explosif, leur
seule qualité militaire est d’être trop rapides pour être interceptables (19
sur 3008 seulement) alors qu’ils sont totalement imprécis. Il n’est pas évident
que ces missiles frappants à courte portée et très utilisés soient
comptabilisés dans les chiffres d’interception, qui se concentrent eux plutôt
sur les frappes en profondeur.
Dans
la profondeur
Remarquons
d’abord que pour frapper la société et les cibles militaires lointaines, les
Russes n’emploient pas de chasseurs-bombardiers. La raison est simple : le
réseau de défense aérienne ukrainienne, que les Russes n’ont pas réussi à
détruire d’emblée, est trop dense et donc trop dangereux pour eux alors que
l’aviation russe ne dispose pas suffisamment de moyens dits de neutralisation
ou de destruction des défenses aériennes (S/DEAD en anglais). On s’étonnera au
passage qu’ils n’aient pas cherché à s’en doter afin de pouvoir réaliser des
raids aériens, ce qui est beaucoup plus puissant, agile et précis que l’emploi
de missiles, puisqu’un seul chasseur-bombardier peut porter au moins
l’équivalent explosif d’un missile et est réutilisable. Les bombes planantes
utilisées par les Russes sur la ligne de front en quelques mois dépassent largement
en puissance le tonnage d’explosif des 10 000 missiles et 13 000
drones qui ont été utilisés depuis deux ans et demi, surtout si on ne considère
que ceux qui ont atteint le sol.
Comme
la campagne allemande des V1 et V2 en 1944-1945, la campagne de frappes russe
en Ukraine (et inversement d’ailleurs) est une campagne par défaut. On utilise
des machines parce qu’on ne veut ou ne peut pas y engager des engins avec des
hommes à bord.
Cet
emploi des machines est passé par plusieurs phases. Au début de la guerre, les Russes disposaient
d’un arsenal de missiles de 1ère catégorie, modernes, puissants, à
longue portée et précis fondés sur trois modèles : 9K720 Iskander balistiques
sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. On
rappellera que les missiles balistiques ont une forte poussée initiale pour leur
donner une trajectoire parabolique et une grande vitesse à la retombée alors
que les missiles de croisière sont propulsés par un moteur à réaction et volent
à une altitude plus basse.
En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 de ces engins de première catégorie avec une production moyenne de 20 par mois. En 2022, on était donc sans doute aux alentours de 1 900. Chacun de ces missiles peut projeter plusieurs centaines de kilos d’explosif (700 pour l’Iskander) mais leur temps de vol, même réduit à quelques minutes, leur interdit de frapper autre chose que des cibles fixes et donc plutôt des infrastructures. On l’a oublié, mais les Russes ont très largement utilisé, voire dilapidé cet arsenal dans les premiers jours de la guerre, avec plusieurs dizaines de missiles chaque jour, parfois efficacement comme les 30 missiles lancés le 13 mars sur la base militaire de Yavoriv, mais souvent de manière erratique et avec le risque d’épuisement rapide du stock. Pour la petite histoire, le tweet correspondant à cette situation me vaut la reconnaissance éternelle de tous les idiots pro-russes qui peuvent l’afficher régulièrement en le sortant de son contexte.
Du
côté de la défense, si les missiles balistiques restent difficiles à abattre,
les Ukrainiens apprennent à mieux contrer les missiles de croisière. Le taux
d’interception, assez faible au départ, augmente nettement à l’été 2022 par
effet d’apprentissage et apport du renseignement aérien d’alerte américain.
Les
Russes décident néanmoins de continuer cette campagne de frappes en profondeur
et s’adaptent. En premier lieu, ils réussissent à maintenir et même à élever
leur production de missiles malgré l’embargo sur les composants électroniques,
ce qui pose la question de leurs fournisseurs. En faisant le total des trois
missiles de première catégorie évoqués plus haut on obtient le chiffre de 2942,
soit un surplus de 1 000 par rapport au stock initial et donc une
production d’une trentaine par mois. En second lieu, les Russes introduisent
dans la bataille tout ce dont ils disposent depuis les missiles hypersoniques
Kh-47M2 Kinjal (puis marginalement les 3M22 Zirkom) encore à l’état de
prototypes jusqu’aux vieux missiles Tochka-U en passant surtout par la
conversion de missiles antinavires en frappes au sol. Qu’il s’agisse des très
anciens vieux Kh-22 ou leur version modernisée Kh-32, tirés depuis les airs, ou
les modernes P 800 Onyx tirés depuis le sol, ces missiles à longue portée sont
très rapides, et donc difficilement interceptables (12 sur 211 Onyx et
seulement 2 sur 362 Kh22/kh32) mais au prix d’une faible précision. Les vieux Kh22
en particulier, avec une tonne d’explosif à bord, sont à l’origine de
catastrophes meurtrières comme, entre autres, la destruction de la cathédrale
d’Odessa, du centre commercial de Krementchouk et d’un immeuble à Dnipro. Les
Russes se défendent de frapper directement la population, mais quand on lance
des engins aussi puissants que hasardeux au milieu des villes le résultat est
le même.
Grâce
à tous ces ajouts, les Russes ont réussi à maintenir une cadence de tir de
missiles, certes moins élevée qu’au début de la guerre, mais quand même
conséquente. A la fin de l’année 2023, on parlait d’un total de 7 400 missiles,
de tout type et de toute portée, tirés depuis le début de la guerre, soit plus
de dix par jour.
La
campagne black out
À
partir de septembre 2022, les Russes ajoutent à cet arsenal les drones à longue
portée Shahed-136, fournis par l’Iran puis produits et développés en Russie
sous le nom de Geran. Le Shahed est lent et ne porte qu’une charge limitée
(initialement 20 kg d’explosif et peut-être 40 pour les dernières versions,
soit l’équivalent d’un ou deux obus de 152 mm) mais il est très simple et peu
coûteux et peut donc être fabriqué en grande quantité. Plus de 13 000 ont
été ainsi lancés à ce jour, soit une moyenne de 500 par mois sur des cibles
fixes et peu protégées. L’apparition des drones oblige les Ukrainiens à
développer un système de défense spécifique, peu efficace au départ mais
désormais à peu près au point, ce qui explique le pourcentage total de 66 %
d’interceptions alors que l’on en est certainement à au moins 80 % aujourd’hui.
Notons qu’avec 33 % de Shahed ayant effectivement atteint le sol, cela donne
seulement entre 80 et 100 tonnes d’explosif projetées en deux ans, ce qui est
très faible, non pas pour ceux qui sont dans la zone de tir mais au niveau
stratégique.
Au
début du mois d’octobre 2022, les Russes rationalisent l’emploi de tout cet
arsenal hétéroclite. Missiles de tout type et drones sont réunis en salves
quasi hebdomadaires de 100 à 200 projectiles destinés à saturer le système de
défense aérien ukrainien et produire un effet de masse tant matériel que
psychologique. Les attaques sont également concentrées sur le réseau
énergétique, électrique en particulier, et secondairement sur les grandes
villes, Kiev en premier lieu. Cette campagne dure six mois avant de se réduire
en régularité et en volume de munitions disponibles. Si son objectif était de
paralyser la société ukrainienne et de faire chuter le moral de la population,
l’échec est patent, comme de fait toutes les campagnes visant cet objectif dans
l’histoire. Si l’objectif était d’entraver le fonctionnement de l’armée
ukrainienne c’est plus réussi, ne serait-ce que par la menace permanente qui
pèse sur toute concentration de ressources, la tension sur le système de
défense aérienne et le retrait de pièces importantes sur le champ de bataille,
comme les canons-mitrailleurs, pour défendre les villes contre les drones.
La
campagne de frappes en profondeur s’est poursuivie de la même façon à moindre
rythme jusqu’à la fin de l’année 2023, maintenant le réseau électrique
ukrainien sous pression, avant d’être relancée par le renfort nord-coréen. On
savait que la Corée du Nord avait alors fourni des missiles balistiques KN-23 à
la Russie à partir de la fin 2023 mais pas en aussi grand nombre (1300). Le
KN-23 ou plutôt les KN-23 car il en existe de nombreuses versions, se veut
l’équivalent nord-coréen de l’Iskander russe avec des performances annoncées
similaires. Ce n’est pas forcément le cas, les KN-23 ayant connus de nombreux
ratés et de très grandes imprécisions en Ukraine, mais cela représente malgré
tout par le nombre, la puissance et la difficulté d’interception (1 sur 23) une
menace importante. Avec en plus, et surtout, la fourniture de millions d’obus
d’artillerie, la Russie doit beaucoup à la Corée du Nord, dont personne ne dit
au passage qu’elle serait « cobelligérante ».
En résumé, l’exposé honnête, semble-t-il, du général Syrsky souligne à la fois le volume de cette campagne de frappes par les machines, mais aussi ses limites. Il souligne aussi la difficulté que l’on éprouve encore à intercepter des missiles très rapides, qu’ils soient balistiques ou de croisière, et la nécessité d’une défense adaptée que pour l’instant nous n’avons pas encore à un niveau suffisant. Confrontée à 10 000 missiles conventionnels et 13 000 drones, la France serait de toute façon en grande difficulté. Dernier point : le chiffre final de 25 % seulement d’interception de missiles interceptés n’a pas manqué d’attirer les commentateurs sur le thème : « les Ukrainiens, qui annoncent régulièrement plus de 80 % d’interceptions mentent donc ». On l’a vu les choses sont plus compliquées que cela, puisqu’il s’agit d’une moyenne sur deux ans et demi avec des évolutions majeures de la défense aérienne ukrainienne en capacités et en compétences. Il est probable par ailleurs comme cela a été dit que seules les frappes dans la profondeur font l’objet de bilan forcément beaucoup plus flatteurs. Pour autant, il est vrai que le soutien au moral intérieur et la transparence pour maintenir la confiance des alliés ne font pas forcément bon ménage.
samedi 24 août 2024
Des coups et des douleurs
Ouvrir la boîte du chat
On en sait maintenant un peu plus sur les intentions
ukrainiennes dans leur offensive dans la province russe de Koursk. Une telle
opération pouvait consister en un grand raid, visant à détruire et ébranler
autant que possible les forces et le pouvoir russe avant de revenir en Ukraine,
ou en une opération de conquête de territoire. L’ampleur des moyens déployés,
le temps passé, le plan de cloisonnement du district de Glushkovo par la
destruction des ponts précédant très probablement une nouvelle attaque
ukrainienne de ce côté, semblent indiquer le choix de la seconde option.
Pour être plus précis, on s’oriente visiblement vers
une opération de conquête limitée visant à prendre une zone suffisamment pour
être significative stratégiquement, il faut alors compter en milliers de km2,
et défendable opérationnellement, c’est-à-dire s’appuyant sur des défenses
naturelles, comme la rivière Seym, et des retranchements, tout en étant, comme
les Égyptiens en octobre 1973, dans la bulle de protection et d’appui de la
défense aérienne et de l’artillerie à longue portée avec par ailleurs des
lignes logistiques relativement courtes et protégées. La poche actuellement
tenue, plus celle à venir du district de Glushkovo entre la frontière et la
Seym, correspond déjà à ces critères. Elle peut encore être étendue, mais sans
doute pas beaucoup plus, la phase fluide du combat de manœuvre commençant à
faire place à la création d’une ligne de front avec l’engagement des renforts
russes.
Il est ainsi très peu probable, et sans doute pas
souhaitable, que les Ukrainiens aillent très au-delà de la zone actuelle en
direction de Koursk par exemple ou même de la centrale nucléaire de la
province. En stratégie comme dans beaucoup d’autres choses, il faut savoir où
s’arrête ce qui suffit. Avancer par exemple jusqu’au Koursk, une cinquantaine
de kilomètres au-delà de la ligne de contact actuelle, nécessiterait d’augmenter
encore le nombre de brigades engagées afin de maintenir une densité minimale de
force. Il ne faudrait pas se contenter en effet d’une flèche en
direction de la capitale de la province, mais bien d’avoir une poche suffisamment
large pour écarter les menaces d’attaque de flanc ou simplement les frappes sur
un axe logistique unique. Il faudrait deux fois plus de brigades qu’actuellement
déployées pour tenir cette zone, ce qui paraît difficile lorsqu’on combat déjà
en flux tendus, pour finalement arriver devant une ville de plus de 400 000
habitants dont la saisie demanderait sans doute encore plus de forces et de
temps. Tout cela nécessiterait également le déplacement en Russie de tout l’échelon
d’appui d’artillerie et de défense sol-air avec les contraintes qui cela
implique. Beaucoup d’efforts incertains - pour rester dans l’exemple de la
guerre de 1973 on rappellera la grande erreur égyptienne d’engager les deux
divisions blindées de réserve en avant de la zone tenue - pour des gains stratégiques
qui ne seraient pas en proportion. La plupart de ces gains stratégiques ont
déjà été obtenus et contrôler 4 000 ou 6 000 km2 au lieu des 2 000
qui peuvent être espérés à court terme ne les multiplierait pas par deux ou
trois.
Ceux-ci sont déjà considérables et d’abord politiques.
On les a déjà évoqués dans le dernier billet, ils n’ont pas changé. Comme un
gros chat de Schrödinger, considéré comme à
la fois vivant et mort avant qu’on découvre son état réel en ouvrant sa boîte, Poutine
pouvait être considéré à la fois comme extrémiste et timoré face à la perspective
de déclarer la guerre. Après quelques jours de sidération, comme chaque fois qu’il
est surpris, Vladimir Poutine a finalement montré qu’il avait finalement plus peur
des réactions internes à une mobilisation guerrière que des Ukrainiens.
Il n’y a que deux emplois possibles de la force légitime,
la guerre et la police. Poutine a choisi de qualifier l’opération ukrainienne d’« attaque
terroriste » et d’en confier la gestion a des siloviki – les hommes des
services de renseignement et de police – plutôt qu’à de vrais généraux. Ce sont
pourtant les régiments et brigades déployés en urgence à Koursk qui colmatent vraiment
la brèche et s’efforcent de cristalliser une nouvelle ligne de front en défendant
toutes les localités.
Cette attaque terrestre ukrainienne a testé aussi la
population russe, en particulier celle, très majoritaire, des « épargnés »
de la guerre. De ce côté-là, on assiste logiquement plutôt à un réflexe
patriotique de soutien aux défenseurs de la patrie, mais c’est un soutien
passif. Comme le soulignait la sociologue Anna Colin-Lebedev, le contraste avec
la réaction de la population ukrainienne aux attaques russes en Crimée et dans
le Donbass en 2014-2015 est saisissant. On n’assiste pas par exemple à la
formation spontanée de bataillons d’autodéfense à la frontière avec l’Ukraine, la
faute à une longue stérilisation politique et un transfert complet et admis de
l’emploi de la force aux services de l’État. Pas de révolte à attendre non plus
de ce côté-là, ce que par ailleurs personne n’attendait sauf peut-être justement
en cas de mobilisation générale, ce dont Poutine n’a pas voulu, ce qui
constitue peut-être l’enseignement majeur de cette opération.
Pas de surprise non plus pour les Ukrainiens du côté
des Alliés occidentaux placés devant le fait accompli d’emploi de leurs armes et
équipements sur le sol russe. Cet emploi n’a pas, comme c’était prévisible,
provoqué la foudre russe sur le territoire des pays fournisseurs, et ceux-ci
sont obligés de suivre. On n’imagine pas en effet de se ridiculiser en
demandant le retour immédiat des véhicules Marder allemands ou Stryker
américain, voire VAB français, sur le sol ukrainien ou d’interdire d’utiliser
les lance-roquettes HIMARS ou les bombes AASM après leur démonstration d'efficacité contre les forces ennemies sur le sol russe. C’est une autre évolution
considérable qui peut, en liaison avec la décision américaine de fournir
également des missiles air-sol à longue portée, peut doper la campagne de
frappes ukrainienne.
Au regard de cette impuissance russe de matamore, on
ne peut au passage n’avoir que des regrets sur la faiblesse de notre attitude
face à la Russie depuis des années et particulièrement juste avant la guerre en
2022. On ne parlait que de « dialogue » comme attitude possible face
à la Russie dans nos documents possibles, affublé parfois de « ferme »,
mais timidement parce qu’on avait supprimé tous les moyens qui permettaient de
l’être. Nous avons cru la Russie forte et nous nous savions faibles, nous avons
donc été lâches et longtemps encore après que la guerre a commencé. Pour
paraphraser Péguy, nous avons expliqué que nous voulions conserver nos mains
pures pour cacher que nous n’avions plus de mains.
L’autre nouveauté stratégique de cet été est effectivement
la montée en puissance des frappes en profondeur ukrainiennes. On rappellera qu’on
peut catégoriser les frappes venues du ciel en trois missions : appui immédiat
en avant des troupes de manœuvre (celles que préfèrent les soldats au sol) ;
interdiction sur l’arrière de la ligne de front et enfin destructions de cibles
militaires ou civiles d’intérêt militaire dans la grande profondeur, comme par exemple
les raffineries russes ou inversement le réseau électrique ukrainien. Les plus productives,
notamment pour déjouer la stratégie de pression et d’étouffement russe sont les
frappes d’interdiction, sur les bases, dépôts, postes de commandement, en clair
tout le réseau arrière permettant aux forces de manœuvre de fonctionner.
Desserrer l’étouffement
L’instrument premier de la campagne de frappe ukrainienne
est constitué la flotte de drones à longue portée de plus en plus perfectionnée
et de plus en plus nombreuse qu’ils ont su se constituer de manière autonome.
On serait bien avisé d’ailleurs de s’en inspirer, nous qui fondons notre
capacité de frappes en profondeur uniquement sur nos puissants, mais rares chasseurs-bombardiers.
L’inconvénient principal des drones est qu’ils ne peuvent porter une charge explosive
très élevée, ce qui limite leur emploi à des cibles peu protégées. Heureusement
pour les Ukrainiens, et c’est une nouvelle source d’étonnement, les Russes n’ont
toujours pas bétonné leurs bases aériennes et beaucoup d’autres objectifs
sensibles sur leurs arrières. Ils se sont contentés pour l’essentiel d’éloigner
autant que possible ces objectifs de la ligne de front, ralentissant ainsi les
opérations, et de les protéger par un peu plus de défense aérienne, ce qui absorbe
des ressources précieuses au détriment de la ligne de contact. On assiste donc
depuis quelque temps à quelques coups très réussis, comme sur les bases de
Mourmansk ou de Marinovka, ou encore les dépôts de carburant de Proletarsk et
le ferry Congo trader de transport, là-encore spécialisé dans le transport de
carburant.
Tout semble indiquer une volonté ukrainienne d’éviter
autant que possible d’attaquer sur le front difficile du Donbass pour privilégier
partout ailleurs les raids ou parfois conquêtes terrestres et les frappes, ce
que j’appelle « la guerre de corsaires ». C’était un peu la stratégie
athénienne face à Sparte durant la guerre du Péloponnèse ou la stratégie
romaine durant la Seconde Guerre punique après avoir vainement tenté de vaincre
Hannibal sur le champ de bataille. On rappellera cependant que cette stratégie
périphérique est très rarement décisive en soi et parfois même désastreuse. Si
les enthousiastes peuvent comparer l’opération Triangle blanc à Koursk
au débarquement d’Inchon en septembre 1950 pendant la guerre de Corée, les sceptiques
peuvent évoquer de leur côté l’expédition athénienne en Sicile en – 415 ou l’établissement
d’un camp fortifié à Diên Biên Phu fin 1953 après de nombreuses opérations
aéroportées ou amphibies françaises très réussies (l’expression « guerre
de corsaires » vient de là).
Il y a toujours aussi le risque que l’ennemi contre défensivement
cette stratégie ou adopte la même. Ce n’est pas vraiment l’échec de l’expédition
de Sicile qui a engendré la défaite d’Athènes onze ans plus tard, mais la
création d’une flotte spartiate et la défaite navale d’Athènes à Aigos Potamos.
Privée de flotte, Athènes s’est retrouvée définitivement impuissante face au siège
spartiate. Logiquement, la Russie devrait désormais - aurait dû en réalité
depuis longtemps – lignemaginotiser sa frontière, y installer un commandement
militaire spécifique avec un étagement de forces d’active ou rapidement
mobilisables, et des réserves de théâtre. Elle devrait faire couler du béton
autour de toutes les cibles possibles ou les enterrer ou les deux et les
hérisser des défenses antiaériennes multicouches et dans l’immédiat plutôt à
basse et moyenne altitude, un peu comme lorsqu’ils ont protégé le Nil en 1970
face à la campagne aérienne israélienne ou contribué à la défense du Tonkin
sensiblement à la même époque face aux Américains. Le fait que cela n’ait pas
été fait alors que la guerre dure depuis plus de deux ans ne cesse d’étonner et
témoigne quand même des profonds dysfonctionnements de ce régime à la fois
corrompu, hypercentralisé et paranoïaque. Le Politburo soviétique était beaucoup
plus efficient et réactif.
En attendant, la guerre de corsaires à l’ukrainienne a de beaux jours devant elle, multipliant les coups afin d’user l’adversaire et de remonter le moral de tous à coups de communiqués de victoires. Pour autant, pour gagner vraiment une guerre il faut livrer des batailles et planter des drapeaux sur des villes et on attend les Ukrainiens surtout dans le Donbass. Il y a peut-être à cet égard un espoir même si les dernières nouvelles dans la région de Toretsk et de Pokrovsk ne sont pas bonnes.
Il faut se rappeler du sentiment dominant à l’été 2022
alors que les villes de Severodonetsk et de Lysychansk venaient d’être prises
par les Russes après des mois de combats acharnés. Tous les pro-russes de France
et de Navarre (re)chantaient victoire ou demandaient la reddition des
Ukrainiens « pour abréger leurs souffrances (et nos dépenses) ». Les
choses paraissaient en effet inéluctables devant les multiples et inexorables attaques
de grignotage russes. Et puis, les Russes se sont arrêtés d’un coup, victimes d’épuisement
alors que de l’autre côté les forces ukrainiennes montaient rapidement en
puissance grâce à un effort particulier de mobilisation et l’apport occidental,
avec à l’époque l’apport d’une artillerie occidentale. On avait alors assisté à
un croisement des courbes stratégiques chères au général Svetchine, l’idole du
sacro-saint art opératif soviétique, qui a duré jusqu’aux victoires spectaculaires
dans les provinces de Kharkiv et de Kherson jusqu’à la fin du mois de novembre,
jusqu’à ce que survienne un nouvel équilibre du fait des adaptations russes
dans l’urgence.
J’ai le sentiment, mais peut-être s’agit-il simplement d’un biais optimiste, qu’à force d’efforts à l’avant et d’usure à l’arrière les Russes commencent un peu à atteindre leur point culminant face à la réorganisation des forces ukrainiennes aidées à nouveau puissamment par les Occidentaux, les Américains en premier lieu. La prise de Pokrovsk par les Russes serait effectivement une catastrophe, mais elle n’est sans doute pas près d’arriver. Pour autant, il faudra bien un jour que les Ukrainiens gagnent à nouveau des batailles offensives dans la région s’ils veulent gagner la guerre, et ça non plus cela ne semble pas près d’arriver. Pour conclure sensiblement de la même façon depuis des mois, il faudra sans doute attendre 2025 et peut-être 2026 pour voir quelque chose qui ressemble à une victoire pour l’un des deux camps puis, mettons les choses dans l’ordre, des négociations de paix. Peut-être.