Fiche au chef d'état-major des armées, janvier 2008
Les
réflexions en cours dans le cadre du nouveau Livre blanc [2008] subissent
visiblement l’influence de la philosophie dite post-moderne de refus des
systèmes de pensée. Il s’ensuit une vision des choses sans appui sur le passé
profond et à court terme. L’objet de cette fiche est donc, très modestement, de
replacer les débats en cours dans le temps long et de faire appel à de grandes
théories historiques et économiques (Toynbee, Kennedy, Kondratiev) pour
apporter des éclairages originaux.
Etat
universel chinois et puissances hégémoniques occidentales
Au
XIVe siècle, l’Ancien monde est dominé par deux modèles :
l’Empire chinois de la dynastie Song et l’Occident chrétien. Entre ces deux
pôles, dont aucun ne dispose de la puissance critique suffisante pour s’imposer
à l’autre, on trouve des puissances secondaires (Perse, royaumes indiens,
Moscovie, Empire turc) et hors de ce système international dominant des zones entières
sont plus ou moins visibles (Afrique sub-saharienne,
Amérique)[1]. Ces deux grands centres de puissance sont de natures très
différentes qui permettent d’illustrer deux théories de l’évolution politique.
L’empire
chinois est un « Etat universel » au sens de l’historien Arnold
Toynbee, c’est-à-dire qu’il a réussi à dépasser le stade de la compétition
entre les « Royaumes combattants » pour unifier son espace culturel
sous l’égide d’un pouvoir politique central. La Chine impériale obtient ainsi
la stabilité mais au prix de la perte d’un certain dynamisme par manque de
compétition. Le corpus de pensée stratégique, philosophique ou politique est
ainsi fixé avant l’unification du IIIe siècle avant JC et n’évolue
ensuite que par affinement [2]. La guerre perdure mais non pas selon un schéma
« horizontal » entre Etats concurrents mais « vertical »
entre un centre dominant et des provinces périphériques qu’il faut maintenir
dans « l’ordre » [3]. En 1700, le PIB chinois représente 22 % du PIB
mondial.
Pendant
ce temps, l’Europe reste au stade des « royaumes combattants » en
compétition permanente pour l’hégémonie locale. Cette compétition, qui amène
régulièrement le continent au bord de la ruine complète, est également un
moteur puissant qui pousse les nations à rechercher de nouvelles ressources hors
d’Europe, en Afrique, aux Indes et surtout aux Amériques. Ces grandes
découvertes amènent d’abord la fortune et la primauté au Portugal et à
l’Espagne, jusqu’à ce que, selon le processus décrit par Paul Kennedy, les
nécessités stratégiques et le poids des dépenses militaires les ralentissent.
Un challenger occidental plus dynamique passe alors au premier plan jusqu’à ce
qu’il atteigne à son tour la « surexpansion stratégique » et décline
(Pays-Bas, France, Royaume-Uni) [4].
D’une
manière plus générale, le capital de richesse acquis aux Amériques permet aux
principales nations européennes de « décoller » industriellement et,
tout en poursuivant la compétition, de surpasser en puissance tous les autres
Etats du monde, y compris l’Empire chinois. L'écart de revenu moyen par
habitant entre le pays européen le plus riche et le plus pauvre dans le monde
passe ainsi de 1 à 5 en 1700 à un rapport de 1 à 400 aujourd’hui.
Ce
processus de compétition entre nations de plus en plus puissantes s’achève par
l’ « apocalypse européenne de 1914-1945 » (par analogie avec la thèse
de René Girard dans Achever Clausewitz) et l’élargissement de la compétition
« à l’occidentale » à l’ensemble du monde, avec les Etats-Unis comme
puissance dominante et l’URSS puis, plus modestement, le Japon comme
compétiteurs. Au milieu des années 1980, cette nouvelle grande puissance
présente à son tour les symptômes d’essoufflement décrits par Kennedy puisque
le budget militaire américain atteint 6,5 % du PIB, ce qui n’empêche pas les
Etats-Unis d'être obligés de demander une aide financière à l’Allemagne et au
Japon pour financer la première guerre du Golfe.
Les
Etats-Unis, qui représentaient 50 % du PIB mondial en 1945 n’en représentent
alors plus que 25 % et les déficits commerciaux et budgétaires sont énormes. Le
déclin américain semble inéluctable.
Du
déclin américain à l’ « hyperpuissance »
Les
Etats-Unis sont finalement sauvés en interne par la réforme de l’appareil de
production, l’investissement massif dans la haute-technologie puis le début de
la libéralisation des échanges financiers et, à l’extérieur, par deux
« divines surprises » : la panne de l’économie japonaise et
surtout l’implosion de l’URSS. Comme, au même moment, la Chine est en pleine
phase de transition post-maoïste et que l’Union européenne n’a pas de cohérence
politique, ils passent d’un seul coup et par défaut au statut
d’« hyperpuissance », c’est-à-dire un « Etat universel »
toynbien dont l’hégémonie peut s’étendre sur le monde entier.
En
jouant du hard power (Golfe 1991,
Bosnie 1995) et surtout du soft power
(contrôle économique par le FMI, l’OMC ou la Banque mondiale, contrôle
stratégique par l’OTAN, contrôle médiatique, moyens de surveillance, etc.), les
Etats-Unis entreprennent alors le modelage (shaping)
d’un « nouvel ordre mondial » selon leurs principes, valeurs et
intérêts. Ils en occupent le « milieu », à la manière de la Chine
classique, entourés de puissances secondes alliées et de « nouveaux
barbares » à la périphérie.
Ce
nouveau monde, comme celui de l’apogée de la compétition occidentale au début
du XXe siècle, est ouvert et unifié par une série de flux
commerciaux, médiatiques, humains et financiers qui provoquent très rapidement
trois sortes de tensions qui se nourrissent mutuellement.
Les
premières sont politiques avec un processus de démocratisation qui place de
nombreux Etats dans le stade intermédiaire où ils ont perdu la stabilité de
l’autoritarisme sans avoir encore celle du jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs
des démocraties établies.
Dans
ce contexte fragilisé, le nouveau capitalisme se comporte comme une seule et
gigantesque institution financière (puisque tous les comportements convergent) s’imposant
à un appareil productif fragmenté, avec comme objectif unique l’enrichissement
de 300 millions d’actionnaires (pour beaucoup américains). Il s’ensuit une
grande volatilité des capitaux à la recherche de profits à court terme, source
de crises violentes (crises du système monétaire américain, latino-américaine,
russe, asiatique, éclatement de l’e-économie, subprimes) et une forte pression sur les salaires, source de
tensions sociales. Géographiquement, le processus favorise le système financier
américain (qui attire les capitaux) et les pays périphériques qui fournissent
l’appareil productif physique (et qui attirent les investissements). Entre ces
deux « pompes », l’UE et le Japon sont à la peine. La croissance française est
en moyenne de 1,88 % par an contre 3,45 % pour les Etats-Unis et bien plus
pour la Chine, l’Inde ou, depuis peu, la Russie.
Socialement,
ce nouveau capitalisme profite beaucoup plus à la classe des spéculateurs qu’à
la classe des producteurs. La vision marxiste d’exploitation du travail par le
capital tend ainsi à devenir une réalité au XXIe siècle [5]. La part
des profits représente désormais 40 % du revenu national français (contre 60 %
pour les salaires), contre 29 % en 1982, soit un manque de 130 milliards
d’euros pour la consommation des ménages et donc la perte de 1 % de croissance
par an.
La
dernière source de tension provient enfin du décalage entre la vision
« occidentalo-centrée » (et même américano-centrée) omniprésente dans
les médias du monde entier et la vie réelle de la grande majorité de
l’humanité.
Toutes
ces tensions ont fini par créer un regain de nationalisme et la formation d’un
« front du refus », notamment en Amérique du Sud ou en Russie. Elles
ont créé aussi une multitude de « poches de colère » [6], bidonvilles
géants, ghettos, banlieues pauvres, territoires occupés, zones tribales, où se
regroupent les laissés pour compte de la mondialisation et les rebelles à leur
Etat et/ou aux valeurs dominantes occidentales. Ces poches prolifèrent dans les
régions périphériques comme dans les pays riches jusqu’au centre même (le « prolétariat
intérieur », souvent d’origine immigrée, dont parle Toynbee), formant un
réseau relié par les flux de la mondialisation. Ces zones deviennent les
métastases d’un cancer lorsqu’elles abritent des organisations rebelles, aux profils
variés depuis les mafias jusqu’aux proto-états, qui agissent en prédation ou en
réaction à ce qu’elles perçoivent comme des agressions.
Les
guerres verticales américaines
Dans
ce contexte, la phase de séduction de l’ « Etat universel »
américain a rapidement fait place à une phase de coercition qui, à l’instar de
la Chine classique, s’assimile bien plus à du « maintien de l’ordre »
mondial qu’à des affrontements interétatiques « horizontaux ». De
fait, à partir de 1999, le soft power
défaillant fait de plus en plus place au hard
power, avec, bien sûr, une accélération après le choc des attaques du 11 septembre 2001 [7]. Le nombre de conflits dans le monde qui tendait à diminuer
au début des années 1990 repart à la hausse, de même que les dépenses
militaires.
Dans
cette accélération du cycle coercition-réaction, les Américains sont désormais
en difficulté. La volonté de modelage du Moyen-Orient a sécrété des adversaires
qui pratiquent localement une guerre totale et ont trouvé les failles d’un
outil militaire américain directement hérité de la guerre froide et culturellement plus conçu
pour les guerres horizontales clausewitziennes. Les Etats-Unis se découvrent
ainsi largement impuissants face à des organisations comme les Taliban,
l’Armée du Mahdi, ou l'Etat islamique en Irak, tandis
qu’un de leurs principaux alliés, Israël, est mis en échec par le Hezbollah en
juillet 2006.
Cet
enlisement survient alors que le poids militaire américain (50 % des dépenses
mondiales) est désormais presque le double de son poids économique (27
% du PIB mondial, chiffre à la baisse). Ces dépenses militaires (1 483
euros par américain, dont 400 pour la guerre en Irak, contre 479 pour un
Français), auxquelles il faut ajouter les coûts indirects de la guerre en Irak
(plus de 2 000 milliards de dollars selon l’économiste Joseph Stiglitz),
commencent à approcher le seuil d’essoufflement.
Les
nouveaux « royaumes combattants »
Ce
début de « surexpansion stratégique » survient à un moment où les
challengers à l’hégémonie recommencent à apparaître, par contrecoup des effets,
positifs et négatifs, de la mondialisation américaine et grâce à un
retournement de cycle Kondratiev (succession de « 30 glorieuses » -cycle A- et
de « 30 piteuses » -cycle B-) qui les favorise économiquement.
Les
basculements de cycles Kondratiev sont par ailleurs des périodes de tensions et
de crise (guerres 1865-1870 ; grande dépression 1893 ; 1ère Guerre mondiale ;
2ème Guerre mondiale ; période 1968-1973 ; début des années 2000).Comme à la
fin du XIXe siècle, la mondialisation, plus conséquence que cause
d’un affaiblissement des Etats, a eu pour effet de réveiller les nationalismes.
On voit ainsi réapparaître les anciens empires, russe et chinois, mais aussi
des puissances oubliées, comme l’Inde, et des nouveaux riches, comme le Brésil.
Leurs croissances très fortes s’accompagnent d’un accroissement parallèle des
instruments de puissance. Les budgets militaires russes et chinois évoluent
ainsi au rythme d’un doublement tous les cinq ans.
On
voit aussi se dessiner de nouveaux blocs constitués d’un centre, d’un
« étranger proche », au sens russe, et d’intérêts périphériques qui
ne manqueront pas d’interférer et donc, surtout dans un contexte de ressources
comptées et de problèmes écologiques aigus, de déboucher sur des affrontements.
Comme chacun de ces blocs dispose d’un arsenal nucléaire, le scénario le plus
probable est celui d’un retour à un système de « royaumes
combattants » sous forme de « guerre froide multipolaire », avec
la coexistence de confrontations horizontales non violentes (la course au pétrole
dans le Grand Nord par exemple) et de guerres verticales pour le maintien de
l’ordre et des intérêts (comme en Tchétchénie). Comme pendant la première
guerre froide, ces deux axes se confondront souvent selon un jeu subtil avec, par
exemple, la livraison d’armes à des organisations armées. On a vu déjà ce que
pouvait donner la possession par le Hezbollah d’armes antichars russes
modernes.
L’attitude
des Etats-Unis sera alors déterminante. Ils disposent encore d’un écart de
puissance très favorable, grâce notamment à un effort de recherche et
développement représentant 43 % du total mondial, mais celui-ci tend à se
réduire. Pour le maintenir, ils se sont engagés dans un double effort militaire
visant à maintenir une nette supériorité « horizontale » sur les rivaux
potentiels (par le bouclier anti-missile par exemple) et
« verticale » pour la protection de leurs intérêts et valeurs. Cet
effort risquant de les faire basculer définitivement en situation de
« surexpansion », ils seront sans doute amenés à revenir sur la
stérilisation stratégique qu’ils ont imposée à leurs alliés pour les amener à
contribuer plus activement à une défense commune de l’Occident.
Quelle
place pour la France dans la nouvelle guerre froide ?
Bon
élève de la mondialisation des années 1990, l’Union européenne a combiné le
libre-échangisme anglo-saxon et la neutralité nordique. Elle est désormais à
contre-courant d’une Histoire qui, loin d’être finie, voit le retour de
puissances dotées de politiques économiques et stratégiques nationales.
Ancienne
superpuissance et moteur un temps de l’idée d’« Europe puissance » (à
condition d’en prendre le leadership), la France est devenue une nation
frustrée, engluée dans une Europe apolitique et sous protectorat. Au sommet de
sa puissance relative, vers la fin du XVIIe siècle, la France représentait
environ 4,5 % de la population, 10 % du PIB et 15 % des dépenses militaires du
monde. Elle ne représente plus désormais que 1% de la population, 4,6 % du PIB,
4,3% des dépenses de recherche et 3,6 % des dépenses militaires du monde, chiffres
en baisse car ses taux de croissance démographique et économique sont
inférieurs au reste du monde.
L’ « insolente
nation », capable de bâtir deux empires coloniaux et de défier à plusieurs
reprises l’Europe entière est maintenant victime de l’ « effet
Gulliver », trop petite face au géant américain et trop grande et lourde
face aux Lilliputiens en croissance rapide.
Ce
contexte paralysant risque cependant de changer sous la pression des
concurrents extra-occidentaux. Tout semble indiquer que le monde de 2030, qui
correspond au début de retournement de cycle Kondratiev, sera très tendu. Le
différentiel de puissance entre les Etats-Unis et les « challengers »
sera alors au plus bas tandis que les problèmes écologiques et de répartition
de ressources seront suraigus. S’ils veulent à nouveau agir sur un monde
extérieur auquel ils sont reliés par de multiples flux vitaux, il faudra bien
que les pays européens cessent d’être les seuls à désarmer. Ils y seront
d’ailleurs sans doute incités par les Américains eux-mêmes au nom de la solidarité occidentale et comme à l’époque où la peur
de l’URSS était le meilleur ciment de l’UE.
La
France aura un rôle éminent à jouer dans ce retournement stratégique européen
si elle est la première à proposer un nouveau modèle d’action militaire qui
s’imposerait comme une norme. Ce n’est pas incompatible avec la disette
budgétaire actuelle (sans doute le plus faible effort de défense de toute notre
histoire), les exemples soviétiques et allemands des années 1920 témoignant que
l’on peut imaginer des formes de guerre nouvelles avant de disposer des moyens
correspondants. Cela suppose cependant un effort intellectuel considérable à l’instar
des « Lumières militaires » du milieu du XVIIIe siècle ou
du bouillonnement de la fin du siècle suivant, rebonds à l'issue d’un doute profond.
[1]
Christian Grataloup, Géohistoire de la
mondialisation, Armand Colin, 2007.
[2]
Arnold Toynbee, L’Histoire, Payot,
1996.
[3]
Bernard Wicht, Guerre et hégémonie,
Georg, Genève, 2002.
[4]
Paul Kennedy, Naissance et déclin des
grandes puissances : transformations économiques et conflits militaires entre
1500 et 2000, Payot, 1991.
[5]
Michel Rocard, interview dans Le nouvel
observateur, 13 décembre 2007.
[6]
Arjun Appaduri, Géographie de la colère,
Payot, 2007.
[7]
Jacques Sapir, Le XXIe siècle fait peau
neuve, Perspectives républicaines, juin 2007.