A l’été 2003,
le groupement des forces spéciales américaines en Irak (Joint Special Operation Task force, JSOTF, au numéro changeant), représentait
alors sans doute ce qui se faisait de mieux en termes de planification et
conduite de raids au sol avec la Task
Force Black son équivalent britannique plus réduit. Comme les raids
aériens, avec qui ils peuvent s’intégrer dans une campagne de frappes, les
raids au sol sont des actions ponctuelles contre des objectifs ennemis précis.
Par rapport à ces mêmes raids aériens, ils présentent l’avantage d’être plus
précis, plus souples et de permettre de capturer des prisonniers ou des sources diverses de renseignements. Ils constituent la seule alternative
opérationnelle lorsqu’il s’agit à l’inverse de libérer des prisonniers ou des
otages. Leur inconvénient principal est qu’ils induisent des risques pour les opérateurs plus
grands qu’une frappe aérienne, par avion ou drone, lancée
de loin et hors de toute menace véritable.
Ratages, Apollo et Start-up
guérillas
Comme une
machine, plus une opération militaire est compliquée et plus la probabilité
augmente qu’il y ait des dysfonctionnements. De fait, il y a pratiquement
toujours des accrocs dans un plan, panne d'hélicoptère, intrusions de civils, erreurs de navigation, etc., mais tant
que ceux-ci restent peu nombreux et n’interagissent pas trop, l’opération reste
un problème compliqué et non complexe. Avec une bonne organisation
préalable, et notamment des moyens en réserve, et de bonnes procédures, il
peut être possible de poursuivre et réussir la mission face à un ennemi qui est
lui-même soumis à la friction. A partir d’un certain seuil, lorsque les
problèmes deviennent nombreux et interagissent, la situation passe de compliquée
à complexe. L'application des procédures ne suffit alors généralement pas il n’y a plus qu’à espérer que
les acteurs au cœur de l’action improvisent des solutions. S’ils n’y parviennent pas, le désastre n’est
généralement pas loin.
La principale
difficulté d’un raid réside dans l’évitement du franchissement de ce seuil. Pour
cela, on peut investir dans une préparation la plus soignée et la plus précise
possible avec une surabondance de moyens. En novembre 1970, un
raid américain fut lancé afin de libérer les prisonniers du camp de Son Tay, au cœur du
Tonkin. Ce raid très audacieux et très sophistiqué au cœur du pays ennemi fut
parfaitement exécuté, à ce détail près que sa préparation avait pris sept mois
et qu’entre temps les prisonniers avaient été changés de place. Ce raid était
remarquable mais il n’avait plus d’objectif. Dans cet arbitrage entre les
délais et la qualité de l’organisation de l’opération, on peut privilégier la
vitesse mais au risque du franchissement du seuil de complexité. Le 12 mai
1975, le porte conteneur Mayagüez et
son équipage de 39 marins fut capturé par les Khmers rouges près d’une île du Cambodge.
Trois jours plus tard, les marines américains débarquaient sur l’île. Ils
parvenaient à libérer l’équipage et récupérer le navire mais au prix d’un grand
désordre, de 38 morts et 41 blessés américains pour la plupart dans des
accidents, et même de l’oubli sur le terrain de trois marines dont on ne
retrouvera plus la trace. Il peut arriver aussi que l’on prenne beaucoup de
temps pour échouer lamentablement comme lors de la tentative de libération des
otages américains de l’ambassade de Téhéran en avril 1980. L’opération, conçue
et préparée pourtant pendant cinq mois, était tellement mal organisée qu’elle a
plongé dans la complexité dès le départ, avec huit morts accidentels, sans même
une seule action de l’ennemi.
Par le passé,
les Etats-Unis étaient parvenus à résoudre des problèmes très compliqués dans
des délais contraints comme le projet Manhattan
de fabrication de l’arme atomique, le programme Polaris ou, sans doute le impressionnant de tous en termes de
management, le programme Apollo. Le
commandement des opérations spéciales (SOCOM), créé en 1987 dans la foulée de
la réorganisation de la défense par le Goldwater-Nichols Act, devait être l’équivalent de
la NASA de l’époque de George Mueller. Comprenant que les raids de valeur
stratégique nécessitaient des unités spécifiques, chaque armée américaine a
constitué ses propres unités d’intervention, Delta force, 75e Régiment de rangers, 160e
régiment aéromobile pour l’US Army, SEAL Teams pour l’US Navy et Special Operations
Wing pour l’US Air force,
bataillon de reconnaissance du Corps des marines. Comme les tous premiers
lancements de fusées de la NASA les
premiers emplois de ces unités notamment sur l’île de Grenade en 1983 n’ont pas
été très heureux mais avec le SOCOM il devenait possible de les intégrer, avec
d’autres compétences (encadrement de forces locales, influence, etc.), dans un
véritable « complexe renseignement-frappes » capable de lancer des
raids sophistiqués et de haute valeur avec la même fiabilité et la même
régularité que des missions Apollo.
A l’automne
2003, alors en pleine traque de Saddam Hussein et de ses lieutenants en fuite,
la JSOTF en Irak, près de 2 000 hommes et femmes, semblait témoigner de la
maturité de l’organisation avec ses pôles spécialisés de renseignement et
d’action coordonnés par un état-major capable de planifier un raid de kill or capture en moins de trois jours.
Ce rythme paraissait alors extraordinaire et cette « efficacité
industrielle » concentrée dans la région entre Bagdad et Tikrit, à moins
de 200 km de là, permettait ainsi de capturer le Raïs dès décembre 2003.
Beaucoup pensaient alors qu’un coup décisif avait été porté à une rébellion que
l’on considérait comme les derniers feux du régime.
En réalité, une
nouvelle forme d’organisation ennemie était apparue. Lorsque le régime de
Saddam Hussein, organisation géante, visible et vulnérable s’est effondré, il a
fait place à une myriade de « start-up guérillas » sunnites. La plus
importante d’entre elle, Tawhid wal Djihad (Unicité et Djihad) fondée par le
jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, devenue Al-Qaïda en Irak (AQI) en octobre
2004 puis l’Etat islamique en Irak deux ans plus tard, préfigurait très
largement les structures d’entreprises en plateformes, comme Uber ou Airbnb,
avec un tout petit état-major, un projet commun et le Logrus, ce réseau qui permet de faire venir à soi des ressources du
monde entier, volontaires, argent, armes ou informations. Avec
ces ressources et ces capacités, il était
possible de piloter à distance et sans infrastructures des cellules multiples fondues
dans le milieu civil urbanisé irakien.
Sur le papier,
l’organisation de Zarqaoui était minuscule face au Corps expéditionnaire de la
coalition mais elle s’avérait être bien plus agile et résiliente. Sa structure
décentralisée mais cohérente était difficile à décrire sur une diapositive powerpoint et pourtant dès l’été 2003 elle
est parvenue à organiser des attaques avec des effets stratégiques comme la
destruction le 19 août du quartier-général des nations-Unies à Bagdad (le
« 11 septembre de l’ONU »). Rapidement, les actions d’AQI, attentats
contre la population chiite, attaques contre les forces de sécurité irakiennes
ou contre les Américains, assassinats de collaborateurs, prise d’otages,
vidéos, se sont multipliées à un rythme qui dépassait très largement celui des
raids de la JSOTF qui lui était désormais pleinement opposée. En 2005, les seuls
attentats terroristes d’AQI faisaient en moyenne six victimes civiles chaque
jour.
Un des traits
importants de l’organisation est qu’elle raisonnait au niveau opérationnel
plutôt que tactique. Toutes les attaques ne réussissaient pas, loin s’en faut, mais
peu ce qui importait vraiment n’était pas la performance de chaque mission mais
la capacité globale à pouvoir continuer à en organiser. L’usage tactique du
suicide simplifiait les missions de frappes, en supprimant les phases
d’exfiltration, les plus compliquées, tout en réduisant la possibilité de
capture. Les pertes étaient importantes mais tant que les volontaires restaient
en nombre supérieur, les attaques pouvaient continuer et même se développer.
La lutte
contre les organisations rebelles, dépassait largement la simple traque de
leurs membres mais elle en constituait un élément majeur surtout lorsque, comme
dans le cas d’AQI, il n’était pas question d’autre chose que de destruction. Il
est possible de mener deux types de campagnes militaires : linéaire lorsque les effets sont liés et s’enchaînent mécaniquement vers un objectif
précis (la « marche vers la capitale ») ; cumulative lorsqu’on
attend de la multiplication d’actions isolées l’émergence soudaine d’un
phénomène nouveau. Avec sa capacité combinée de renseignement et de raids, la
JSOTF pouvait contribuer à la destruction d’AQI par la traque de Zarquaoui (linéaire) la seule cible qui pouvait avoir
un effet opérationnel, sinon stratégique, mais aussi par l’élimination de plus
de membres d’AQI que celle-ci n’était capable d’en générer (cumulative). Pour
cela, il fallait aller bien plus vite qu’un raid tous les trois jours.
Faster,
better, cheaper
Dans le
tableau d’arbitrage délais-qualité, il s’agissait donc, à ressources
constantes, de passer du carré « délais importants-réussite élevée »
au carré « délais réduits-réussite élevée ». Concrètement, cela signifiait être capable
d’organiser un raid non plus en quelques jours mais en quelques heures, tout en
ayant une très forte probabilité de vaincre l’ennemi au contact, avec le
minimum de risques pour soi et la population civile. Améliorer un seul axe
suppose généralement des innovations incrémentales, modérées ou radicales.
Jouer sur les deux axes simultanément, ici améliorer les délais et maintenir la
qualité, impose généralement des innovations de rupture et donc un changement
de modèle.
D’une certaine
façon, les forces spéciales américaines se sont trouvées une nouvelle fois
devant le même dilemme que la NASA. A la fin des années des années 1980 et
notamment après le désastre de la navette Challenger,
le processus des missions spatiales est devenu tellement coûteux que les
lancements étaient devenus rares et entourés de multiples précautions, Comme
les lancements étaient rares, on les rendait plus polyvalents avec plusieurs
missions montés sur un seul vecteur, la complication s’accroissait encore et donc
aussi les coûts et les délais. Briser cette spirale (qui s’applique à
d’autres domaines comme les programmes d'avions de combat par exemple) imposait
de changer de regard.
En 1992, Dan
Goldin, nouveau directeur de la NASA imposait le programme Faster, Better, Cheaper (plus vite, mieux et moins cher). Pour être
éligible, le projet devait coûter « moins cher qu’un blockbuster
hollywoodien », être opérationnel en moins de trois ans avec, grande
innovation, une prise de risques acceptable (« It’s
ok to fail »). Comme pour AQI, la réussite globale du programme,
l’échelon opérationnel, l’emportait sur l’obsession de la réussite de chaque
mission, à cette différence près que la NASA ne risquait dans ce programme que
des machines et de l’argent alors qu’AQI y engageait des vies humaines.
Pour y
parvenir, la NASA innova peu techniquement, on privilégia même autant que
possible les équipements éprouvés et si possible peu coûteux, mais beaucoup
socialement. Le travail était organisée en petites équipes de projets
décentralisées et à forte cohésion sous la direction d’un responsable unique.
Les différents spécialistes vivaient et travaillaient ensemble, se connaissaient
personnellement, comprenaient le travail et les besoins des autres et pouvaient
ainsi se faire confiance. Problèmes et solutions apparaissent rapidement, le
plus souvent de manière informelle. En 1997, le robot Mars Pathinder explorait la planète rouge après trois ans de
conception et pour 200 millions de dollars, là où la mission Viking, vingt ans plus tôt, avait
demandé huit ans et près d’un milliard de dollars.
Quelques
années plus tard à Bagdad, la JSOTF commandée par le général Mac Chrystal s’est
inspiré de ces méthodes. Là encore, peu d’innovations techniques hormis un
nouveau centre opérationnel sur la base de Balad, au nord de Bagdad, doté des
moyens de communications les plus modernes, mais des innovations sociales.
L’accumulation
des barrières à la circulation de l’information constitue un phénomène
bureaucratique classique. Le bâtiment du Pentagone a été conçu en 1941 pour
permettre à n’importe qui d’y rejoindre quel point en moins de sept minutes. Il
faut désormais parfois des heures ou des jours, quand c’est possible. Le
premier axe d’effort a porté sur la disparition des barrières des informations.
Au petit Pentagone de Balad, le problème a été simplifié de manière
simple : tout le monde a été habilité Secret défense et pouvait donc avoir
accès à la presque totalité des informations et parler avec tout le monde
librement. Le bénéfice de la libre circulation de l’information a largement
compensé le risque de fuite, risque faible avec des individus fiables. Le
renseignement de qualité était la ressource principale à offrir par
l’organisation, et cette ressource était offerte gratuitement à tous à
l’intérieur comme chez les partenaires. Tous les jours, le point de situation
général devant le chef était visible par tous les membres de la JSOTF à Balad.
Le deuxième
axe d’effort a consisté en la connaissance mutuelle. Les cellules de
renseignement étaient des boites noires pour les opérateurs, eux-mêmes partagés
entre SEAL, Rangers, Delta, etc. qui vivaient de manière isolée. Chacun voyait
et faisait la guerre dans son silo sans connaître les problèmes et les besoins
des autres. Pour tenter de mettre fin au cloisonnement et remplacer la
compétition par plus de coopération, un programme d’échanges de plusieurs mois
a été imposé entre les services dès la fin de 2003. Cela ne s’est pas passé
sans de nombreux grincements mais l’investissement à long terme a été très
positif grâce à la connaissance mutuelle et peut-être surtout aux liens personnels
qui ont été obtenus. Les relations avec les partenaires extérieurs, forces
armées, CIA, FBI, NSA, alliés étaient encore pires. Un soin particulier a donc été
mis dans le choix des officiers de liaison, parmi les meilleurs et non en fins
de parcours, avec pour eux une grande liberté d’action et de diffusion du
renseignement.
Tous ces
efforts avaient pour objet premier de surimposer un réseau horizontal de liens
de confiance entre individus et cellules. Ils auraient été cependant peu utiles sans une
décentralisation de la décision. Or, il est difficile de ne
pas exercer de contrôle étroit alors que l’on voit les choses et que l’on a la
possibilité matérielle de le faire, ce qui est le cas dans
un poste de commandement high tech comme celui de Balad. Plus on dispose de
moyens de communication et plus la décision est souvent centralisée et donc
lente, or dans un environnement changeant plus une décision est lente et plus
elle a de risques d’être décalée et donc mauvaise. Dans la mesure où dans la
plupart du temps, il suivait les recommandations qui lui étaient faites, Mc
Chrystal s’est rendu compte que la procédure de décision remontant jusqu’à lui
servait surtout à augmenter les délais pour une qualité de décision qui n’était
pas forcément meilleure. La décision de lancer les raids, à l’exception des
cibles les plus importantes ou les plus délicates, a été ainsi largement
décentralisée, parfois jusqu'à l’initiative d’acteurs sur le terrain à qui on faisant
confiance par principe. La responsabilité des résultats de l’action restait en
tout état de cause celle du chef mais celui-ci se considérait plus comme un
jardinier faisant fonctionner au mieux son organisation qu’un chef héroïque à
la pointe de toutes les décisions et des combats.
Avec le temps,
le processus d’apprentissage a fait son œuvre. Plus le nombre de raids
augmentait, plus il était facile de les organiser et plus la connaissance et la
confiance des uns dans les autres s’accroissaient, facilitant encore les
choses. Paradoxalement, dans la mesure où ces raids étaient plus rapidement
montés et par des gens désormais habitués, des « équipes critiques d’experts »,
ils étaient aussi souvent plus efficaces. Le succès ne faisait ensuite qu’augmenter encore la confiance. En 2006, alors que
l’Irak était en plein chaos, la JSOTF ne montait plus en moyenne un raid en
trois jours mais dix chaque jour. Dans les quatre premiers mois de l’année,
plus de 160 membres importants d’AQI dont 8 proches de Zarqaoui ont été arrêtés
ou tués. Zarqaoui lui-même a été tué le 7 juin. Par la suite, de 2007 à la fin
de l’été 2008, la JSOTF a pleinement participé à la reprise de contrôle de
Bagdad et de ses environs en éliminant plusieurs milliers de djihadistes, bien
plus que ces organisations ne pouvaient en recruter. A ce moment-là, ce qui s’appelait
désormais l’Etat islamique en Irak avait été chassé de la capitale et ne survivait
difficilement que dans le nord du pays à la limite du Kurdistan.
Une façon
différente de voir les choses dans une organisation clé de quelques milliers d’individus
avait largement contribué à changer le cours de la guerre.
General Stanley A. McChrystal, David Silverman, Tantum Collins, Chris
Fussell, Team of Teams: New Rules of
Engagement for a Complex World, Diversion Books, 2014.
Jérémy Scahill, Dirty Wars, Lux Editeur, 2014.
David H. Ucko, The New Counterinsurgency Era: Transforming the U.S. Military
for Modern Wars, Georgetown University Press, 2009.
Défense et sécurité international HS
n°53, Forces spéciales, la guerre autrement ? avril-mai 2017.
Howard E. McCurdy, Faster, Better, Cheaper, Johns Hopkins University
Press, 2003.