Fiche au
chef d’état-major des armées, 2008
La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’élection
de l’Assemblée constituante en novembre 1945 sont l’occasion d’une redéfinition
complète de la politique de défense française.
Deux grandes visions s’opposent alors. Celle de la
majorité parlementaire, très à gauche, est marquée par l’idée qu’avec
l’écrasement de l’Allemagne, la sécurité du pays est assurée pour au moins
vingt ans et que, dans ces conditions, il paraît incongru de dépenser autant
pour une armée devenue inutile alors que les besoins de la reconstruction sont
immenses.
En face, le général de Gaulle, chef du gouvernement
provisoire, est encore persuadé que la France ne retrouvera son rang que si
elle dispose d’une armée puissante et dont le budget ne saurait descendre en
dessous de 30 % de celui de l’Etat.
Cette opposition prend un tour très violent lors du
débat sur les crédits militaires, du 30 décembre au 1er janvier 1946. Le
socialiste Christian Pineau, rapporteur général de la commission des Finances,
déclare alors :
La politique de la grandeur, ce n’est pas la politique de l’enflure ; ce
n’est pas la politique de la grenouille. Nous ne travaillons pas pour les
images d’Epinal de l’avenir ; mais pour le développement matériel et culturel
d’un peuple qui a vu ses ressources détruites et sa culture menacée. Et je me
demande vraiment si ce peuple peut consentir à des sacrifices aussi lourds que
ceux qui lui sont demandés pour l’entretien d’une armée dont nous savons fort
bien que l’efficacité serait à la mesure du passé.
De Gaulle présente sa démission quelques jours plus
tard et la politique de défense se résume très vite en une réduction massive
des effectifs militaires, alpha et oméga de la rénovation des armées comme du
relèvement économique du pays.
La
mission d’Edmond Michelet
Dans le gouvernement issu de l’élection de
l’Assemblée constituante, c’est Edmond Michelet qui reçoit le portefeuille de
ministre des Armées, à distinguer du ministère de la Défense nationale qui
reste, pour quelques semaines encore, l’apanage du général de Gaulle.
Le ministre des Armées est alors surtout en charge
de toutes les questions touchant le personnel et c’est donc à lui qu’incombe la
démobilisation la plus délicate que l’armée française ait jamais connue, dans
des conditions budgétaires dramatiques et un contexte psychologique explosif.
Au moment où Michelet prend ses fonctions, les forces armées françaises
représentent un total de 1 105 000 hommes, soit à peine 200 000 de moins que le
jour de la victoire, six mois plus tôt.
La mission de Michelet est de réduire les effectifs
de moitié en un an et ceci sans aucun accompagnement budgétaire ni reclassement
possible dans la fonction publique puisque le but est de diminuer les dépenses
de l’ensemble de l’Etat. Des commissions de dégagement de fonctionnaires,
popularisées sous les noms de « la hache » et de « la guillotine » sont
chargées de traquer les effectifs en surnombre.
Après avoir constitué son cabinet militaire (avec le
général Ely à sa tête), Michelet présente son programme le 21 décembre 1945
devant un aréopage associant la presse et les 120 officiers généraux pourvus
d’un commandement. Il est suivi à la tribune par le général Juin, chef
d’état-major de la Défense nationale et les chefs d’état-major de chaque armée
: de Lattre (Terre), Lemonnier (Marine) et Léchères (Air).
Michelet parle alors d’un objectif chiffré, alors de
400 000 suppressions de postes, mais sans vraiment préciser la proportion des
démobilisés, des épurés, des civils et surtout des cadres d’active qui devront
être dégagés malgré la loi Soult du 7 juillet 1832 (en vigueur jusqu’au statut
de 1972) qui les rend propriétaires de leur grade.
L’annonce d’une semblable réduction est aussitôt
saluée par une presse dans l’ensemble très antimilitariste.
Expliquer
et défendre
Pendant toute l’année 1946, Edmond Michelet doit
sans cesse se justifier devant la presse de l’avancée de la réduction des
effectifs, de la lenteur de l’élimination des « vichystes » ou de l’ostracisme
dont seraient victimes les FFI. Il en profite pour tenter de montrer combien
les militaires, soumis à rude épreuve, sont dignes d’estime.
Le 3 octobre, il déclare :
Tout ce que je vous demande, c’est que dans les attaques à l’égard du
ministre, vous n’attaquiez pas l’armée qui à l’heure actuelle, est vraiment
douloureuse […] quand j’ai
vu des caricatures représentant des soldats au rab de rab, alors que les malheureux
gagnent moins que les fonctionnaires civils parce qu’ils n’ont pas d’indemnités
et que du fait de la cherté des choses, ils se trouvent dans une situation très
difficiles, j’ai été douloureusement étonné. Savez-vous qu’il y a beaucoup
d’officiers qui ne prennent qu’un repas par jour ?
Toute la communication du ministère est relayée par
une lettre hebdomadaire d’une douzaine de pages baptisée Informations militaires et distribuée dans toutes les unités des
armées avec une rubrique « Mises au point, démentis » qui rectifie les
allégations antimilitaristes de la presse. En mai 1946, il publie une brochure
bilan intitulée Vers les armées de
demain.
Michelet doit aussi défendre son action devant
l’Assemblée constituante, très hostile aux militaires. Il prononce deux grands
discours les 3 avril et 2 octobre 1946. Dans le premier il déclare : « les armées sont au premier rang de ceux
qui ont réalisé effectivement la politique d’économies voulues » puis
évoque « le grand problème social que
pose ce dégagement massif » et atteint des serviteurs loyaux qui « seraient restés en place s’ils avaient
appartenu à un autre grand corps de l’Etat ». Six mois plus tard, il tente
de montrer qu’une logique purement budgétaire risque d’aboutir à l’abandon de
toute politique de défense : « Si nous
voulons rester un pays dont la voix compte et dont on respecte les décisions et l’indépendance, il nous faut
conserver les forces militaires indispensables pour remplir ces missions ».
Pour
que l’âme perdure
La marge de manœuvre n’est guère plus large du côté
des chefs militaires qui ne se privent pas de lui faire savoir qu’il est
impossible de remplir les missions demandées avec les moyens alloués. Le
général de Lattre en particulier n’hésite pas non plus à montrer au ministre
son insignifiance, en prononçant sans autorisation des discours officiels, y
compris devant le président du Conseil ou en faisant visiter les nouveaux camps
d’instruction à des délégations ministérielles. Surtout, il freine
systématiquement les mesures de réduction d’effectifs jusqu’à se faire rappeler
sèchement à l’ordre en décembre 1946.
Conscient des sacrifices demandés, Michelet
multiplie les gestes symboliques. Il n’hésite pas en particulier à se déplacer
dans les unités pour montrer aux militaires qu’il les comprend. Informé d’une
grave crise de moral à l’Ecole de Cherchell, il effectue le voyage pour
inaugurer un monument aux morts de la guerre de 1939-1945, puis il reçoit
individuellement chacun des élèves officiers sautant même le repas officiel prévu
en son honneur. Il lit et répond lui-même aux lettres qui lui sont directement
adressées. Il veille à accompagner chaque notification de dégagement d’un mot
manuscrit personnel et accède à toutes les demandes de rendez-vous des
officiers dégagés.
Chaque fois qu’il s’adresse aux militaires, Michelet
insiste sur la gloire des régiments visités et les devoirs moraux imposés par
les sacrifices des héros. Ainsi en mai 1946, il déclare devant les élèves de
l’Ecole polytechnique :
Vous sentez bien, Messieurs, que la participation à la gloire des morts
exige un don en retour et que nous n’avons pas le droit de nous réclamer d’eux
que si nous introduisons dans notre vie une dignité, une profondeur et une
ascèse nouvelle.
Prenant la parole à Mengen devant les aviateurs de
la 11e brigade de bombardement, Michelet présente la dissolution de
cette unité comme un nouveau défi à relever :
Si les difficultés financières du pays nous obligent à des sacrifices
passagers, l’âme de l’armée doit demeurer intacte. C’est simplement une autre
forme de courage qui nous est imposée. Après avoir eu celui de nous battre,
nous aurons celui de maintenir l’espérance […] l’héroïsme des combats s’affirme dans les
instants sublimes et passagers de la bataille, l’héroïsme de la paix est une
lutte plus obscure et d’autant plus méritoire, qui dure tous les instants.
Pour que « l’âme de l’armée » perdure, il veille à
ce que les traditions des régiments disparus soient maintenues par le biais
d’amicales régimentaires animées par des officiers de réserve et subventionnées
par le ministère des Armées. Par ce biais, les unités ne sont pas
symboliquement dissoutes mais seulement suspendues. Les cadres rendus à la vie
civile doivent garder un rôle essentiel dans la réserve en particulier pour l’encadrement
des jeunes lors des périodes de formation prémilitaires. Face au marasme
ambiant, Edmond Michelet ne dénie nullement le sacrifice exigé mais il estime
que les militaires seront capables de le surmonter puisqu’ils ont été capables
de relever la France pour la mener à la victoire.
Lorsqu’il quitte son ministère en décembre 1946,
Michelet, par son humanité, a imposé aux militaires une démobilisation beaucoup
plus rapide que celle qui suivit la Première Guerre mondiale, assortie du plus
important dégagement de cadres d’active jamais connu, dans un contexte où
l’armée n’avait pas retrouvé sa popularité, définitivement entamée par la
défaite de 1940. Il n’y a eu alors aucun mouvement collectif de colère.
Sources
Philippe Masson, Histoire
de l’armée française de 1914 à nos jours,
Perrin, 2002.
Claude d’Abzac-Epezy, Edmond Michelet et la démobilisation de l’armée française (1945-1946),
paru dans la Revue historique des armées n°245, 2006.