Modifié le 22/10/2014
Depuis 1945, l’US
Army s’est toujours efforcée, de manière officielle par le biais de ses
manuels de doctrine mais aussi au travers de la littérature militaire, de développer une vision de la guerre future
capable d’orienter son organisation, ses équipements et ses méthodes.
Tout au long de cette période,
elle a finalement été engagée dans trois conflits conventionnels majeurs, en
Corée et en Irak par deux fois, et dans trois guerres de contre-insurrection,
au Vietnam, en Irak et en Afghanistan. Elle a par ailleurs mené plusieurs
centaines d’opérations de plus ou moins grandes ampleur et intensité. Bien peu de ces engagements ont correspondu
à ce qui était imaginé.
Pause et surprise stratégiques
En 1945, les Américains sont
persuadés qu’avec l’arme atomique et les plus puissantes flottes navales et
aériennes du monde, ils sont à l’abri de toute agression directe. En l’absence de volonté d’intervention hors
du territoire nationale, ils pensent donc pouvoir se permettre de sacrifier
délibérément les forces terrestres. Sur les 91 divisions complètes formées
pendant la guerre dont 16 blindées, il ne reste plus en 1948 que 9 divisions
d’infanterie dont une seule complète et une seule division blindée très
réduite.
La guerre future alors décrite par les chefs de
l’US Army, comme le général Bradley
en 1946, est une réédition de la Seconde Guerre mondiale avec
une agression initiale suivie de représailles atomiques américaines puis d’une invasion
du territoire ennemi ravagé. Avec la montée des tensions, les Américains
comprennent toutefois qu’ils ne peuvent rester indifférents au sort du monde. En
1947, la doctrine Truman envisage de contenir les visées communistes en
soutenant matériellement les pays alliés et, au maximum, en utilisant des
moyens aériens ou navals. En 1949, le
traité de l’Atlantique oblige les Américains à plus s’engager. Cette
année-là le Field Manuel 100-5 Operations,
le manuel doctrinal de référence de l’US
Army, décrit des combats se déroulant principalement en Europe de l’Ouest. Le corps de bataille terrestre est cependant
encore loin d’être reconstitué.
Le
25 juin 1950, à la surprise générale, l’armée nord-coréenne, entraînée
et équipée par l’Union soviétique,
envahit la Corée du Sud, pourtant sous « protectorat » américain. Ni l’arme
nucléaire, ni la puissance aérienne n’ont donc suffi à dissuader une puissance
agressive à agir. Contrairement à ce qui
était également imaginé l’US Army doit
s’engager dans l’urgence. La surprise stratégique se double alors d’une
surprise tactique lorsque les premiers engagements des forces terrestres
américaines mettent en évidence leur état d’« impréparation honteuse » (selon
les mots du général Ridgway). Au bout de deux mois, les Américains parviennent cependant
à reconstituer une armée de huit divisions qui agit selon le modèle
de la guerre motorisée en Europe en 1944-45.
La situation est ainsi retournée
avant que l’armée chinoise intervienne à son tour en novembre 1950 selon un
modèle opérationnel nouveau. Les
Américains sont complètement débordés par des troupes à pied très mobiles qui
profitent du terrain pour s’infiltrer sur les arrières de leurs lourdes
colonnes motorisées. La 8e armée américaine évacue en catastrophe la
Corée du Nord. Séoul est reperdue en janvier 1951 puis reconquise quelques mois
plus tard après que les forces américaines adoptent un modèle de forces et
des modes d’action proches de ceux de la Première Guerre mondiale. Les combats
s’arrêtent progressivement lorsque les belligérants s’entendent sur une ligne de
démarcation aux alentours du 38e parallèle, situation inédite dans
l’histoire des Etats-Unis.
Le champ de bataille atomique
En 1949, les deux phénomènes stratégiques nouveaux apparus à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, l’arme atomique et la « guerre révolutionnaire »,
prennent une ampleur nouvelle dans un contexte international de plus en
plus tendu. L’URSS se dote à son tour de l’arme nucléaire et Français et Britanniques sont déjà bien
engagées contre les guérillas communistes du Sud-Est asiatique. C’est à ce moment-là
que l’US Army commence à se passionner pour le premier de ces phénomènes
tout en se désintéressant du second.
En
1949, l’état-major de l’US Army publie
une courte étude sur l’emploi des armes atomiques tactiques,
alors inexistantes. Les réflexions prennent de l’ampleur avec la guerre de
Corée, de nombreux officiers estimant que le président Truman n’avait pas
employé l’arsenal nucléaire parce que celui-ci était alors trop limité pour le
gaspiller dans un confit sans enjeu vital. Ils
en concluent qu’il faut multiplier le nombre de têtes nucléaires de façon à
pouvoir en décentraliser l’usage jusqu’au niveau de l’artillerie divisionnaire et
pouvoir faire ainsi face à de nouvelles vagues humaines comme celles des
Chinois ou des Soviétiques. Les études et les articles dans les revues civiles
ou militaires, voire les livres se multiplient. La première arme nucléaire tactique est tirée en mai 1953 à partir d’un
obusier de 280 mm. L’année suivante le premier exercice en ambiance
atomique a lieu en Allemagne tandis que le bombardement des positions vietminh
à Dien Bien Phu est envisagé. Le FM 100-5 de 1954 intègre les armes nucléaires
comme artillerie super lourde et envisage que l’ennemi se dote aussi rapidement
de moyens équivalents. En 1955, le général Taylor, alors chef d’état-major,
déclare qu’ « une armée sans
arme atomique sur le champ de bataille du futur sera aussi impuissante que les
chevaliers français sous le tir des archers anglais ». On imagine alors nécessaire de disposer de
150 000 munitions atomiques dont plusieurs dizaines de milliers de
missiles sol-air. Pour autant, la doctrine Eisenhower distingue nettement entre
cet usage tactique et les représailles massives stratégiques délivrées par le Strategic Air Command.
Les
grandes unités de l’US Army sont
réorganisées pour mieux s’adapter à ce nouveau combat. On
met d’abord l’accent sur les unités
blindées jugées plus aptes à évoluer en ambiance nucléaire par leur
blindage et leur mobilité. On passe ainsi de une à quatre divisions blindées de
1950 à 1956 et on crée une infanterie mécanisée entièrement protégée, sur
véhicule M59 d’abord puis sur M113. On décide surtout de réorganiser
complètement les divisions d’infanterie pour les rendre plus flexibles. On invente ainsi la division
« pentomique » organisée en pool de 12 « groupes » (un
de reconnaissance, un blindé, cinq bataillons d’infanterie renforcés et cinq
groupes d’artillerie). On développe
aussi en quelques années les grandes unités aéromobiles, jugées idéales
pour ce combat lacunaire et mobile. La première division d’assaut aérien est
formée en 1963.
On
multiplie aussi les munitions nucléaires de l’obus M-388 d’une
kilotonne au lance-roquettes roquette M 28 Davy
Crockett d’une portée de 2 km en passant par la Special Atomic Demolition Munition portable dans un sac à dos. En
1958, le lieutenant-colonel Riggs écrit War
1974 représentatif de la guerre future selon la plupart des officiers de l’US Army fait de coups atomiques et de grands raids (avec hélicoptères à moteur
nucléaire, plates-formes volantes individuelles et drones).
Au début des années 1960, l’US
Army commence à se rendre compte qu’elle a été victime d’un emballement. Le
champ de bataille atomique tel qu’il a été conçu et organisé s’avère en réalité
ingérable. Le système pentomique mis
en place sans les systèmes de commandement ni les moyens de transport adéquats a abouti à une désorganisation profonde des unités. Il est remplacé en 1965 par le
système ROAD (Reorganisation Objectives
Army Division). On se rend compte
aussi que l’on a sous–estimé les effets de l’emploi massif de munitions
nucléaires sans parler des réticences des pays européens à servir de champ
de tir. Les systèmes les plus réduits, comme les 2 000 Davy Crockett, sont
retirés du service à la fin des années 1960 au profit d’armes à plus longue
portée. Surtout la doctrine d’emploi des
armes nucléaires évolue. On abandonne l’idée d’une séparation nette entre
la bataille atomique tactique et l’échelon stratégique au profit du continuum d’une « réponse
flexible » étroitement contrôlé par l’échelon politique. Dans les années
1970, les armes nucléaires ne sont plus vraiment envisagées que sur le deuxième
échelon soviétique, en Allemagne de l’Est ou en Pologne, puis remplacées dans
ce rôle par les nouvelles armes de précision. Les Soviétiques suivent le même
processus. Contrairement aux prévisions
n’y aura pas eu de bataille atomique dans la guerre froide. Entre temps, l’US Army aura, encore une fois, était
engagée contre un ennemi inattendu.
La
contre-insurrection n’a pas été complètement négligée par
l’US army, le spectacle des guerres
de décolonisation n’ayant pu être être évité. Pour autant, les Américains se
sentent assez peu concernés par les problèmes de pacification et ils ne conçoivent la guérilla qu’en écho au
combat de partisans de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre de Corée,
c’est-à-dire sur les arrières de l’ennemi en appui d’une force conventionnelle
principale. Le 10e Special force group est créé à Fort
Bragg en 1952 avec l’idée de former des équipes aptes à évoluer en Europe
derrière les lignes soviétiques pour procéder à des actes de sabotage ou
encadrer des maquis locaux. Inversement, la lutte contre contre des partisans
ennemis est conçue comme un combat classique mais simplement plus léger, combat
que les nouvelles unités aéromobiles mèneront très bien. Il n’y a alors rien dans la littérature militaire qui anticipe ce qui
va se passer au Vietnam. A cet égard, les analystes civils, notamment dans
l’administration Kennedy, appréhendent mieux la situation.
L’approche
indirecte qu’ils préconisent et qui est tentée pour la première fois à
cette échelle au Sud-Vietnam est
cependant un échec. L’appui matériel à l’armée sud-vietnamienne et les
milliers de conseillers s’avèrant impuissants à juguler la poussée communiste, la décision est prise d’un engagement massif des forces armées américaines à
partir de 1965 mais dans le cadre d’une stratégie qui exclut la pénétration du
territoire nord-vietnamien. L’US Army s’engage alors selon sa vision
en cherchant uniquement à détruire les unités de combat nord-vietnamiennes et
Viêt-Cong par des opérations de Search
and destroy alors que la pacification et le contrôle de la population
restent du ressort du gouvernement sud-vietnamien et de ses forces de sécurité.
Tactiquement
ces opérations sont presque toujours des succès mais ceux-ci s’avèrent souvent
contre-productifs au niveau opératif. La présence américaine, par
son simple poids, transforme la société locale et la puissance employée dans la
recherche obstinée de la destruction s’avère aussi souvent un bon recruteur
pour l’ennemi. Malgré des propositions alternatives de la part du corps des
Marines ou issues des forces spéciales, l’US Army s’avère incapable de sortir de
son schéma d’emploi. Le FM 100-5 de 1968 intègre les enseignements
tactiques de cette première phase confirmant l’idée qu’il existe un combat
« léger » et un combat « lourd ». La contre-insurrection
continue cependant à susciter peu de littérature. Le corps expéditionnaire
connait à la fin des années 1960 la plus grave crise morale de l’histoire de l’US Army, qui incite à l’abandon de la
conscription au profit d’une armée de volontaires.
A l’issue de la guerre
d’Indochine, beaucoup d’officiers français ont considéré qu’il s’agissait là
d’un type de conflit qui allait se répéter et se sont intéressés à « la
guerre révolutionnaire » produisant une abondante littérature sur le
sujet. Dans l’US Army, il n’y a rien
de tel après la guerre du Vietnam qui est plutôt analysée comme le résultat
d’une mauvaise gestion politique. Les
esprits se tournent à nouveau vers l’Europe et l’idée d’un affrontement conventionnel
avec l’Union soviétique.
On assiste alors à un grand bouillonnement intellectuel conduit à
partir de 1973 par le nouveau Training
and doctrine command (TRADOC). Pour la première fois, ces réflexions
s’effectuent en commun avec l’US Air force où la primauté du Strategic Air Command a été mise à mal
par la guerre au Vietnam. La guerre future imaginée est à nouveau un
affrontement en Europe contre les forces du Pacte de Varsovie d’autant plus
probable que les Soviétiques disposent d’une grande supériorité numérique.
Cette supériorité et une série d’innovations techniques et doctrinales leur
permettent même d’envisager une « offensive à grande vitesse »
jusqu’au Rhin sans emploi d’armes nucléaires. Le TRADOC commence par s’appuyer
sur l’exemple de la guerre du Kippour puis sur les combats défensifs allemands
de la Seconde Guerre mondiale pour définir une nouvelle doctrine, baptisée Active défense dans le FM 100-5 de 1976.
Cette vision, très défensive et
méthodique, est très rapidement contestée.
Porté par le mouvement dit de
« réforme militaire », qui associe des parlementaires, des
industriels et des officiers de l’US Army
mais aussi de l’USAF (la « mafia des chasseurs »), le général Starry, commandant le TRADOC,
initie le plus profond mouvement de réflexion militaire des Etats-Unis. Les
articles mais aussi les livres se multiplient à partir de la fin des années 1970 (Maneuver
Handbook de William Lind, American
can win de Gray Hart, etc.), aux Etats-Unis mais aussi chez les Alliés, sur
le thème de la guerre future en Europe.
Ces
réflexions aboutissent au FM 100-5 de 1982 puis à celui de 1986 qui le prolonge en clarifiant la notion,
inédite aux Etats-Unis, d’art opératif
et introduisant les concepts clausewitziens de ligne d’opérations, centre de
gravité, friction et point culminant. Le combat qui est décrit par cette
doctrine dite AirLand Battle est très
offensif, insistant sur l’action dans la profondeur ennemie, par les feux mais
aussi par la manœuvre d’unités infiltrées autonomes. Ce renouveau doctrinal s’appuie sur aussi sur l’apparition d’une
nouvelle génération d’équipements (hélicoptères d’attaque AH-64, chars M2,
VCI M3, lance-roquettes multiplies mais aussi munitions de précision et
nouveaux systèmes de surveillance et de guidage) intégrée dans de nouvelles structures très puissantes : les
divisions et les corps d’armée 86.
Le
système tactique qui est ainsi développé pour la guerre contre le
Pacte de Varsovie présente cependant
l’inconvénient d’être difficilement
projetable. Une grande partie des forces est donc stationnée en permanence
en Europe ou doit rejoindre par air des dépôts d’équipements en Allemagne. Les
divisions 86 avec leur dix bataillons blindés-mécanisés lourds ne peuvent en
revanche être projetées rapidement dans le reste d’un monde où les crises se multiplient.
En octobre 1983, les Américains connaissent une attaque très meurtrière contre
leur force stationnée à Beyrouth et l’engagement maladroit sur l’île de la
Grenade. Les organisations communistes progressent en Afrique et en Amérique
centrale tandis qu’un corps expéditionnaire soviétique combat en Afghanistan et
qu’un autre, britannique, vient de reprendre les îles Falklands.
Pour
faire face à ces nouvelles menaces sans compromettre la priorité européenne, l’US Army contribue au développement des
forces spéciales réunies dans un grand commandement interarmées
et surtout crée, à côté du 18e
corps aéroportée (101e division d’assaut aérien et 82e
division parachutiste), quatre divisions
d’infanterie légère de 10 000 hommes équipés de véhicules non blindées.
L’opération Juste Cause au Panama à
la fin de 1989 est le premier engagement de cette nouvelle force d’action
rapide.
Ces évolutions sont intégrées
dans le FM 100-5 de 1986 qui distingue trois niveaux d’emploi des
forces : haute intensité pour le corps de bataille lourd ; intensité
moyenne pour les forces d’intervention rapides et basse intensité qui relève
surtout d’une action indirecte (aide aux forces étrangères). Après le désastre
de Beyrouth, les missions de maintien de la paix ne sont pas privilégiées. Dans tous les cas, l’action directe des
forces n’est jamais envisagée comme prolongée.
L’histoire
contredit une nouvelle fois en partie cette vision. Il y
a bien une guerre conventionnelle majeure mais celle-ci n’a pas lieu en Europe
contre l’URSS, ennemi qui disparaît sans combat, mais contre l’Irak en 1990-91.
Les forces légères sont inappropriées pour ce combat, hormis pour une mission
de couverture, et il faut des mois pour déplacer les divisions lourdes en
Arabie Saoudite. Le combat qui est mené ensuite en quelques jours en février
1991, est assez loin de la souplesse et de la hardiesse prônées par la doctrine
AirLand Battle mais il aboutit
cependant à une victoire spectaculaire.
De la guerre infocentrée aux Shoura
La doctrine est redéfinie en
1993 à l’aune de l’expérience récente et des évolutions géostratégiques. L’US
Army est envisagée comme une force stratégique capable, bien que renonçant
aux armes nucléaires, de dissuader et, à défaut, d’intervenir partout dans le
monde. On distingue nettement les opérations de guerre des
« opérations autres que la guerre », c’est-à-dire, dans la définition
américaine, les opérations n’engageant pas de troupes terrestres au combat. Les
premières sont partagées en guerre de haute intensité, dont l’opération Desert Storm en Irak est le modèle, et
de moyenne intensité ou limitée, comme l’opération Juste Cause à Panama. Les secondes comprennent tout le reste, depuis
les raids jusqu’aux opérations de maintien de la paix en passant par
l’assistance humanitaire. Dans un retour assumé à la « tradition
américaine », et alors que les Etats-Unis bénéficient d’une supériorité
militaire écrasante, les opérations ne
se conçoivent plus que comme courtes et décisives.
Une
nouvelle fois les choses ne se passent pas comme prévu. L’engagement
en Somalie en 1992-1993 témoigne de la difficulté d’obtenir des résultats
décisifs dans les missions menées sous l’égide des Nations-Unies. Surtout, les trois guerres menées par les
Etats-Unis de 1995 à 2001, contre la république bosno-serbe, la Serbie et
l’Etat taliban, s’effectuent
pratiquement sans l’US Army. Celle-ci
se retrouve victime à la fois de la difficulté à projeter ses unités les plus
lourdes et de la vulnérabilité des unités les plus légères alors que l’Air Force et l’US Navy bénéficient de la suprématie aérienne et donnent l’illusion
de pouvoir vaincre à distance par les frappes de précision.
La
riposte de l’US Army consiste à
utiliser à son tour les nouvelles technologies de l’information pour augmenter
l’efficience de ses unités (Force
XXI). Il devient alors possible, pour la même efficacité, de réduire le
volume des unités les plus lourdes afin de les rendre plus projetables. Inversement, les divisions légères sont en
partie remplacées par les brigades Stryker,
numérisées et montées sur véhicules légers et blindés. Du TRADOC Pamphlet 525-5 Force XXI Operations
au FM 3-0 Opérations de 2001(qui
remplace les FM 100-5), la guerre
envisagée par l’US Army ne change cependant
guère de nature. Les combats sont simplement imaginés encore plus souples
et plus efficaces grâce à la supériorité informationnelle. Cette vision
s’intègre parfaitement dans la Joint
Vision 2010, la vision, toute de haute-technologie, de la guerre future par
le commandement interarmées (Joint Forces
Command) créé en 1999 pour conduire la « transformation » des
armées.
L’US Army est de nouveau engagée en Irak en mars 2003 selon un mode
opératoire finalement assez peu différent de celui de 1991 mais avec des moyens
plus réduits en nombre et un environnement technologique plus sophistiqué. Le
résultat est à nouveau spectaculaire puisqu’au prix de pertes réduites,
l’ensemble de l’Irak est conquis en un peu plus d’un mois. La guerre change alors de forme et se transforme, comme en Afghanistan,
en une lutte de contre-insurrection très éloignée de la Joint Vision 2010 que
personne n’a anticipé et pour laquelle les esprits sont peu préparés.
Au bilan, depuis 1945, l’US Army n’a jamais
mené la guerre contre les ennemis qu’elle anticipait ou de la manière qu’elle imaginait,
à l’exception de l’invasion de l’Irak en 2003. Cette difficulté à prévoir, par
ailleurs semble-t-il peu spécifique aux Américains, s’explique d’abord par des
facteurs externes, l’US Army ayant toujours
eu à s’adapter à la fois aux fréquentes fluctuations de la stratégie nationale
américaine et aux réponses stratégiques et tactiques de ses adversaires
potentiels. Dans un contexte dialectique, la prospective se heurte bien plus
qu’ailleurs au principe d’Heisenberg qui veut que l'expérimentateur modifie forcément l'expérience par son action.
Dans
ce cadre invertain, l’US Army a
agrandi sa marge d’erreur lorsque, notamment après le National Security Act de 1947 qui délimite
précisément les cadres des quatre armées, elle
a réduit son champ d’investigation au seul domaine tactique. Le point bas
de cette évolution a été marqué par les FM 100-5 de 1968 et 1976 simples
collections de procédés tactiques mais sans aucune vision sur la manière dont
ils pourraient permettre de gagner la guerre. La marge s’est réduite, lorsque l’US
Army est sortie de sa « zone de responsabilité » purement
tactique pour aborder aussi une « zone d’intérêt intellectuel »
beaucoup plus large. C’est le cas à la fin des années 1970 lorsque le
TRADOC aborde le champ de l’art opératif et fait appel à des compétences
variées, civiles ou militaires, pour croiser les approches. Dans tous les cas
cependant, un puissant biais culturel a
toujours orienté les réflexions vers les préférences profondes d’une
« manière américaine de faire la guerre » privilégiant nettement
la recherche de la destruction totale de la force armée ennemie aux subtilités
de l’action au milieu des populations.
Ces
erreurs de prévision, plus ou moins fortes, ont toujours pu cependant être compensées, au
moins en partie, par une capacité à
faire évoluer très vite le modèle de forces existant, grâce à une
redondance ou une mobilisation des ressources mais aussi par une culture de
l’adaptation et de l’innovation. Il en ressort qu’il est dangereux d’imiter une
organisation qui se trompe fréquemment alors qu’on ne dispose pas des mêmes
capacités de rattraper ses erreurs.
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