Je faisais partie de ceux qui estimaient que l’engagement de la
France contre l’Etat islamique en septembre 2014 n’était non seulement pas
nécessaire mais qu’il était même dangereux. L’EI existait sous ce nom depuis
2006 avec comme matrice l’organisation d’Abou Moussab al-Zarquaoui créée en
2003 après l’invasion de l’Irak par les Américains et leurs alliés. L’Etat
islamique faisait alors régner la terreur dans Bagdad et dans de nombreuses
provinces du pays. L’Irak menaçait de s'effondrer, entraînant l’ensemble de la
région dans le trouble. A cette époque, la France, qui avait refusé de
participer à la coalition, n’envisageait en aucune façon de faire la guerre à
cette organisation. L’Etat islamique en Irak ne faisait guère la une des
journaux et nos dirigeants ne l’évoquaient jamais. Nous voici maintenant en
guerre contre lui et c’est lui qui gagne, pour l’instant.
Comment mener une opération
militaire sans envisager sérieusement sa réussite
En 2014, les mêmes qui se taisaient sont soudainement devenus
horrifiés par ces « égorgeurs de Daesh », dont on semblait alors découvrir
l’existence. Il est vrai qu’à la suite d’une politique du gouvernement de
Bagdad assez proche de celle de Damas, l’Etat islamique, qui avait bien failli
mourir, renaissait de ses cendres. Il obtenait même des succès spectaculaires face à
d’autres mouvements rebelles syriens et surtout face à une armée irakienne en
papier. Il est vrai aussi qu’à la différence des autres milices locales ou du
régime de Damas et reprenant le principe des exécutions filmées de Zarquaoui
avec des moyens plus sophistiqués, l’EI filmait l’odieux pour l’« édification
des masses » locales et la terreur des ennemis.
Il est vrai enfin que l’EI s’en prenait aussi à des citoyens américains
obligeant le Président des Etats-Unis à réagir. Celui-ci organisait alors une
nouvelle coalition et engageait une opération militaire en fonction sa marge de
manœuvre politique interne. Cette dernière étant réduite, l’opération reposait
sur des fondements faibles.
Le
premier était que l’idée que l’Irak était encore un véritable Etat disposant
d’une véritable armée qu’il suffirait d’aider par des conseils, un peu
d’équipements et des appuis aériens pour venir à bout d’un groupe de bandits.
La réalité est que cet Etat était surtout une alliance de partis et de leaders
chiites accaparant le pouvoir et faisant plus confiance aux gardes rapprochées
ou aux milices qu’à cette armée créée par les Américains. Cette armée suspecte,
résultat de quatre ans d’efforts et d’une dépense plusieurs dizaines de
milliards de dollars, avait été rapidement vidée de sa substance après le
départ de ses créateurs. Au-delà des quelques unités conservées et choyées à
Bagdad autour de la personne du Premier ministre Maliki, les divisions installées
dans les provinces sunnites sont alors devenues aussi faibles qu’insupportables
aux populations locales. En juin 2014, la fuite piteuse devant les forces de
Daesh et de ses alliés consacrait l’effondrement de cette armée creuse.
Restaient les milices chiites, plus motivées, aptes à défendre Bagdad et les
provinces du sud mais pas à reconquérir le Tigre et l’Euphrate.
La reprise de
la ville de Tikrit en mars 2015 est, à ce jour, leur seul véritable succès,
acquis avec un important appui des Iraniens au sol et des Etats-Unis dans les
airs, et il témoigne finalement surtout de la difficulté de l’entreprise. Il
est possible que cela évolue et que la milice Badr notamment soit désormais un
peu plus capable de porter l’offensive. Dans tous les cas, et comme les
exactions qui ont suivi la prise de Tikrit l’ont également montré, ces groupes
sont peu légitimes à occuper l’espace sunnite. Quant à reconstituer une «
nouvelle nouvelle » armée irakienne sous l’égide américaine, on ne voit pas
très bien ce qu’elle aurait de plus, dans un contexte politique inchangé, qui
lui permettrait de survivre plus longtemps que les deux précédentes. A l’été
2014, l’EI s’est attaqué au Kurdistan syrien et au Kurdistan irakien, ce
dernier jusque-là plutôt un allié qui avait aidé à la prise de Mossoul et profité
de l’occasion pour s’emparer du pétrole de Kirkouk. La coalition a trouvé là deux
autres alliés locaux, militairement plus efficaces mais tout aussi peu légitimes
que les Chiites à agir et surtout rester dans les provinces arabes sunnites. Au
bilan, lorsque la très mal nommée opération Détermination
absolue a été déclenchée, il n’y avait personne qui soit capable à horizon
visible de venir, même conseillé, équipé et appuyé par les airs, planter un
drapeau sur Raqqa ou Mossoul, condition pourtant nécessaire (mais non
suffisante) de vaincre l’Etat islamique. Cela tout le monde le savait.
Restaient alors les frappes aériennes, second fondement faible. Des
frappes peuvent s’effectuer en appui rapproché de troupes au sol ou seules sur
l’ensemble du dispositif ennemi. Or les frappes de la coalition américaine ne
sont réalisées, hormis quelques drones armés, que par des bombardiers ou des
chasseurs-bombardiers. La première raison de cette restriction vient d’abord du
peu de risques de ce mode opératoire pour les hommes engagés, eu égard aux
moyens antiaériens limités des organisations rebelles. La raison principale est
cependant qu’à partir du moment où l’US Army n’est pas engagée (y compris avec
des hélicoptères d’attaque), cela n’est pas vraiment considéré comme une guerre
pour les Etats-Unis et ne justifie donc pas d’un vote du Congrès. Le problème
est que des bombardiers ou des chasseurs-bombardiers ne sont pas forcément les
moyens les plus efficients pour appuyer les troupes au sol. Ces moyens lourds sont
plus indiqués pour frapper des cibles importantes et peu mobiles que des cibles
petites et multiples sur la ligne de contact. Comme les avions sont également
coûteux et donc rares (il faut compter sur une moyenne de seulement 20 à 30
frappes par jour au total pour la Coalition sur un théâtre grand comme la
Grande-Bretagne), il faut de plus les partager entre les frappes au contact et
en profondeur, ce qui réduit encore l’efficacité dans chacune de ces missions. Les
drones armés et surtout les hélicoptères ou les avions spécialisés dans
l’appui, par leur capacité à rester longtemps sur une zone et à mitrailler sont
bien plus efficaces pour l’appui rapproché. Leur emploi permet de plus
d’employer de dégager les chasseurs-bombardiers pour les employer plus en
profondeur. Comme l’avait prouvé le changement survenu à l’été 2011 avec
l’intervention du groupement d’hélicoptères français en Libye, cette
complémentarité permet de multiplier grandement l’efficacité globale de
l’action.
En l’absence d’offensive au sol, on peut malgré tout concevoir de
compter sur les seuls moyens aériens pour obtenir un effet sur l’ennemi. On
peut espérer l’amener à négocier ou au moins à modifier son comportement, comme
après les campagnes israéliennes contre le Hezbollah et le Hamas ou encore celle
des Américains contre l’armée du Mahdi à Sadr-City en 2008. On ne peut pas cependant
espérer le détruire par ce seul moyen car cela n’est jamais arrivé. On n’a même
jamais réussi à approcher vraiment de cette destruction, surtout face à des
organisations armées qui savent parfaitement tirer parti du milieu humain et/ou
physique pour se protéger. Par le retranchement voire l’enfouissement, le
camouflage, l’imbrication avec la population, l’emploi de véhicules civils, la
dispersion et la mobilité, on peut en effet développer assez facilement une
forme de « furtivité terrestre » privant l’ennemi aérien de belles
cibles (ou au contraire en le saturant de toutes petites cibles). Ces méthodes,
en particulier la dispersion, rendent vulnérables à une attaque terrestre
concentrée et résolue mais s’il n’en est pas question cela ne pose pas de
problème.
Encore une fois, la complémentarité des moyens rend les choses beaucoup
plus efficaces (une offensive terrestre oblige l’ennemi à se concentrer pour y
faire face ce qui le rend plus vulnérable aux frappes, une campagne de frappes
oblige l’ennemi à se disperser ce qui le rend plus vulnérable aux attaques
terrestres). Qui plus est, si à court terme les campagnes aériennes « pures »
peuvent amener l’ennemi à négocier, à plus long terme, par leur impact sur la
population locale souvent habilement instrumentalisé, elles contribuent plutôt au
renforcement des organisations qu’elles visent. Dans le cas de la lutte contre
l’Etat islamique, comme il n’est pas question de négociation, l’intérêt de la
campagne aérienne seule est donc très problématique.
Par raisonnement inductif (une série de mêmes causes produisant
toujours les mêmes effets) on pouvait donc facilement prédire que cette
opération serait assez stérile. Les raisonnements inductifs peuvent être mis en
défaut par des phénomènes de rupture, nous y reviendrons, mais pour l’instant
tout s’est passé comme prévu. Les 8 300 frappes aériennes de la Coalition ont
permis d’aider les troupes irakiennes et surtout les Kurdes irakiens ou syriens
à obtenir quelques succès locaux. Elles ont permis d’exercer une pression forte
et de détruire plusieurs milliers d’objectifs matériels et de tuer des milliers
de combattants (au coût moyen de 200 000 euros par homme, soit la solde
mensuelle d’un bataillon local au complet). Il n’y a pourtant là, au bout de
quatorze mois de guerre, rien de décisif. L’EI occupe de fait tout l’espace
géographique qu’il pouvait occuper dans l’espace sunnite syro-irakien et la
campagne fait, comme d’habitude, aussi office de sergent-recruteur sur place ou
à l’étranger.
Partis en guerre avec une
grosse fleur sur un petit fusil
C’est dans ce contexte politique et militaire que la France,
redevenue pleinement atlantiste, a découvert cette fois l’existence de l’Etat
islamique et décidé de lui déclarer la guerre en rejoignant cette fois la
nouvelle coalition dirigée par les Américains. A cette époque, l’Etat
islamique, s’il avait pris des otages, n’avait encore jamais tué de Français.
Il n’est évidemment pas dit qu’il ne l’aurait pas fait un jour. Pour son
histoire dans la région, pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait contre le
djihadisme au Sahel, la France est forcément un ennemi pour Daesh et ses
volontaires venus de France sont à la fois motivés et bien utiles pour y
organiser des attaques. En l’occurrence, ce n’était pas encore le cas et alors
que la France était déjà engagée contre le djihadisme d’origine algérienne et
contre Al Qaïda, qu’elle manquait déjà de moyens de moyens pour son combat dans
la zone très instable du Sahel et que, justement, elle était particulièrement
vulnérable par la multitude des traîtres et les faiblesses de son dispositif de
sécurité intérieure, le minimum de cohérence sinon de prudence stratégique
incitait de ne pas ajouter un nouveau front. A tout le moins, il aurait fallu
se donner plus de moyens d’agir au lieu de continuer à les réduire et annoncer
aux Français que le prix à payer serait important pour une issue très difficile
à estimer.
On y est allé quand même et en appliquant strictement la manière
américaine avec nos équipes de conseillers sur le terrain et nos douze avions
de combat, parfois renforcés de l’aviation embarquée du Charles de Gaulle. Au-delà des actions tactiques parfaitement
maîtrisées, il n’y avait évidemment là rien de quoi qui puisse permettre à la France d’atteindre un effet stratégique, hormis être là. A ce jour, après quatorze mois de guerre
(car, rappelons-le, il s’agit évidemment d’une guerre à partir du moment où il y
a affrontement politique violent), la France a réalisé 300 frappes soit environ
4 % du total de la coalition au sein d’une opération, on l'a vu, globalement
peu décisive. Si on applique les estimations du Pentagone sur l’efficacité de
l’ensemble de la campagne de la coalition, on peut donc estimer que nous Français avons
tué entre 400 et 600 combattants
ennemis, soit un peu moins de 1 % du total des effectifs armés de Daesh,
sachant que ces hommes ont pu être remplacés. Très clairement, l’intention
annoncée de détruire Daesh n’était pas très sérieuse mais on pouvait se vanter
d’être le deuxième contributeur de la coalition et donc de pouvoir « peser» un
peu dans ses décisions (notre objectif premier dans les opérations
multinationales). Au bout d’un an, on s’empressait de frapper aussi en Syrie
pour pouvoir parler avec plus de force, croyait-on là-aussi, à l’Assemblée
générale de Nations-Unies. Nous étions partis en guerre la fleur au fusil,
grosse fleur et petit fusil.
Il est toujours délicat de jouer les gros bras quand on n’a plus
de bras et il est singulier de constater que notre si ferme ministre des
affaires étrangères est le même qui, vingt-cinq ans plus tôt, réclamait de
toucher les « dividendes de la paix », autrement dit de réduire l’effort de
défense, et même globalement de sécurité, pour faire quelques économies de
court terme. On l’a dit et il ne faut pas cesser de le répéter, si on avait
simplement poursuivi le même effort qu’en 1990 (qui n’était pas jugé écrasant à
l’époque, autant que je me souvienne), ce serait très exactement 114,7 milliards
d’euros au lieu de 58 qui seraient dépensés chaque année pour nos forces armées, nos
forces de police et de gendarmerie, le renseignement intérieur et extérieur,
les prisons, la justice et la diplomatie. Quelque chose me dit que les choses
ne seraient pas tout à fait ce qu’elles sont, que notre sécurité intérieure
serait peut-être mieux assurée et qu’au front nous aurions un peu plus de
moyens pour peser non pas au sein de la coalition mais sur l’ennemi.
On avait sans doute oublié, car ce n’était plus arrivé depuis
longtemps (raisonnement stratégique inductif), que cet ennemi peut aussi ne pas
se laisser faire et frapper à son tour durement ceux qui le frappent y compris
sur le sol métropolitain. En termes d’effets stratégiques, l’Etat islamique est
pour l’instant gagnant. Il nous a plus terrorisé que nous ne l’avons terrorisé
et peut espérer nous diviser et capitaliser sur ces divisions bien plus que
avec nos 300 frappes en un an. Encore une fois, tout cela était parfaitement
prévisible.
Nous voici donc maintenant coincés entre un humiliant retrait à la
manière de la fuite de Beyrouth en 1984 et une extension du domaine de la
lutte, avec des moyens militaires à la fois réduits par notre politique de
défense et dispersés dans les rues des villes de France, les sables du Sahara
et ceux du Levant, sans parler de déploiements toujours en cours de
stabilisation et d’interposition. A force d’être partout on n’est vraiment
nulle part. On reste tactiquement forts car nos soldats sont bons mais
stratégiquement faibles car, visiblement, les décideurs qui les emploient et
les déploient le sont moins.
Le repli humiliant, je ne veux même pas l’évoquer tant les
conséquences en seraient désastreuses. Cela n’est pas sérieusement envisagé
pour l’instant, le désir de vengeance est encore trop fort et le coût de
l’engagement militaire encore trop faible, et on notera le progrès en la
matière par rapport aux « années Mitterand », la honte de ma génération de
soldats. Ne reste que l’hypothèse de la victoire et là les choses sont
complexes.
Rappelons d’abord que dans cette guerre, il faut bien distinguer
ce qui relève du front, le combat extérieur, et de l’« arrière », le
territoire français. Dans la zone de l’ « arrière », qui relève
de l’action de police, les choses bougent. Espérons qu’on ira jusqu’au bout des
réformes nécessaires et qu’on éliminera enfin les sources de collaboration avec
l’ennemi. N’étant pas spécialiste de sécurité intérieure, je n’en dirai pas
plus. Sur la ligne de front syro-irakienne (qui, rappelons-le, n’est pas la
seule), les options sont limitées.
World War S
Reprenons les débats en cours. Pour certains, souvent admirateurs
de Vladimir Poutine, tous les groupes rebelles arabes sunnites présents en
Syrie sont désormais tous radicaux, salafistes, frèristes ou djihadistes, et
donc tous ennemis, actuels ou potentiels de la France. Il faut donc, selon eux,
s’accorder sur la ligne de Bachar el-Assad et de la Russie considérant que ce
sont tous des « terroristes » et les combattre.
Il convient de rappeler les limites opérationnelles de cette
vision. Outre que Bachar el-Assad a fortement aidé au développement de l’Etat
islamique en Irak lors de la présence américaine, il a également aidé les
groupes djihadistes lors de la guerre civile, libérant notamment en 2011 tous
les extrémistes présents dans ses prisons, comme par exemple Abou Moussab
al-Souri, le théoricien de l’Appel à la
résistance islamique mondiale. L’Etat islamique a, comme les Kurdes du
Parti démocratique mais dans une moindre mesure, constitué un excellent allié
de revers combattant bien plus les groupes rebelles syriens que le régime de
Damas, dont il ne faut pas oublier (puisqu'on parle à notre tour de « guerre
contre le terrorisme », expression néfaste) qu’il reste de loin la plus grande
organisation pratiquant actuellement le terrorisme.
Il convient de rappeler aussi que dans le combat des puissances
occidentales et d’Israël depuis quinze ans contre les organisations armées de
tout le grand Moyen-Orient, du Hezbollah au réseau Haqqani en passant par
l’armée du Mahdi ou les brigades de la révolution de 1920, ces mêmes puissances
militaires (au moins 80 % du budget militaire mondial) n’ont pas réussi à en
détruire une seule. Le seul cas de réussite est justement l’étouffement
de...l’Etat islamique lorsque les Américains ont cessé de voir dans les
rebelles sunnites en face d’eux un simple conglomérat de terroristes et
considéré qu’ils pouvaient avoir des raisons de combattre, telles que le
nationalisme ou la défense de leurs droits dans un nouveau système qui les
excluait, voire les opprimait. C’est ce double changement de vision politique
(et un gros effort sur soi), de la part des Américains et des rebelles
vis-à-vis des Américains (devenus adversaires plus respectables, et plus
lucratifs, que les djihadistes), qui a permis le déblocage de la situation et
sauvé, in extremis, les Américains
d’un repli piteux.
Donc, quand François Fillon dit devant l’Assemblée nationale qu’il
ne faut pas s’ajouter des ennemis, il a raison. Il était sans doute
politiquement incongru d’adopter une position radicale vis-à-vis de Damas (ou
de Téhéran) sans avoir le début des moyens de concrétiser sa fermeté, mais cela
plaisait à Riyad et à Doha, nos excellents clients commerciaux (à moins que ce
soit nos politiques qui soient leurs clients). Nous n’avions pas déjà les
moyens d’attaquer Assad sans l’aide des Américains (qui n’ont pas hésité à nous
lâcher, rappelons-nous, mais nous ne sommes visiblement pas rancuniers), c’est
désormais totalement impossible ne serait-ce que les Russes le protègent
désormais efficacement. S’il n’est plus question de l’attaquer, il n’est pas
forcément utile en revanche d’ajouter à nos ennemis tous les groupes qu’il
affronte. On s’est déjà ajouté l’Etat islamique alors que nous combattions déjà
AQMI et al-Mourabitoune au Sahel, il
n’est pas forcément utile d’y ajouter Ahrar
al-Sham, Liwa al-Islam ou Liwa al-Tawhid, entre beaucoup d’autres,
sachant encore une fois que sauf mobilisation générale, nous n’avons pas les
moyens de vaincre une seule de ces organisations. Il n’est pas inutile de
rappeler que la guerre des Etats-Unis contre l’ensemble des groupes rebelles
irakiens sunnites, dont l’Etat islamique en Irak, et l’armée du Mahdi, a coûté dix
soldats américains tués ou blessés et l’équivalent de 200 millions
d’euros…chaque jour pendant cinq ans. Cet ensemble représente pourtant un ordre
de grandeur sans doute inférieur à l’ensemble qualifié actuellement de
« terroriste » par la Russie et Damas. Il convient de comprendre dans
quoi on s’engage si on adopte cette voie. Beaucoup de groupes de la région ne nous
sont pas sympathiques mais ils ne nous combattent pas et certains combattent même
Daesh. Nous verrons lorsque ce ne sera plus le cas.
On peut aussi estimer que les groupes rebelles sunnites, syriens
ou irakiens, et même l’Etat islamique ne sont pas nés de rien (ou d’une pulsion
soudaine de détruire le monde) et ne subsistent pas sur rien. Tant que la
population arabe sunnite d’Irak et de Syrie, avec la sympathie de celle des
autres pays, se sentira, non sans de bonnes raisons, opprimée par les régimes
de Damas et de Bagdad et bombardée par le reste du monde, la rébellion
subsistera et parmi elle une tendance djihadiste forte…car justement forte.
L’EI avec ses délires et son intransigeance n’est pas forcément apprécié mais
il a su convaincre des tribus, des mouvements comme l’Armée des hommes de la
Naqshbandiyya ou l’Armée islamique en Irak par exemple, ainsi que de nombreux individus
qu’il était un bon protecteur dans cette « guerre mondiale contre les Sunnites
» et même un administrateur honnête dans un océan de corruption. Bombarder
l’Etat islamique, tenter de l’étouffer économiquement (mais deux-tiers de ses
ressources sont locales) c’est bien mais s’attaquer aux causes de sa force, c’est
encore mieux. Pendant la guerre du Rif, Abd el-Krim a été vaincu par la France
par la conjonction d’une forte pression militaire (100 000 soldats déployés
avec des moyens puissants) et d’une diplomatie locale visant à déconstruire les
allégeances autour de lui. Il y a encore beaucoup de gens avec qui s’entendre
et s’allier dans la région sans se trahir, à condition de prendre (vraiment)
quelques risques avec eux et surtout ne pas passer par l’intermédiaire des
monarchies du Golfe. Pour vaincre l’EI, comme les Américains en 2007, nous
avons besoin des Arabes sunnites et c’est avec eux, je crois, que nous devons
surtout faire alliance avant tout.
Dans la guerre en cours, on attend toujours ce qui est proposé aux
Arabes sunnites, par Bagdad, Damas et même les membres de la coalition. S’intéresser
aux Arabes sunnites serait certainement plus efficace que d’ajouter une
croisade (les avions russes sont paraît-il bénis par les popes, ce qui fait le
bonheur de tous qui soutiennent l’idée d’une agression par les Croisés) à un
conflit régional entre l’axe chiite et les Arabes sunnites. Dépassons donc un
peu le cubisme stratégique avec ses blocs de « il faut » (« s’allier aux Russes
», « une coalition internationale », « une intervention au sol », « intensifier
les frappes », « détruire le trafic de pétrole », etc.) par un peu de
pointillisme s’appuyant sur la connaissance de la politique locale et des
moyens de jouer dessus avec nos instruments de puissance. On a l'impression que
les guerres en Afghanistan et en Irak ne nous ont rien appris.
Section Dassault
Au bilan, en excluant l’hypothèse que nous convaincrons le monde
entier de nous suivre sur les rives du Tigre et de l’Euphrate (nous ne sommes
pas les Américains), deux voies paraissent réalistes pour la France :
La première, que l’on peut baptiser « bombarder et espérer »,
consiste à simplement augmenter les doses de frappes, dans un premier temps à
titre de représailles et pour montrer à tous sa détermination à poursuivre le
combat, et à long terme en espérant sortir de l’induction et provoquer enfin
une rupture stratégique en changeant les rapports de force. Ces ruptures, à la
manière d’une avalanche, sont le résultat de dynamiques souvent peu visibles
(ou plutôt peu vues). L’apparition de la guérilla sunnite en 2003, la
résistance de Falloujah, la révolte mahdiste, la diffusion des images des
exactions d’Abou Ghraïb, l’effondrement des forces de sécurité irakiennes
créées par le département d’Etat (tout ça au cours du désastreux mois d’avril
2004), l’extension exponentielle de la guerre civile à partir de février 2006,
l’échec de la sécurisation de Bagdad, la découverte que le sud afghan était
tenu par les Talibans lors de l’engagement de l’ISAF à l’été 2006, voilà autant
de ruptures stratégiques survenues depuis le début de la « guerre contre le
terrorisme » et toutes négatives pour les forces coalisées. Hormis la capture
de Saddam Hussein, en décembre 2003 qui a, avec d’autres facteurs, réduit
l’ampleur de la rébellion pendant quelques mois, une seule rupture a vraiment
été positive : le retournement des groupes rebelles sunnites (le mouvement du
réveil-Sahwa), qui, à la fin de 2006, ont finalement décidé de s’allier aux
Américains pour en finir avec l’Etat islamique.
Les ruptures possibles actuellement et leurs conséquences sont difficiles à
anticiper : révolte sunnite anti-Daesh, fractionnement de l’organisation,
victoire de la milice Badr sur l’Euphrate, prise de Raqqa par les Kurdes, etc. Si ces événements ne nous sont pas favorables
ou s’il ne se passe rien de nouveau, la posture sera suffisamment légère pour
pouvoir se désengager après un délai décent et en disant que nous avons
suffisamment puni l’ennemi. L’avantage de cette stratégie est qu’elle ne
compromet pas complètement notre position au Sahel, son inconvénient est
qu’elle est assez aléatoire.
La seconde, la « guerre de corsaires », consiste à élargir la
panoplie de nos moyens à notre disposition pour faire mal, autrement dit et
pour revenir aux effets complémentaires évoqués plus haut, engager des
hélicoptères d’attaque et même des forces de raids, forces spéciales,
infanterie légère, unités mécanisées, depuis la Jordanie, l’Irak, le Kurdistan
irakien ou syrien (au moins la force d’une brigade renforcée). Cela implique
bien sûr de faire prendre des risques à nos soldats mais dans cette guerre où,
en quatorze mois, 100 % des pertes françaises sont civiles, on peut peut-être
l’envisager. Quand on ne veut pas de pertes, on ne lance pas d’opérations
militaires. Quand on veut gagner, on prend des risques. Des soldats tomberont et
cette opération nous coûtera entre 500 millions et un milliard d’euros par an mais
l’Etat islamique souffrira beaucoup plus qu’il ne le fait actuellement. Il n’y
a combat dit asymétrique et résistance souvent victorieuse du « petit » sur le
« fort » que tant que ce dernier craint de venir combattre sur le terrain du
premier. Ces raids et ces frappes sur tout ce qui est atteignable, notamment le
long de la frontière avec la Turquie dont l’étanchéité doit être un objectif
premier, doivent préparer des actions plus décisives menées par les forces
locales kurdes ou Arabes sunnites quitte à les recruter nous-mêmes et les
intégrer dans des Légions arabes à encadrement français, à la manière par
exemple de l'armée fusionnée franco-tchadienne qui a gagné la guerre de
1969-1972 ou des 120 000 « fils de l’Irak », souvent des anciens
combattants ennemis, intégrés dans les rangs américains (pour 10 % du coût de
la campagne aérienne actuelle), qui ont permis de chasser l’Etat islamique de
Bagdad et des provinces purement sunnites. Ce sont actuellement des bataillons
mixtes de ce type qui seront à la fois les plus efficaces et les plus légitimes
pour planter les drapeaux à Raqqa et Deir ez-Zor, voire à Mossoul. Bien
entendu, cela n’est rendu possible qu’à condition de mener une intense
diplomatie locale mais aussi régionale, pour rééquilibrer un tant soit peu le
contexte politique au profit des Arabes sunnites. Bien entendu aussi, si les
Russes décident de s'engager vraiment contre l'EI et de cette façon, avec
pourquoi pas une brigade au Kurdistan syrien, et si les Américains élargissent
aussi, ne serait-ce qu’un peu, le spectre de leurs moyens (c’est déjà le cas avec
l’engagement d’avions d’attaque A-10 et quelques raids de forces spéciales),
les effets seront multipliés et on pourra peut-être alors parler de grande
alliance.
Dans tous les cas, l’effort s’exercera sur la durée. Rappelons
juste que les guerres des Etats contre des organisations armées durent en
moyenne 14 ans depuis 1945. Nous en sommes déjà à vingt ans contre les avatars
des GIA et nous n'en sommes pour l'instant qu'à 14 mois contre Daesh. Les
conséquences de la guerre sur la société française seront sans doute aussi
considérables, bien plus importantes que toutes celles que nous avons mené depuis
cinquante ans. On ne pourra échapper à une remontée en puissance des moyens de
l'Etat. C'est toute une idéologie et une gestion des ressources du pays à repenser,
au profit de la sécurité, au détriment de l'ouverture, au profit plus largement de l'action
régalienne.
La guerre contre le djihadisme marque probablement la fin d'une forme de
mondialisation pour la France.