mardi 30 octobre 2018

Corps-francs et corsaires des tranchées-La petite guerre des Français (1915-1918)

Pour ceux que cela intéresse, une petite description en dix pages de la petite guerre française des tranchées, de la patrouille au coup de main de division. Et une belle collection de "civils que l'on a armés" mais qui se battent quand même pour la victoire.  


Pour l'instant, pdf disponible sur demande à : goyamichel@gmail.com


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Je suis preneur de tout document et sources sur le sujet.

lundi 22 octobre 2018

Les Poilus et l'anti-fragilité

A quelques semaines de la fin des célébrations de la Grande guerre, à la sempiternelle question « comment ont-ils tenu ? » je préfère m’interroger sur la manière dont ils ont vaincu. L’armée française ne s’est pas contentée de résister, faisant effectivement preuve d’une solidité extraordinaire, elle s’est également totalement transformée en l’espace de quatre années  seulement pour devenir la plus puissante du monde. Elle illustre ainsi parfaitement le concept développée par Nassim Nicholas Taleb d’organisation anti-fragile, c’est-à-dire de structure qui ne se dégrade pas avec les épreuves mais au contraire se renforce et se développe.

L’enracinement dans les ressources de la nation

Il faut d’abord rappeler que parmi les grandes nations belligérantes, c’est la France qui avait le moindre potentiel économique et démographique, potentiel encore amoindri par l’occupation allemande de régions industrielles. Au moment de l’armistice, c’est pourtant l’armée de cette même France qui, malgré les pertes immenses, domine. Elle surclasse une armée allemande en cours de désagrégation rapide et dépasse de loin la jeune armée américaine (équipée en grande partie par la France et dont un tiers des équipages de chars ou des servants d’artillerie sont français). L’armée britannique connait une progression de puissance très rapide mais elle ne représente encore que 60 % de la puissance française à la fin de la guerre.

Cette révolution repose d’abord sur une mobilisation sans égale de la nation. Cette nation vieillie et au régime politique instable a pourtant réussi, non sans douleurs et tensions, à mobiliser ses ressources humaines et économiques comme aucune autre dans le monde. Elle a été capable aussi d’orienter cet effort intelligemment grâce à de nombreux liens entre les mondes civil et militaire. S’il comprend quelques inconvénients le régime parlementaire oblige aussi les représentants de la nation à s’intéresser à la chose militaire. Il suffit de consulter les débats parlementaires d’avant-guerre ou simplement de lire l’armée nouvelle de Jean Jaurès pour appréhender le niveau de compétence technique des députés et sénateurs de l’époque. Beaucoup d’entre eux rejoignent d’ailleurs le front d’où ils continuent à assurer le lien avec le Parlement.

L’armée qui se mobilise en 1914 est aussi en grande majorité composée de civils prenant l’uniforme. Ces civils viennent avec leur capital de compétences particulières dont beaucoup seront très utiles lorsque la guerre se transformera à la fin de 1914. Au printemps 1915, le lieutenant de réserve Cailloux récupère deux tracteurs à chenilles qu’il possédait dans son exploitation agricole de Tunisie et les offre à son régiment pour tracter des pièces d’artillerie lourde dans les Vosges. C’est probablement le premier emploi militaire en France d’engins à chenilles. D’un autre côté, la grande majorité des officiers possède également une culture scientifique, technique chez les Polytechniciens qui servent alors en nombre dans l’artillerie et le génie mais aussi chez les officiers des armes de mêlée qui se passionnent souvent pour les sciences humaines. Le colonel Estienne, artilleur et scientifique, pionnier à la fois de l’aviation et des chars, est l’exemple parfait de ces « connecteurs ». Malgré les apparences conservatrices, l’armée française est alors une armée ouverte.

La circulation des idées

L’information circule vite et beaucoup dans l’armée française. On ne fait en réalité qu’adapter au contexte de guerre des habitudes prises dans le temps de paix, lorsqu’après la guerre de 1870 on a créé 400 bibliothèques de garnison, plusieurs revues militaires et surtout incité les militaires, en fait les officiers, à écrire. Contrairement à la période précédente où le maréchal Mac Mahon « rayait de l’avancement tout officier qui a son nom sur un livre », il est désormais de bon ton d’avoir écrit. Les officiers brevetés de l’Ecole supérieure de guerre se présentent en donnant le nom de leur éditeur. De fait, jamais les militaires français n’ont autant écrit et débattu qu’entre 1871 et 1914. Cela ne va sans problèmes, entre effets de groupthink de la part d’hommes issus du même milieu et de la même formation ou au contraire débats violents. C’est avec un collage de doctrines peu compatibles que l’armée française entre en guerre en août 1914 mais beaucoup d’officiers ont pris l’habitude d’analyser systématiquement les choses et d’exprimer leurs idées, et cette habitude perdure pendant la guerre.

Chaque opération, chaque combat fait l’objet d’un compte-rendu, on parlerait aujourd’hui de retour d’expérience (retex), et quand on examine ces documents on est frappé par leur honnêteté voire parfois leur impertinence. Cela permet, avec le système des officiers de liaison, au Grand quartier général, d’avoir une vision assez juste des évènements. Dès les 16 et 22 août 1914, le GQG peut édicter des notes destinées à corriger les premières déficiences constatées. Ces rapports circulent aussi très vite entre divisions voisines ou par le biais de lettre et de télégrammes entre les différents réseaux de camarades des différentes promotions.

Lorsque la guerre de tranchées apparaît, les débats persistent et ne sont pas considérés comme des trahisons ou des « atteintes au moral » pour reprendre une expression récente du chef d’état-major des armées. Lorsque domine le paradigme de « l’attaque brusquée » en 1915 (la percée du front allemand par une seule grand offensive), Foch et plusieurs autres polytechniciens proposent plutôt la « conduite scientifique de la bataille » (une série de préparations-assaut pour chaque position successive jusqu’à la percée) tandis que Pétain ébauche l’idée de la « bataille latérale » (des attaques limitées sur plusieurs points séparés du front pour l’ébranler et non le percer). Lorsqu’en septembre 1915 l’offensive de Champagne marque l’impasse de l’ »attaque brusquée », on fait appel à l’ « opposition » de Foch pour conduire la grande bataille suivante sur la Somme. Après son échec relatif, c’est le modèle de Nivelle (le retour de l’attaque brusquée avec des moyens modernes) qui s’impose puis celui de Pétain.

Pétain, généralissime, organise lui-même les débats, parfois sous la direction d’un de ses adjoints pour les questions importantes (« faut-il imiter les Allemands en créant des troupes d’assaut ? » dirigé par le général Debeney) ou par le biais de la section études du GQCG pour les questions plus techniques (« comment organiser le groupe de combat d’infanterie » à l’été 1917). Encore une fois, on se trompe, on se dispute mais ça bouillonne d’idées.

L’exploitation des idées

Cette manière de faire permet d’exploiter les idées et d’abord toutes celles qui ont été accumulées avant la guerre. Il faut bien comprendre que l’armée française n’a pu vaincre que parce que avant-guerre elle a consacré des ressources à des projets alternatifs. Dans un contexte de ressources rares relativement à l’Allemagne, l’armée française a accepté de « gâcher » du temps, de l’argent, quelques munitions, etc. en laissant des originaux tester des méthodes non réglementaires ou créer des prototypes. Elle a ensuite vécu toute la guerre sur cette « réserve » d’idées. Cela a d’abord été sensible pendant les premières semaines de la guerre lorsqu’après les désastres de la bataille des frontières, il a fallu innover à grande vitesse. Toutes ces idées plus ou moins cachées apparaissent au grand jour, sont testées en grandeur nature et lorsqu’elles réussissent, elles se diffuent très vite. C’est un des secrets du "miracle de la Marne" qui permet à l’armée française de compenser son infériorité en moyens disponibles pour l’entraînement des forces (les effectifs sont les mêmes pour un budget inférieur presque de moitié à celui de l’Allemagne).  

L’armée française qui se bat début septembre n’est plus la même que celle qui se battait deux semaines plus tôt. L’aviation qui n’était censée faire que l’observation apprend, avec l’aérostation retirée des places-fortes, à faire du réglage d’artillerie. Elle commence à frapper les ennemis au sol et même à engager le combat contre les autres avions. Très loin de son règlement de manœuvre, l’artillerie de campagne prépare les attaques, pratique le tir indirect, de nuit, les barrages fixes et même roulants. Ses capitaines guident les tirs à distance (quitte à écumer la France et la Suisse pour trouver du câble téléphonique). L’infanterie a appris à coordonner son action avec les artilleurs, à s’accrocher au sol et même le creuser, à diluer ses dispositifs d’attaque. La cavalerie improvise les premières automitrailleuses, se dote (parfois en les volant) d’outils afin de tenir le terrain et dope sa puissance de feu en récupérant des mitrailleuses dans les dépôts.  

A cette première phase, qui concerne surtout les innovations de méthodes, succède la nécessaire adaptation à la guerre de tranchées, qui peu ont anticipé. Cette adaptation se fait à récupérant sur « étagère » tous les prototypes techniques utiles en les perfectionnant éventuellement. L’artillerie française fonctionne ainsi avec des pièces qui ont toutes été inventées avant-guerre. L’armement de l’infanterie de tranchées est également tout entier développé à partir de prototypes déjà existants (fusil-mitrailleur Chauchat, mortiers, canon de 37 mm et même fusils semi-automatiques) ou utilisées à petite échelle dans d’autres armes (les grenades du génie).

Les équipements vraiment nouveaux viennent de l’industrie des communications et surtout de l’automobile, domaines dans lesquels la France est en pointe. La France va terminer la guerre avec 80 000 camions, 2 000 chars et 400 automitrailleuses (plus que tous les autres belligérants réunis dans les trois cas) et plus de 3 500 avions en ligne (plus que les Allemands). L’armée française est la seule à disposer de 37 régiments automobiles d’artillerie de campagne. C’est cette mobilité opérative qui va permettre de concentrer les forces d’un point à l’autre du front plus vite que toute autre armée, stopper les offensives allemandes du printemps 1918 puis de prendre et conserver l’initiative des opérations offensives.

Le soutien aux entrepreneurs

Derrière des innovations, il y a toujours des innovateurs ou plus exactement des entrepreneurs capables de porter des projets face aux difficultés de toutes sortes.

Ces entrepreneurs peuvent être des tacticiens qui, on l’a vu, proposent des modes d’action différents. Or l’armée française, plutôt rigide dans son avancement dans le temps de paix (il suffit généralement de réussir le concours de Saint-Cyr ou de Polytechnique et de ne pas se faire remarquer en mal pour y faire une brillante carrière) devient une vraie  méritocratie en temps de guerre. Plus de 40 % des généraux d’août 1914 sont limogés avant la fin de l’année et parmi les grands chefs qui conduiront l’armée vers la victoire, beaucoup ne sont que colonels (Pétain, Fayolle, Debeney ou même Nivelle) au début du conflit.

Ce sont aussi des techniciens. Le GQG est assailli de nombreuses propositions. Certaines sont peu sérieuses, comme le projet du soldat Raffray du 103e RI sur un appareillage assez fantaisiste destiné à remplacer les hommes de liaison ou celui du sous-lieutenant Malassenet proposant un nouvel alphabet télégraphique pour remplacer le morse. Ces projets sont rejetés mais ils ont été, étudiés avec soin. D’autres dossiers sont beaucoup plus importants et sérieux. En novembre 1914, le commandant du génie Duchêne propose un mortier de tranchée qui aboutit en janvier 1915 au canon de tranchée de 58 mm. Par ses multiples propositions le capitaine Sacconey réorganise à peu près complètement l’aérostation française. Les entrepreneurs les plus célèbres restent cependant les grands organisateurs des transmissions (colonel Férrié et commandant Fracque) de l’aéronautique (commandant Barès, colonel Duval), du service automobile (commandant Doumenc) et des chars (colonel Estienne), parrainés directement par le général en chef et dont ils deviennent les conseillers directs. On notera au passage le grade modeste de ces hommes à qui cette armée de plus de 330 généraux fait confiance.

Les ressources nouvelles dont disposent les armées permettent à ces hommes de créer des laboratoires tactiques où ils expérimentent leurs idées. Ces laboratoires où l’on pratique l’écoute et la stimulation mutuelle peuvent être spontanés, comme en 1915 l’escadrille MS3 des Roland Garros, Guynemer et Brocard qui expérimente le combat aérien, ou aidés par le GQG lorsque l’investissement est trop important, comme le groupement de chasse du commandant de Rose à Verdun en février 1916 ou l’Artillerie spéciale du colonel Estienne en septembre 1916 (il lui aura fallu dix mois pour créer la première unité de chars en partant de rien).

Lorsque ces laboratoires, souvent après avoir surmonté quelques déboires initiaux, obtiennent des succès, leurs procédés sont généralisés. Le groupement de Rose donne naissance aux groupes de chasse affectés à chaque armée ou à la division aérienne de 1918. La voie sacrée de Doumenc est reproduite sur la Somme puis à plusieurs exemplaires simultanés lors des offensives de 1918. La première génération de chars de 1917, très imparfaite, fait place aux 21 bataillons du remarquable char léger FT-17 de 1918 qui redonne de la puissance offensive à l’infanterie française. On est alors très près de créer des divisions blindées françaises.

Il ne suffit pas d’innover, il faut aussi faire en sorte que les nouveautés efficaces remplacent les habitudes dépassées. Dans ce processus de destruction créatrice, la régulation est assurée par un réseau d’inspections d’armes et d’écoles qui se met en place pendant la guerre avec une systématisation avec l’arrivée de Pétain à la tête de l’armée.  Chaque spécialité a ainsi son école où on recueille et synthétise les retours d’expérience et les idées avant de les transformer en règlements, bulletins et surtout en cours dispensés à tous. Les inspecteurs d’armes, qui dirigent aussi souvent ces établissements sont les conseillers directs du général en chef.

Au bilan, malgré les pertes terribles, les échecs, les tensions internes, l’armée française résiste et apprend. Même les mutineries de 1917 peuvent apparaître comme la colère de soldats professionnels qui font grève pour protester contre la manière dont ils sont utilisés. A partir du printemps 1916, les Français font jeu égal avec les Allemands et à partir de 1917, ils développent un modèle propre qui en fait l’armée la plus moderne du monde. 


La victoire est le résultat de la volonté mais aussi et surtout de l’intelligence. Ce sont aussi la liberté d’expression, les débats, le bouillonnement d’idées, la culture scientifique du corps des officiers, la culture militaire des élites civiles, l’acceptation du « gaspillage » de ressources pour les projets alternatifs qui ont rendu la victoire possible. C’était il y a cent ans.

mardi 16 octobre 2018

Hunter Killer-Une organisation dans un environnement complexe


A l’été 2003, le groupement des forces spéciales américaines en Irak (Joint Special Operation Task force, JSOTF, au numéro changeant), représentait alors sans doute ce qui se faisait de mieux en termes de planification et conduite de raids au sol avec la Task Force Black son équivalent britannique plus réduit. Comme les raids aériens, avec qui ils peuvent s’intégrer dans une campagne de frappes, les raids au sol sont des actions ponctuelles contre des objectifs ennemis précis. 

Par rapport à ces mêmes raids aériens, ils présentent l’avantage d’être plus précis, plus souples et de permettre de capturer des prisonniers ou des sources diverses de renseignements. Ils constituent la seule alternative opérationnelle lorsqu’il s’agit à l’inverse de libérer des prisonniers ou des otages. Leur inconvénient principal est qu’ils induisent des risques pour les opérateurs plus grands qu’une frappe aérienne, par avion ou drone, lancée de loin et hors de toute menace véritable. 

Ratages, Apollo et Start-up guérillas

Comme une machine, plus une opération militaire est compliquée et plus la probabilité augmente qu’il y ait des dysfonctionnements. De fait, il y a pratiquement toujours des accrocs dans un plan, panne d'hélicoptère, intrusions de civils, erreurs de navigation, etc., mais tant que ceux-ci restent peu nombreux et n’interagissent pas trop, l’opération reste un problème compliqué et non complexe. Avec une bonne organisation préalable, et notamment des moyens en réserve, et de bonnes procédures, il peut être possible de poursuivre et réussir la mission face à un ennemi qui est lui-même soumis à la friction. A partir d’un certain seuil, lorsque les problèmes deviennent nombreux et interagissent, la situation passe de compliquée à complexe. L'application des procédures ne suffit alors généralement pas il n’y a plus qu’à espérer que les acteurs au cœur de l’action improvisent des solutions. S’ils n’y parviennent pas, le désastre n’est généralement pas loin.

La principale difficulté d’un raid réside dans l’évitement du franchissement de ce seuil. Pour cela, on peut investir dans une préparation la plus soignée et la plus précise possible avec une surabondance de moyens. En novembre 1970, un raid américain fut lancé afin de libérer les prisonniers du camp de Son Tay, au cœur du Tonkin. Ce raid très audacieux et très sophistiqué au cœur du pays ennemi fut parfaitement exécuté, à ce détail près que sa préparation avait pris sept mois et qu’entre temps les prisonniers avaient été changés de place. Ce raid était remarquable mais il n’avait plus d’objectif. Dans cet arbitrage entre les délais et la qualité de l’organisation de l’opération, on peut privilégier la vitesse mais au risque du franchissement du seuil de complexité. Le 12 mai 1975, le porte conteneur Mayagüez et son équipage de 39 marins fut capturé par les Khmers rouges près d’une île du Cambodge. Trois jours plus tard, les marines américains débarquaient sur l’île. Ils parvenaient à libérer l’équipage et récupérer le navire mais au prix d’un grand désordre, de 38 morts et 41 blessés américains pour la plupart dans des accidents, et même de l’oubli sur le terrain de trois marines dont on ne retrouvera plus la trace. Il peut arriver aussi que l’on prenne beaucoup de temps pour échouer lamentablement comme lors de la tentative de libération des otages américains de l’ambassade de Téhéran en avril 1980. L’opération, conçue et préparée pourtant pendant cinq mois, était tellement mal organisée qu’elle a plongé dans la complexité dès le départ, avec huit morts accidentels, sans même une seule action de l’ennemi.

Par le passé, les Etats-Unis étaient parvenus à résoudre des problèmes très compliqués dans des délais contraints comme le projet Manhattan de fabrication de l’arme atomique, le programme Polaris ou, sans doute le impressionnant de tous en termes de management, le programme Apollo. Le commandement des opérations spéciales (SOCOM), créé en 1987 dans la foulée de la réorganisation de la défense par le Goldwater-Nichols Act, devait être l’équivalent de la NASA de l’époque de George Mueller. Comprenant que les raids de valeur stratégique nécessitaient des unités spécifiques, chaque armée américaine a constitué ses propres unités d’intervention, Delta force, 75e Régiment de rangers, 160e régiment aéromobile pour l’US Army, SEAL Teams pour l’US Navy et Special Operations Wing pour l’US Air force, bataillon de reconnaissance du Corps des marines. Comme les tous premiers lancements de fusées de la NASA les premiers emplois de ces unités notamment sur l’île de Grenade en 1983 n’ont pas été très heureux mais avec le SOCOM il devenait possible de les intégrer, avec d’autres compétences (encadrement de forces locales, influence, etc.), dans un véritable « complexe renseignement-frappes » capable de lancer des raids sophistiqués et de haute valeur avec la même fiabilité et la même régularité que des missions Apollo.

A l’automne 2003, alors en pleine traque de Saddam Hussein et de ses lieutenants en fuite, la JSOTF en Irak, près de 2 000 hommes et femmes, semblait témoigner de la maturité de l’organisation avec ses pôles spécialisés de renseignement et d’action coordonnés par un état-major capable de planifier un raid de kill or capture en moins de trois jours. Ce rythme paraissait alors extraordinaire et cette « efficacité industrielle » concentrée dans la région entre Bagdad et Tikrit, à moins de 200 km de là, permettait ainsi de capturer le Raïs dès décembre 2003. Beaucoup pensaient alors qu’un coup décisif avait été porté à une rébellion que l’on considérait comme les derniers feux du régime.

En réalité, une nouvelle forme d’organisation ennemie était apparue. Lorsque le régime de Saddam Hussein, organisation géante, visible et vulnérable s’est effondré, il a fait place à une myriade de « start-up guérillas » sunnites. La plus importante d’entre elle, Tawhid wal Djihad (Unicité et Djihad) fondée par le jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, devenue Al-Qaïda en Irak (AQI) en octobre 2004 puis l’Etat islamique en Irak deux ans plus tard, préfigurait très largement les structures d’entreprises en plateformes, comme Uber ou Airbnb, avec un tout petit état-major, un projet commun et le Logrusce réseau qui permet de faire venir à soi des ressources du monde entier, volontaires, argent, armes ou informations. Avec ces ressources et ces capacités, il était possible de piloter à distance et sans infrastructures des cellules multiples fondues dans le milieu civil urbanisé irakien.

Sur le papier, l’organisation de Zarqaoui était minuscule face au Corps expéditionnaire de la coalition mais elle s’avérait être bien plus agile et résiliente. Sa structure décentralisée mais cohérente était difficile à décrire sur une diapositive powerpoint et pourtant dès l’été 2003 elle est parvenue à organiser des attaques avec des effets stratégiques comme la destruction le 19 août du quartier-général des nations-Unies à Bagdad (le « 11 septembre de l’ONU »). Rapidement, les actions d’AQI, attentats contre la population chiite, attaques contre les forces de sécurité irakiennes ou contre les Américains, assassinats de collaborateurs, prise d’otages, vidéos, se sont multipliées à un rythme qui dépassait très largement celui des raids de la JSOTF qui lui était désormais pleinement opposée. En 2005, les seuls attentats terroristes d’AQI faisaient en moyenne six victimes civiles chaque jour.

Un des traits importants de l’organisation est qu’elle raisonnait au niveau opérationnel plutôt que tactique. Toutes les attaques ne réussissaient pas, loin s’en faut, mais peu ce qui importait vraiment n’était pas la performance de chaque mission mais la capacité globale à pouvoir continuer à en organiser. L’usage tactique du suicide simplifiait les missions de frappes, en supprimant les phases d’exfiltration, les plus compliquées, tout en réduisant la possibilité de capture. Les pertes étaient importantes mais tant que les volontaires restaient en nombre supérieur, les attaques pouvaient continuer et même se développer. 

La lutte contre les organisations rebelles, dépassait largement la simple traque de leurs membres mais elle en constituait un élément majeur surtout lorsque, comme dans le cas d’AQI, il n’était pas question d’autre chose que de destruction. Il est possible de mener deux types de campagnes militaires : linéaire lorsque les effets sont liés et s’enchaînent mécaniquement vers un objectif précis (la « marche vers la capitale ») ; cumulative lorsqu’on attend de la multiplication d’actions isolées l’émergence soudaine d’un phénomène nouveau. Avec sa capacité combinée de renseignement et de raids, la JSOTF pouvait contribuer à la destruction d’AQI par la traque de Zarquaoui  (linéaire) la seule cible qui pouvait avoir un effet opérationnel, sinon stratégique, mais aussi par l’élimination de plus de membres d’AQI que celle-ci n’était capable d’en générer (cumulative). Pour cela, il fallait aller bien plus vite qu’un raid tous les trois jours.

Faster, better, cheaper

Dans le tableau d’arbitrage délais-qualité, il s’agissait donc, à ressources constantes, de passer du carré « délais importants-réussite élevée » au carré « délais réduits-réussite élevée ».  Concrètement, cela signifiait être capable d’organiser un raid non plus en quelques jours mais en quelques heures, tout en ayant une très forte probabilité de vaincre l’ennemi au contact, avec le minimum de risques pour soi et la population civile. Améliorer un seul axe suppose généralement des innovations incrémentales, modérées ou radicales. Jouer sur les deux axes simultanément, ici améliorer les délais et maintenir la qualité, impose généralement des innovations de rupture et donc un changement de modèle.

D’une certaine façon, les forces spéciales américaines se sont trouvées une nouvelle fois devant le même dilemme que la NASA. A la fin des années des années 1980 et notamment après le désastre de la navette Challenger, le processus des missions spatiales est devenu tellement coûteux que les lancements étaient devenus rares et entourés de multiples précautions, Comme les lancements étaient rares, on les rendait plus polyvalents avec plusieurs missions montés sur un seul vecteur, la complication s’accroissait encore et donc aussi les coûts et les délais. Briser cette spirale (qui s’applique à d’autres domaines comme les programmes d'avions de combat par exemple) imposait de changer de regard.

En 1992, Dan Goldin, nouveau directeur de la NASA imposait le programme Faster, Better, Cheaper  (plus vite, mieux et moins cher). Pour être éligible, le projet devait coûter « moins cher qu’un blockbuster hollywoodien », être opérationnel en moins de trois ans avec, grande innovation, une prise de risques acceptable (« It’s ok to fail »). Comme pour AQI, la réussite globale du programme, l’échelon opérationnel, l’emportait sur l’obsession de la réussite de chaque mission, à cette différence près que la NASA ne risquait dans ce programme que des machines et de l’argent alors qu’AQI y engageait des vies humaines. 

Pour y parvenir, la NASA innova peu techniquement, on privilégia même autant que possible les équipements éprouvés et si possible peu coûteux, mais beaucoup socialement. Le travail était organisée en petites équipes de projets décentralisées et à forte cohésion sous la direction d’un responsable unique. Les différents spécialistes vivaient et travaillaient ensemble, se connaissaient personnellement, comprenaient le travail et les besoins des autres et pouvaient ainsi se faire confiance. Problèmes et solutions apparaissent rapidement, le plus souvent de manière informelle. En 1997, le robot Mars Pathinder explorait la planète rouge après trois ans de conception et pour 200 millions de dollars, là où la mission Viking, vingt ans plus tôt, avait demandé huit ans et près d’un milliard de dollars.

Quelques années plus tard à Bagdad, la JSOTF commandée par le général Mac Chrystal s’est inspiré de ces méthodes. Là encore, peu d’innovations techniques hormis un nouveau centre opérationnel sur la base de Balad, au nord de Bagdad, doté des moyens de communications les plus modernes, mais des innovations sociales.

L’accumulation des barrières à la circulation de l’information constitue un phénomène bureaucratique classique. Le bâtiment du Pentagone a été conçu en 1941 pour permettre à n’importe qui d’y rejoindre quel point en moins de sept minutes. Il faut désormais parfois des heures ou des jours, quand c’est possible. Le premier axe d’effort a porté sur la disparition des barrières des informations. Au petit Pentagone de Balad, le problème a été simplifié de manière simple : tout le monde a été habilité Secret défense et pouvait donc avoir accès à la presque totalité des informations et parler avec tout le monde librement. Le bénéfice de la libre circulation de l’information a largement compensé le risque de fuite, risque faible avec des individus fiables. Le renseignement de qualité était la ressource principale à offrir par l’organisation, et cette ressource était offerte gratuitement à tous à l’intérieur comme chez les partenaires. Tous les jours, le point de situation général devant le chef était visible par tous les membres de la JSOTF à Balad.

Le deuxième axe d’effort a consisté en la connaissance mutuelle. Les cellules de renseignement étaient des boites noires pour les opérateurs, eux-mêmes partagés entre SEAL, Rangers, Delta, etc. qui vivaient de manière isolée. Chacun voyait et faisait la guerre dans son silo sans connaître les problèmes et les besoins des autres. Pour tenter de mettre fin au cloisonnement et remplacer la compétition par plus de coopération, un programme d’échanges de plusieurs mois a été imposé entre les services dès la fin de 2003. Cela ne s’est pas passé sans de nombreux grincements mais l’investissement à long terme a été très positif grâce à la connaissance mutuelle et peut-être surtout aux liens personnels qui ont été obtenus. Les relations avec les partenaires extérieurs, forces armées, CIA, FBI, NSA, alliés étaient encore pires. Un soin particulier a donc été mis dans le choix des officiers de liaison, parmi les meilleurs et non en fins de parcours, avec pour eux une grande liberté d’action et de diffusion du renseignement.

Tous ces efforts avaient pour objet premier de surimposer un réseau horizontal de liens de confiance entre individus et cellules. Ils auraient été cependant peu utiles sans une décentralisation de la décision. Or, il est difficile de ne pas exercer de contrôle étroit alors que l’on voit les choses et que l’on a la possibilité matérielle de le faire, ce qui est le cas dans un poste de commandement high tech comme celui de Balad. Plus on dispose de moyens de communication et plus la décision est souvent centralisée et donc lente, or dans un environnement changeant plus une décision est lente et plus elle a de risques d’être décalée et donc mauvaise. Dans la mesure où dans la plupart du temps, il suivait les recommandations qui lui étaient faites, Mc Chrystal s’est rendu compte que la procédure de décision remontant jusqu’à lui servait surtout à augmenter les délais pour une qualité de décision qui n’était pas forcément meilleure. La décision de lancer les raids, à l’exception des cibles les plus importantes ou les plus délicates, a été ainsi largement décentralisée, parfois jusqu'à l’initiative d’acteurs sur le terrain à qui on faisant confiance par principe. La responsabilité des résultats de l’action restait en tout état de cause celle du chef mais celui-ci se considérait plus comme un jardinier faisant fonctionner au mieux son organisation qu’un chef héroïque à la pointe de toutes les décisions et des combats.

Avec le temps, le processus d’apprentissage a fait son œuvre. Plus le nombre de raids augmentait, plus il était facile de les organiser et plus la connaissance et la confiance des uns dans les autres s’accroissaient, facilitant encore les choses. Paradoxalement, dans la mesure où ces raids étaient plus rapidement montés et par des gens désormais habitués, des « équipes critiques d’experts »,  ils étaient aussi souvent plus efficaces. Le succès ne faisait ensuite qu’augmenter encore la confiance. En 2006, alors que l’Irak était en plein chaos, la JSOTF ne montait plus en moyenne un raid en trois jours mais dix chaque jour. Dans les quatre premiers mois de l’année, plus de 160 membres importants d’AQI dont 8 proches de Zarqaoui ont été arrêtés ou tués. Zarqaoui lui-même a été tué le 7 juin. Par la suite, de 2007 à la fin de l’été 2008, la JSOTF a pleinement participé à la reprise de contrôle de Bagdad et de ses environs en éliminant plusieurs milliers de djihadistes, bien plus que ces organisations ne pouvaient en recruter. A ce moment-là, ce qui s’appelait désormais l’Etat islamique en Irak avait été chassé de la capitale et ne survivait difficilement que dans le nord du pays à la limite du Kurdistan.

Une façon différente de voir les choses dans une organisation clé de quelques milliers d’individus avait largement contribué à changer le cours de la guerre.

General Stanley A. McChrystal, David Silverman, Tantum Collins, Chris Fussell,  Team of Teams: New Rules of Engagement for a Complex World, Diversion Books, 2014.
Jérémy Scahill, Dirty Wars, Lux Editeur, 2014.
David H. Ucko, The New Counterinsurgency Era: Transforming the U.S. Military for Modern Wars, Georgetown University Press, 2009.
Défense et sécurité international HS n°53, Forces spéciales, la guerre autrement ? avril-mai 2017.
Howard E. McCurdy, Faster, Better, Cheaper, Johns Hopkins University Press, 2003.

jeudi 4 octobre 2018

Mogadiscio 1993-L'Oryx et le Faucon noir

Publié le 4 octobre 2013
Pour compléter l'excellent article de Hugo Alexandre Queijo

En 1991, après l’effondrement de son Etat, la Somalie basculait dans l’anarchie avec toutes les conséquences économiques qu’une telle situation implique pour une population déjà misérable. L’année suivante, devant l’impossibilité pour les organisations humanitaires d’assurer un ravitaillement en vivres avec un minimum de sécurité, les Nations Unies organisaient une première opération militaire. Encouragées par son succès, elles décidaient, en mars 1993, d’aller plus loin en désarmant les seigneurs de la guerre et en premier lieu le plus dangereux d’entre eux, Mohamed Farah Aïdid.

Plusieurs opérations furent ainsi lancées en plein cœur de Mogadiscio contre son organisation, l’Alliance nationale somalienne. La dernière d’entre elles, réalisée le 13 octobre 1993, fut un fiasco bien connu grâce au livre de Marc Bowden, Black Hawk Down (« La chute du faucon noir ») et au film du même nom. Ce que l’on sait moins, c’est que quelques mois auparavant, en juin 1993, les Français de l’opération Oryx  avaient effectué, avec succès cette fois, une action similaire dans la même zone et face aux mêmes adversaires. Ce phénomène étant historiquement rare, il peut être intéressant, en excluant tout esprit cocardier, de comparer les deux opérations.

L’échec de la Task Force Ranger

Le 3 octobre 1993, un informateur somalien avertit la CIA qu’une réunion des membres éminents de l’Alliance nationale va avoir lieu vers 15 heures à l’hôtel Olympic dans le quartier de Bakara. Les Américains, indépendamment de l’ONU, décident d’y engager la Task Force Ranger, spécialement formée pour traquer Aïded, avec des Rangers, des commandos Delta Force et des hélicoptères des forces spéciales (Task Force 160), 400 hommes au total. Le mode d’action retenu est simple et reprend à l’identique ce qui a été fait au cours de six raids précédents. Soixante-quinze Rangers portés par quatre MH-60 Blackhawk doivent boucler la zone après être descendus par cordes (méthode dite de fast-rope). Simultanément, une vingtaine de Delta Force déposés par hélicoptères légers AH-6 Littlebirds doivent s’emparer des lieutenants d’Aïded. La capture effectuée, un convoi de douze véhicules Humvee  et camions est chargé de venir récupérer tout le monde et de les ramener à la base, située sur l’aéroport. L’ensemble de la zone d’action est survolé par des hélicoptères en appui.

A 16 heures, vingt minutes seulement après le début de l’action, vingt-quatre hommes ont été capturés et le convoi automobile arrive sur la zone. Tout semble donc se dérouler au mieux, hormis un stick de Rangers qui a été déposé au mauvais endroit et dont un des hommes s’est grièvement blessé en chutant de sa corde. Trois véhicules sont détachés du convoi pour lui porter secours. Au moment où ils veulent rejoindre la position Olympic, la situation bascule. Un déluge de feu et de roquettes antichars RPG-7  s’abat sur le convoi principal. Deux véhicules sont détruits et plusieurs hommes touchés. La confusion est totale.

A 16 h 20, le Blackhawk Super 61, en orbite au-dessus de la zone d’action, est atteint à son tour. Il s’écrase trois pâtés de maisons plus loin. Deux hommes sont tués et cinq autres blessés, dont le chef de bord, Cliff Wolcott, qui est encastré dans sa machine. Pour les secourir, une section de Rangers se fraye difficilement un passage depuis l’hôtel Olympic, tandis qu’une équipe de sauvetage est déposée par fast-rope sur la zone du crash. Tous se retrouvent rapidement encerclés par une foule où se mélangent femmes, enfants et miliciens armés. Autour de cette épave, les Américains ont, en moyenne, un blessé toutes les cinq minutes. Un deuxième hélicoptère a été touché dans cette mission de secours mais il parvient à revenir à l’aéroport.  Le général Garrison, commandant la Task Force Ranger, tente de secourir le périmètre de Super 61 avec le convoi automobile d’Olympic. Celui-ci, soumis à un feu permanent, est guidé par un avion de contrôle qui filme la zone d’action et sert de relais entre le convoi et le centre opérationnel. Il s’ensuit des décalages dans le guidage qui engendre des confusions. Bien que la distance soit faible, le convoi se perd dans le labyrinthe des ruelles. Un conducteur est décapité par l’explosion d’une roquette.

Au bout d’une heure, Garrison renonce et ordonne au convoi, de se replier sur la base avec les prisonniers et les blessés qu’il peut porter. Au même moment, à 16 h 40, un troisième hélicoptère (Super 64) est touché. Il va s’écraser un peu plus loin en cherchant à rejoindre l’aéroport, créant ainsi un troisième point à secourir alors que la seule équipe de sauvetage prévue a été engagée auprès de Super 61.

Un nouveau convoi est formé sur l’aéroport avec une partie du premier et des renforts du 2e bataillon de la 10e division (américaine) de montagne, élément de la Quick Reaction Force de l’ONU. Cette force, qui comprend vingt-deux véhicules légers, démarre à 17 h 45. A peine quelques minutes plus tard, elle est stoppée dans une nasse de feux et malgré une débauche de tirs, les fantassins américains ne peuvent progresser. Le convoi doit alors se replier dans des conditions difficiles. Il ne rejoint la base qu’après 19 heures. Entre temps, constatant la vulnérabilité de Super 64, deux tireurs d’élite de la Delta Force, en observation depuis leur MH-60, ont demandé à être déposés près de la carcasse. Ils espèrent tenir jusqu’à l’arrivée des renforts. Dès que leur appareil reprend de l’altitude, il est frappé à son tour et se « crashe » juste avant d’atteindre la base. Le convoi n’ayant pu franchir les barrages de feu, les deux tireurs d’élite luttent jusqu’à épuisement de leurs munitions puis sont submergés et tués. Le pilote de Super 64, Michael Durrant, est capturé. Lorsque la nuit tombe, il reste encore plus de quatre-vingt-dix hommes immobilisés autour de l’objectif initial et de l’épave de Super 61. Equipés pour une opération de jour ne dépassant pas une heure, ils ne disposent que de peu d’appareils de vision nocturne, souffrent de la soif et commencent à manquer de munitions.

La seule solution est alors un raid blindé mais seuls les Casques bleus pakistanais et malaisiens en possèdent. Les Américains sont donc obligés de demander de l’aide au commandement des Nations Unies mais pour réunir les blindés dispersés sur différents points et monter une opération cohérente dans l’imbroglio des différentes chaînes de commandement, il faut près de cinq heures. Ce n’est finalement qu’à 23 heures que s’élance la colonne de soixante-dix véhicules, dont quatre chars T-55 pakistanais et des véhicules blindés de transport d’infanterie malaisiens Condor (mais qui portent des fantassins américains). La progression est difficile et il faut encore trois heures de combat méthodique pour rejoindre les périmètres de sécurité. Deux véhicules Condor, égarés, ont été détruits dans cette action et il a fallu monter une opération secondaire pour les secourir. Dégager Cliff Wolcott de son hélicoptère et récupérer tous les personnels dispersés prend encore plusieurs heures et ce n’est finalement qu’au lever du jour que les derniers Rangers rejoignent une zone sûre, à pied derrière des blindés trop chargés pour les embarquer.

Le bilan est lourd. Dix-neuf soldats américains et un Malaisien sont morts, quatre-vingt Américains, sept Malaisiens et deux Pakistanais ont été blessés. Un pilote a été capturé et le soir même tous les journaux télévisés du monde diffusent les images des cadavres des soldats tués près de Super 64 traînés par la foule dans les rues de Mogadiscio. Deux hélicoptères ont été détruits et quatre autres sévèrement endommagés. Devant cet énorme échec médiatique, la réussite de la mission  et les centaines de miliciens abattus (et tout autant de civils) ne pèsent pas lourd.

L’intervention du groupement de Saqui

L’opération française prend place, quelques mois plus tôt, dans le contexte déjà très tendu de juin 1993. Le 5 juin, à proximité de la station de Radio Mogadiscio, un contingent pakistanais a perdu vingt-quatre soldats et l’ONU a demandé des renforts aux contingents français et marocains. Le 9 juin, les troupes françaises de l’opération Oryx forment un détachement sous les ordres du colonel de Saqui de Sannes, chef de corps du 5e Régiment Interarmes d’Outre-Mer (RIAOM). Outre une petite cellule de commandement (deux véhicules légers P4, un véhicule de transmission et un véhicule de l’avant blindé (VAB) avec un groupe de combat), le détachement comprend deux sections d’infanterie sur VLRA (véhicule léger de reconnaissance et d’appui), deux sections d’infanterie sur VAB, un peloton de trois ERC 90 Sagaie (Engin à roues Canon de 90 mm) et une section logistique. L’ensemble représente environ 200 hommes et 50 véhicules. La plupart des hommes sont des « marsouins », soldats professionnels en provenance de Djibouti. Les deux sections sur VAB et le groupe de protection sont cependant formés avec des appelés « volontaires service long » du 9e Régiment de chasseurs parachutistes (RCP) ou du 17e Régiment de génie parachutiste (RGP). Le 17 juin, le groupement est renforcé par un détachement d’hélicoptères (deux Puma dont un avec canon de 20 mm, deux Gazelles antichars et une Gazelle non armée).

Dans la semaine du 10 au 16 juin, le groupement est engagé dans de multiples actions d’escorte et d’investigation. Le 16, il reçoit l’ordre de se placer en couverture le long de l’avenue du 21 octobre, à l’est des quartiers tenus par le général Aïded (et) qu’investissent les contingents marocains et pakistanais dans la matinée du 17. Leur action prend rapidement une tournure catastrophique. Le contingent pakistanais est stoppé et un de ses officiers est tué. De son côté, le bataillon marocain est encerclé par une foule de civils. Les officiers interviennent pour parlementer. Ils sont ainsi clairement identifiés par des snipers placés dans les bâtiments alentours et immédiatement abattus lorsque les civils s’écartent. En quelques minutes, le bataillon déplore cinq morts, dont son chef, et trente-cinq blessés, dont le commandant en second.

A l’écoute du réseau radio marocain, les Français prennent conscience de l’aggravation de la situation et se préparent à agir. Des tirs commencent à claquer dans leur direction, en provenance de deux grands bâtiments proches : la manufacture de tabac et surtout l’académie militaire. Les tireurs sont repérés mais ils utilisent des femmes comme écran mobile devant les fenêtres. Le colonel de Saqui ne veut pas engager ses sections dans la conquête de ces bâtiments alors qu’elles sont susceptibles d’intervenir à tout moment. Il ordonne donc aux ERC de mitrailler les façades en signe de détermination et ordonne aux sections de mener une action de « contre-sniper » avec leurs propres tireurs d’élite. Le rôle de ces douze hommes sera déterminant pendant toute la journée pour éliminer les miliciens sans toucher la population civile. L’un d’entre eux, après avoir abattu un sniper, a réussi à détruire ensuite l’arme de ce dernier alors qu’une femme venait la récupérer. Pour le colonel de Saqui, ce n’est pas seulement une question d’éthique mais aussi un moyen de préserver l’avenir en ne suscitant pas la haine de la population. Les Français gagnent ce premier duel et la menace est, provisoirement, écartée.

A 8 h 30, le groupement reçoit l’ordre de dégager le contingent marocain. Deux voies sont possibles, l’itinéraire sud est large et donc rapide mais il suppose de traverser la zone tenue par des Pakistanais rendus très nerveux par les événements récents puis de se mêler au contingent marocain. Le colonel décide de passer par le Nord, axe plus difficile mais qui permet d’atteindre un terre-plein d’où il sera possible d’appuyer le repli des Marocains. Le groupement est partagé en trois éléments. Le colonel ira sur le terre-plein avec le peloton ERC (lieutenant Carpentier), une section sur VAB (lieutenant Nivlet) et son groupe de protection (adjudant-chef Boulin), également sur VAB. Son adjoint, le commandant Bonnemaison, tiendra le carrefour au nord de sa position avec une section sur VAB (sergent-chef Martinez) et une section sur VLRA (capitaine Delabbey). La dernière section (adjudant-chef Crand) protégera le carrefour de départ et le soutien logistique, en particulier les deux véhicules sanitaires (capitaine Adani). Elle servira de réserve et de couverture pour le repli en fin de mission.

Les ordres donnés, le groupement déboule « à fond » dans les rues. La surprise est complète et il parvient malgré quelques accrochages, et une volée de roquettes RPG, à atteindre rapidement ses positions. Sur le terre-plein, le premier échelon se place en garde à 360 degrés. Situé en hauteur, il est en bonne position pour appuyer les Marocains, à 150 mètres de là. Les hommes d’Aïded se ressaisissent et reportent tous leurs efforts contre les Français. Des renforts arrivent du quartier de Bakara et les combats montent rapidement en intensité. Un tireur de précision du 9e RCP abat trois snipers en quelques minutes.

Le deuxième échelon, sur le carrefour, est encerclé par la foule et pris sous le feu des snipers. Un chef de groupe, à l’avant d’un VAB est blessé à la tête puis à la main. L’adjoint de la section, le traîne à l’intérieur du véhicule et parvient à la faire évacuer avant de prendre sa place à la tourelle. La foule se retire brusquement et laisse la place à des « technicals » (pick-up 4x4, équipés de mitrailleuse). Quatre roquettes de RPG ratent de peu les VAB. Deux « technicals » sont détruits à la mitrailleuse. La section sur VLRA, plus en arrière a deux blessés, dont un, le caporal-chef Lisch, touché à la tête. L’équipage de l’hélicoptère Puma, réclame avec insistance des objectifs pour son canon de 20 mm. L’adjudant-chef Crand, en troisième échelon, est violemment attaqué à son tour et demande de l’aide. La situation est très sérieuse.

Le colonel de Saqui, après quelques hésitations, refuse tout tir de Puma pour éviter un massacre dans la population, mais fait mitrailler les toits environnant le carrefour par le peloton ERC. Le commandant Bonnemaison, de son côté, prend la décision de s’emparer des baraques environnantes et en particulier l’ancien hôpital. Une trentaine de miliciens sont mis hors de combat dans cette action, sans perte française. A partir des positions conquises, les tireurs d’élite français prennent rapidement le contrôle des environs. La situation bascule alors lentement. Les miliciens d’Aïded se mettent à douter et commencent à craindre d’être encerclés à leur tour par une force dont ils surestiment le nombre. Ils se replient vers le Nord.

Vers 13 h 30, les Marocains peuvent enfin se dégager et les deux premiers échelons français les remplacent sur leur position. Le commandement de l’ONU en Somalie, reprenant espoir après ce premier succès, ordonne alors aux Français de fouiller l’académie militaire et l’hôpital général dans l’espoir de capturer Aïded. Une compagnie mécanisée italienne vient les appuyer. La fouille des bâtiments se fait sans réelle opposition. De nombreux miliciens blessés sont découverts à l’hôpital ainsi que de nombreuses preuves que ce lieu sous la protection de la Croix Rouge, a servi de base de feu. Les fouilles terminées, le colonel de Saqui ordonne le repli sur la position de l’adjudant-chef Grand puis le retour à la base de l’ONU. Habitués aux rations, les Français ont la surprise de voir l’ordinaire, géré par les Norvégiens, être évacué pour leur usage exclusif avec un bon repas chaud.

Tout au long de la journée, les Français n’ont eu à déplorer qu’un blessé grave et deux blessés légers. Il est difficile d’estimer les pertes adverses mais elles dépassent certainement la cinquantaine. Les pertes civiles, si elles existent, sont vraisemblablement minimes.

Différences d’approche

Plusieurs différences d’approche entre Français et Américains peuvent expliquer le contraste de résultats des deux opérations.

Le 3 octobre, le général Garrison commandait le raid depuis un Joint Operations Center (JOC). Il était relié à la zone d’opérations par trois hélicoptères OH-58 équipés de caméras vidéo et de divers moyens de communications high-tech. Le problème est que par ce biais il n’a pas du tout senti l’ambiance de la zone de combat. Les troupes au sol, de leur côté, attendaient que le général Garrison prennent des décisions. Elles ont donc fait preuve d’un certain attentisme lorsque les premiers combats ont commencé et laissé l’initiative aux Somaliens. L’abondance des moyens de communications, associée à une chaîne de commandement complexe, s’est révélée être un amplificateur de confusion.

Côté français, le « décideur » était présent au milieu des combats. Il avait donc l’appréhension directe de la situation et pouvait réagir immédiatement.

De plus, dans les années 1980, les Américains ont mis l’accent sur la planification et la formation de leurs états-majors. En revanche, rien n’a vraiment été fait pour encourager l’initiative des capitaines, lieutenants et, encore moins, sergents. L’écrasante supériorité des moyens américains, comme pendant la première guerre du Golfe, rendait cela inutile. En revanche, les cadres de contact français habitués aux micro-interventions, où une seule compagnie peut être engagée sur un théâtre lointain, sont beaucoup mieux formés à l’« intelligence de situation ». Outre une bonne expérience de l’Afrique, ils bénéficient de plus d’une bonne connaissance des lieux sur lesquels ils manœuvrent depuis une semaine. Chacun d’eux dispose de cartes et de photographies de la zone. Les hélicoptères les survolent en « anges gardiens » et les renseignent « en temps réel » (sans que l’information ne transite par un PC éloigné) sur les snipers, la présence de civils dans les bâtiments ou les mouvements de foule. Tous les véhicules français disposent de panneaux orange qui les rendent parfaitement visibles depuis le ciel.

On retrouve cette différence de philosophie dans la manière d’appliquer les feux. Les Français tirèrent en tout 3500 munitions légères (5,56 mm et 7,62 mm) et environ 500 12,7 mm. Ni roquette ni obus explosif n’a été employé. La consommation en munitions des Américains fut plusieurs dizaines de fois supérieure (au moins 120 000 cartouches sans parler de l’emploi massif de roquettes). Abattre un milicien demandait aux Français quelques dizaines de cartouches et plusieurs centaines pour les Américains. En réalité du côté français, les pertes ennemies ont presque toutes été obtenues « à coup sûr », soit par les fusils de précision FRF2, soit par FAMAS en combat rapproché. Les Américains, de leur côté, ont plus un culture de la puissance de feu. Le combat et l’entraînement au tir se résument souvent aux choix de cibles sur lesquelles on applique le maximum de feux. Les chefs de section n’ont pas de tireurs d’élite à leur disposition et les accrochages débouchent rapidement sur des déluges de tirs. Outre que la Task Force Ranger s’est retrouvée assez rapidement à court de munitions, cela a abouti, dans un contexte où tout le clan, avec femmes et enfants, assiste ou participe au combat, à des pertes civiles considérables. Ces pertes civiles ont fini par détruire la légitimité de l’action autant qu’elles ont entretenu la haine à l’égard des Américains depuis des mois, ce qui explique l’acharnement des Somaliens. De plus, dans un environnement urbain africain fait de pâtés de maisons en terre, les munitions lourdes et les roquettes percent facilement les murs et frappent donc parfois leurs habitants. Quant aux balles légères, elles ont une fâcheuse tendance à rebondir, ce qui accroît les risques de tirs fratricides.

Les Américains, à l’époque, ne sont pas habitués à manœuvrer en ville. Là où les Français ont su s’emparer de points clefs pour dominer la zone, comme l’ancien hôpital, les Américains sont souvent restés dans les rues. Ils y étaient d’autant plus vulnérables qu’ils ne disposaient pas de véhicules blindés. L’US Army de cette époque, et c’est encore largement le cas aujourd’hui, distingue nettement entre des forces fortement blindées, sur char M1 Abrams ou véhicule de combat d’infanterie M2 Bradley, et des forces très légères, disposant au mieux de véhicules non-blindés, Humvee ou camions. Outre que les énormes Abrams et Bradley n’auraient pas forcément été adaptés aux rues de Mogadiscio, ils ont surtout été écartés car constituant une signature « agressive » ne correspondant pas au profil bas souhaité par l’administration Clinton. La Task Force Ranger utilise donc des véhicules qui se révèlent tous vulnérables dès lors que l’action dure. Le groupement français n’est lui-même que partiellement blindé (VAB et ERC) mais cela suffit pour disposer de « sections béliers » pour pénétrer dans une zone et pour résister aux armes légères. En juin, les miliciens ont encore peur des hélicoptères et ne savent pas les affronter. En octobre, ils ont appris comment utiliser leurs roquettes antichars pour les abattre.

Tous ces éléments cumulés font que si Français et Américains bénéficient de la surprise initiale par la vitesse de déplacement, les premiers conservent l’initiative tout au long de la journée alors que les seconds subissent très rapidement les événements. En octobre, la surprise change de camp lorsque le premier hélicoptère s’écrase et les Américains ne sont pas entraînés à cela. Toute leur action reposait sur l’invulnérabilité de leur moyen de transport et ils ne disposaient pas de solution de rechange. Le 15 septembre pourtant, un hélicoptère avait déjà été abattu par roquette, sans provoquer pour autant de modification dans les modes d’action.

Encore une fois, il ne s’agit pas de prôner une quelconque supériorité intrinsèque française et encore moins de porter un jugement sur la valeur personnelle des combattants. Le seul exemple des deux tireurs d’élite américains volontaires pour porter secours à un équipage d’hélicoptère encerclé par les miliciens suffit à susciter l’admiration. Le hasard a eu également un rôle indéniable dans les deux actions. Constatons simplement que la méconnaissance, sinon le mépris, du milieu humain dans lequel on opère conduit fatalement à des déconvenues et s’il faut retenir un seul aspect du succès des Français, c’est le respect dont ils ont fait preuve vis-à-vis de l’ingéniosité, du courage et des coutumes de leurs adversaires.