La zone tenue par les Russes au nord du Dniepr est une poche de 20 à 50 km de large au-delà du fleuve et de 150 km de Kherson à Vysokopillya, la petite ville la plus au nord, soit environ 5 000 km2 et l’équivalent d’un département français. Cette tête de pont forme à la fois une zone de protection de la zone conquise au sud du Dniepr et de la Crimée, mais aussi une éventuelle base de départ pour d’éventuelles futures offensives russes, en particulier en direction d’Odessa.
Le front de Kherson est tenu par la 49e armée russe venue du Caucase via la Crimée. Elle y a relevé la 58e armée qui avait conquis la zone au tout début de la guerre. La 49e armée ne comprend normalement que deux brigades d’infanterie motorisée (34e et 205e) et la 25e brigade de reconnaissance en profondeur (Spetsnaz), ainsi que ses brigades d’appui et une brigade logistique. En arrivant sur la zone au mois de mars, la 49e armée a pris sous son commandement le 22e corps d’armée fort de la 126e brigade de défense de côte, la 127e brigade de reconnaissance (les deux sensiblement organisées comme des brigades motorisées) et la 10e brigade de Spetsnaz, ainsi que la 7e division et la 11e brigade d’assaut aérien. Elle a reçu en renfort la petite 20e division d’infanterie motorisée (deux régiments) en provenance de la 8e armée ainsi peut-être qu’une brigade indépendante (4e) et surtout la 98e division aéroportée. En cas d’urgence, la 49e armée pourrait être renforcée de quelques brigades ou régiments de la 58e armée au repos dans la région de Melitopol, à 200 km de Kherson et avec le risque de dégarnir un front de Zaporijjia déjà peu dense.
Comme toujours dans ce conflit et des deux côtés, on se retrouve avec un capharnaüm d’unités disparates : états-majors d’armée, de corps d’armée, de divisions ou de brigades autonomes, brigades et régiments motorisés, brigades et régiments d’assaut aérien ou aéroportés. Dans l’absolu c’est un ensemble assez puissant avec a priori 14 brigades ou régiments de combat répartis entre le commandement direct de la 49e armée à Kherson et celui du 22e corps d’armée plus au nord à Nova Kakhovka-Tavriisk, l’autre point de passage sur le Dniepr. Cette force de combat rassemble en théorie plus de 20 000 hommes. En réalité, beaucoup d’unités ont été engagées dans le secteur depuis le début de la guerre et ne disposent plus qu’au mieux 50 % de leur potentiel. Les unités nouvellement arrivées, comme la 98e division aéroportée, sont moins usées.
On est donc en
présence d’un réseau de défense de 14 unités de manœuvre de 800 à 1 500
hommes qui tiennent un front de 150 km, soit une dizaine de kilomètres pour un
millier d’hommes. C’est une densité assez faible qui est compensée par un
terrain globalement favorable à la défense et qui est désormais aménagé depuis
plusieurs mois. La défense est organisée en deux grands secteurs coupés par la
rivière Inhulets.
Kherson est
défendue en avant sur une ligne de contact de 40 km de la côte à l’Inhulets et 15
km de profondeur. Les Russes appuient leur défense sur plusieurs lignes
successives organisées sur l’échiquier de villages transformés en points
d’appui répartis tous les 2-3 km. Le secteur n’est traversé que de trois routes
pénétrantes qui vont de Mykolayev et de Snihourivka vers Kherson, dont une, au
centre, assez étroite. Hors de ces axes, des petites routes et un terrain
ouvert de champs dont on ne sait trop s’il est praticable aux engins blindés.
Le secteur de
Nova Kakhovka est un rectangle grossier de 50 km sur 100 qui s’appuie au sud et
à l’ouest par la rivière Inhulets, avec la petite ville de Snihourivka comme
point d’inflexion et tête de pont russe au-delà de la rivière et un espace plus
ouvert d’Ivanivka au Dniepr. La défense russe s’appuie sur l’Inhulets et les
petites villes qui le longent, puis sur un autre échiquier de villages moins
dense qu’au sud, à raison d’un tous les 5 km. Le point d’entrée ukrainien de ce
compartiment de terrain est le couple Davydiv Brid-Ivanika sur l’Inhulets d’où
partent les seules routes pénétrantes vers le Dniepr vers Nova Kakhovka.
En résumé, le
front russe est constitué d’une série de plusieurs dizaines de points d’appui de
bataillons ou compagnies appuyés par une puissante artillerie, au sud du Dniepr
pour le secteur Kherson et au nord pour celui de Nova Kakhovka, avec ce que
cela implique comme flux logistiques. Le terrain est très plat et ouvert. Toute
manœuvre un peu importante et impliquant des véhicules de combat est donc assez
facilement repérable depuis le sol ou le ciel, et frappable en dix minutes par
l’artillerie ou les feux aériens. Le terrain ouvert et cloisonné en quelques
grands axes étroits et droits est aussi un parfait terrain à missiles
antichars. En fond de tableau, le Dniepr est un obstacle considérable,
impossible à franchir à son embouchure complexe et très large par ailleurs. On
ne peut le franchir qu’en s’emparant de Kherson (300 000 habitants
avant-guerre) ou de Kakhovka-Tavriisk (100 000 habitants) qui peuvent
constituer de solides bastions. Si les ponts sur le Dniepr sont rares, les
Russes bénéficient cependant de deux rocades qui longent le fleuve au nord et
au sud.
Possibilités
et difficultés ukrainiennes
Le
commandement ukrainien dispose de son côté d’un ensemble de forces tout aussi
disparate. La 241e brigade territoriale, une petite brigade de
marche d’infanterie navale et la 28e brigade mécanisée font
face au compartiment Sud russe. Un deuxième groupement fort de trois brigades
de manœuvre (36e infanterie navale, 14e mécanisée
et 61e motorisée), une brigade territoriale (109e),
le 17e bataillon de chars indépendant et un bataillon de
milice font face aux forces russes du compartiment centre. Le compartiment
Nord est de son côté abordé par la 108e territoriale, la 63e mécanisée
et la 60e motorisée. On compte également deux groupements de
réserve, le premier fort de deux brigades territoriales (123e, 124e)
est à Mykolaev, le second est à Kryvyi Rhi à quelques dizaines de
kilomètres au nord du front avec la 21e brigade de garde
nationale surtout la 5e brigade blindée.
Le
commandement ukrainien, comme celui des Russes, gagnerait à réorganiser ses
forces en divisions cohérentes regroupant des brigades plus homogènes. Cela
viendra sans doute dès qu’il sera possible de préparer des forces plus en
arrière.
Au total, les
Ukrainiens alignent 15 brigades ou équivalents. Ces brigades ukrainiennes sont
plutôt moins usées que les russes et d’un effectif généralement plus élevé
(environ 2 000 hommes, parfois plus) mais pour autant le rapport de forces
n’est pas très avantageux. Six de ces quinze brigades sont composées de
territoriaux et gardes nationaux plutôt légèrement équipés et surtout bien
moins encadrés et formés qu’une brigade de manœuvre. Restent neuf brigades de
manœuvre et la 1ère brigade de forces spéciales. C’est peu pour
150 km de front.
L’artillerie
ukrainienne est répartie dans les unités à raison d’un bataillon par brigade de
manœuvre avec sans doute le renfort de la brigade du commandement de la région
Sud. Ses équipements sont proches de ceux des Russes, mais de moindre volume
(aux alentours de 150 pièces) et bénéficiant de moins d’obus. Le secteur de
Mykolaev regroupe également la presque totalité des hélicoptères disponibles
par les Ukrainiens et d’une escadrille de drones armés Bayraktar TB2,
difficilement utilisable dans un ciel très défendu par les brigades
antiaériennes russes. La grande nouveauté est l’arrivée croissante de
l’artillerie occidentale, disparate, mais globalement d’une plus grande
précision et parfois d’une plus grande portée que l’artillerie russe. La
batterie de lance-roquette multiple HIMARS placée dans la région de Voznesensk
est capable de frapper avec précision pourvu que l’on dispose de renseignement
sur toute la zone russe et même au sud du Dniepr.
Comme sur les
autres fronts ukrainiens, mais peut-être plus qu’ailleurs encore du fait de
l’ouverture et de la visibilité du champ d’opération du bassin du Dniepr, il
est difficile de concentrer des moyens sans être rapidement frappé et ce jusqu’à
plusieurs dizaines de kilomètres au-delà de la ligne de contact. Cela limite
considérablement les possibilités de manœuvre. Là comme ailleurs à Kharkiv, il
serait possible pour les Ukrainiens de chercher à inverser d’abord le rapport
de puissance de feu à longue portée grâce à l’aide occidentale avant de lancer
des attaques de grande ampleur. Cela peut demander des mois, en admettant que
ce soit possible.
À défaut, si
le commandement ukrainien veut malgré tout récupérer la zone de Kherson au plus
vite, il reste deux possibilités.
La première
est d’essayer d’obtenir un affaiblissement général du dispositif ennemi par un
harcèlement à grande échelle et de stériliser toute capacité offensive
(objectif russe) ou d’imposer un repli (objectif ukrainien) à la manière de ce
qui s’est passé autour de Kiev au mois de mars. Ce harcèlement consiste en une
série de raids au sol par de petites unités de combat à pied ou en véhicules
s’infiltrant dans le dispositif ennemi pour y effectuer des dégâts ou par une
multitude de frappes (artillerie, drones, hélicoptères, avions) précises sur
des objectifs identifiés. Ce mode d’action nécessite cependant beaucoup
d’actions, et donc beaucoup de moyens, pour espérer obtenir un effet par
ailleurs assez aléatoire et rarement rapide. En clair, il faudrait que les
Ukrainiens frappent jour et nuit le dispositif russe avec tout ce qu’ils ont
d’armes de précision et attaquent l’ensemble de la ligne toutes les nuits avec
des dizaines de commandos pour rendre la vie intenable aux Russes au-delà du
Dniepr au bout de plusieurs semaines. Les Ukrainiens n’ont ni les moyens, ni le
temps d’y parvenir. Cela viendra peut-être par la suite, mais pour l’instant ce
n’est pas le cas.
La seconde,
pas incompatible avec la première si on dispose de moyens adaptés, est de créer
des espaces de manœuvre en neutralisant momentanément la puissance de feux
adverses, par une contre-batterie efficace ou la destruction de la logistique
ainsi que l’interdiction du ciel sur un espace donné par la concentration de
batteries antiaériennes sur plusieurs couches, puis en « encageant »
une zone cible (en coupant les ponts et les routes des renforts possibles),
neutralisant la défense par des feux à plus courte portée (mortiers- tirs
directs) et enfin en attaquant brutalement la position avec un ou deux
bataillons. La zone conquise, généralement un village, est ensuite
immédiatement organisée défensivement pour faire face aux contre-attaques.
C’est la méthode des boîtes d’attaque utilisée par les Russes dans le Donbass,
à cette différence près que les Ukrainiens ne peuvent ravager les villages ou
les villes par leur artillerie avant de les attaquer. Contrairement à la
première méthode, dont on espère voir émerger d’un seul coup un effet par cumul
de petites actions indépendantes, il s’agit là d’agir en séquences de coups, chaque
coup dépendant du résultat précédent. Autrement dit, il s’agit de marteler
intelligemment le front en créant des poches de quelques dizaines de kilomètres
carrés qui finiront par rendre des zones intenables pour l’ennemi sous peine
d’encerclement. Les poches réunies deviennent alors des zones de centaines de
kilomètres carrés et de zones en zone on peut ainsi avancer jusqu’à l’objectif
final, en l’occurrence le Dniepr pour les Ukrainiens.
Pour cela, à défaut d’une supériorité numérique plus marquée, il n’est pas d’autre solution que de jouer sur une meilleure économie des forces en réunissant les bataillons d’artillerie de brigades dans un ou deux grands groupements d’appui à 20 km et en regroupant sous un même commandement cinq des neuf brigades de manœuvre face à un seul compartiment donné : face à Kherson au sud, au centre dans la région de la tête de pont de Davydiv Brid ou encore sur la limite nord. En restant sur la défensive ailleurs et en acceptant même d'y perdre un peu de terrain, il serait possible de regrouper assez de forces pour espérer progresser village par village par un martèlement continu d’attaques de bataillons. Bien entendu ce processus ne se passera pas sans réaction russe, par un renforcement du secteur, peut-être des contre-attaques importantes, ou simplement en attaquant à nouveau dans le Donbass et placer ainsi les forces ukrainiennes sous tension avec l’obligation de venir renforcer le secteur Sloviansk-Kramatorsk.
Si les séries
d’attaques ukrainiennes finissent par rencontrer une forte résistance, où en
arrivant aux abords de Kherson ce qui nécessitera une reconfiguration des
forces ukrainiennes en mode « combat urbain », le groupement
d’artillerie d’appui doit pouvoir basculer très vite avec deux brigades de
manœuvre sur un autre point d’attaque sur le front. S’il n’est possible de
lancer de grandes attaques, il faut multiplier les petites actions que ce soit
des attaques ou des manœuvres latérales. L’essentiel est de conserver
l’initiative. À ce prix, les forces ukrainiennes peuvent seulement espérer
atteindre le Dniepr à la fin du mois d’août. La prise de Kherson ou le
franchissement du fleuve par ailleurs constitueront d’autres défis à relever,
mais l’approche de l’artillerie à longue portée du fleuve ouvrirait de
nouvelles perspectives et constituerait déjà une grande victoire. Ce sera
cependant très difficile.