L’UGAP, centrale d’achat public, l’a décidé : les 1000 prochains
véhicules de liaison de l’armée française seront américains, des Ford Ranger,
version mili. En lice jusqu’au bout, le Berlingo, (que l’on connait bien depuis
la Yougoslavie), mais surtout le le
Duster de Dacia « durci » par Poclain resteront sur les étagères. Ils
n’ont pas dit leur dernier mot, l’enjeu est de 5000 véhicules. Gageons que le
lobbying ne fait que commencer.
Les militaires français viennent de voir s’échapper une opportunité :
celle de rouler dans un véhicule low-cost peint en vert, qui aurait affiché le
génie français partout où ils portent les armes.
Et zut. Et pourtant.
Réformée P4
Les plus anciens se souviennent
avec douceur des heures passées à essayer de dormir vautrés sur les sacs
entassés sur le plateau arrière, bâché, d’une P4 fendant la bise en surrégime à
90, 100, 110 pour les plus téméraires, entre Istres, Mourmelon, Canjuers, la Courtine, et Paris, par exemple.
Pour une raison simple : une vitesse supérieure aurait mis en danger un
véhicule d’abord conçu pour crapahuter avec bonheur sur les chemins défoncés,
ce qu’il faisait très bien. Cette coopération européenne alliait une carpe
allemande, un très bon chassis Mercedes, et un lapin français, un très bon
moteur, le 2L essence de la Peugeot 504 puis le 2.5 diesel de la 505. La P4
pèse 1700 kg. Si le moulin Peugeot a démontré sa capacité à résister dans un cadre
germanique, il était conçu au départ pour une berline de 1100 kg. Rappelons que
Peugeot était jusqu’à l’avènement de Toyota le maître de la route africaine,
grâce à ses véhicules légers, puissants, rustiques, simples, son réseau de
mécanos formés dans les garages et les usines de métropole. On imagine la tête
des ingénieurs qui ont réussi à ne pas se faire imposer un moteur teuton sous
le capot : ça au, moins, les boches ne l’auront pas. Ils ne l’ont pas eu,
nous non plus.
Un échec, la P4 ? Non,
un bond technologique par rapport à la Jeep Hotchkiss. Avec 5000 Ford Ranger,
ses 13500 exemplaires ne seraient donc remplacés qu’en partie, avec en plus
quelques Land-Rover et coûteux PVP. Aujourd’hui très démodée, sa rusticité fait
employer la P4 depuis 1984. Un exploit du aux ingénieurs de Peugeot et de
Mercedes plus qu’à ceux de l’armement... et à la maintenance régimentaire,
capable de ressusciter depuis 30 ans des portes en plastique avec une serrure
en tôle emboutie. Par exemple. Pas de regrets,
bye bye P4.
La guerre à la française
Alors un véhicule léger pour quoi
faire ? La guerre à la française, soit des Opex, Afrique, Moyen-Orient,
Yougoslavie… et surtout beaucoup, beaucoup de liaisons intérieures, pour
lesquelles les P4 étaient particulièrement inadaptées. Aujourd’hui, la plupart
des liaisons se font en gamme civile commerciale, et personne ne s’en plaint. Qu’une
mise en alerte envoie 7 000 hommes en patrouilles dynamiques, et les
agences de location se frottent les mains. Le lien armée nation vibre, sonnant
plus que trébuchant, mais quand même un peu des deux.
Dans cette configuration, le
Dacia Duster était loin d’être une mauvaise idée. Une voiture légère, de
maintenance facile, capable d’emprunter les chemins creux : bref le
véhicule idéal pour aller à la chasse. Où en camp au Valdahon. Ce véhicule
serait capable de franchir des gués de 80 cm. Je n’ai, pour ma part, en 20 ans
de réserve opérationnelle, exercices, OPEX et OPINT, jamais eu à franchir un gué en véhicule. Je
pense d’ailleurs que nous sommes un certain nombre dans le même cas, d’active
ou de réserve. Le Duster peut embarquer
4 personnels et leur barda. Voilà du cas concret. Mais honnêtement, je ne l’en
pense pas capable, sauf, peut-être, pour un sac d’alerte en version légère, et
sans GPB. Bref, oui pour une liaison, mais pas pour l’aventure.
On devine l’ire poindre jusque
sous les tricornes des X, recyclés dans le civil comme ingénieurs en charge du
destin des armes de la France et des industries qui les fabriquent. Quoi !
Un tel marché nous échappe, à nous, élite formée par l’État pour répondre à ces
besoins, en organiser le profit?
Effectivement. Mais là, mon sang et
je pense celui de beaucoup de camarades, ne fait qu’un tour.
- Depuis trente ans, on se
promène en P4, sorte de Méhari durcie, sous prétexte de produire français.
Notre VAB, lui, conçu pour avoir trois essieux, n’en a jamais eu que 2, au nom
des économies… et d’une habitabilité déjà plus que limite.
- Notre excellent fusil d’assaut,
le Famas, l’est resté tant qu’il pouvait compter sur des munitions avec un étui
en acier et des ogives adaptées à son pas et sa feuillure. Comme celles que
nous produisions. Au nom d’une obscure
réglementation, nous ne fabriquons plus désormais cette munition, mais
l’achetons sur étagère, avec un étui en cuivre, une feuillure et une ogive
conçues pour d’autres armes. Résultat, un phénomène de bascule met le
projectile en travers dès 10 m (testé en stand), sans compter les enrayages à
répétition. Depuis on multiplie les générations de munitions, sans retrouver le
succès initial qui était juste la norme. Si l’on ajoute à cela les
problèmes de précision du fusil allemand (le HK G36 dont le canon ne supporte
pas les températures supérieures à 30 °), voilà le pilier de la défense
européenne, l’axe central franco-germanique, qui se retrouve depuis plus de 15
ans à tirer dans les coins, au coup par coup, au nom de décisions
technocratiques plus que techniques, certainement prises très très loin.
Travailler encore
Alors le Duster pour quoi
faire ? Paul Bernard, directeur général de Poclain, entreprise qui fait de
la transformation de véhicules à Etupes (Doubs), est déçu :
« Ce marché (5000 véhicules,
ndlr) représentait 10 000 heures de travail pour nous, sept à huit personnes à
l’année. Sans parler des 100 000 € investis dans le développement pour répondre
au cahier des charges de l’armée et les essais de ce Duster modifié. »
(L’Est-Républicain).
Sauver entre 7 et 8 emplois
pendant 5 ans. Fichtre. Depuis 10 ans la Défense en a perdu près de 80 000.
Aujourd’hui, quelles sont nos
perspectives d’engagement ? Des missions de sécurité intérieure, certes,
où l’affichage joue pourtant son rôle dissuasif. Surtout, nous sommes présents sur
des terrains où il faudra bien un jour projeter un peu plus que des forces
spéciales. Nous avons tous vu, en face, ces colonnes de véhicules 4X4,
flambants neufs, sur les plateaux desquels sont montés mitrailleuses lourdes et
canons anti-aérien. VBCI du pauvre, mais bien plus nombreux et maniables, ils
viennent de faire basculer le Moyen-Orient dans d’autres mains.
Je ne vois pas toujours pas comment monter ne
serait-ce qu’une ANF1 sur le toit d’un Duster. Quand à emmener en plus des 4
gars et de leur barda, un autre matériel de tir (Milan, AT4 CS, 12.7…) Or notre
expérience des trente dernières années montre qu’un matériel militaire finit un
jour où l’autre en situation de combat. Même cantonné au départ au territoire
métropolitain comme annoncé, le Duster n’y échappera pas.
Je ne pense pas, et souhaite ne
pas me tromper, qu’un homme politique soit prêt à prendre la décision d’envoyer
nos hommes en Duster, avec du 5.56 imprécis à partir de 100m, affronter des miliciens
en 4x4 équipés d’armes lourdes. Tout ça
pour sauver 8 emplois vers Montbéliard.
Peindre ou faire la guerre
Alors oui au Ford Ranger. Nous ne
sommes pas capables de produire ce genre de véhicules. Acceptons-le. Nous avons
fermé GIAT, Saint-Etienne, nos industries de défense, sous-traitons jusqu’à nos
munitions. Allons jusqu’au bout de cette logique.
N’importe quel chasseur de
sanglier sait le bénéfice qu’il a à posséder un Toyota Hi-Lux, un Nissan
Patrol, plutôt qu’un Duster, même rehaussé, peint en vert, équipé d’un sabot en
plastique et d’un différentiel de roue. Bien sûr, à la chasse, un Renault
Express peut rendre service. Mais là il s’agit d’aller faire la guerre, pas de
mettre un cochon à l’arrière avec les chiens sur le siège du passager.
Gageons qu’une saine décision
sera prise, et que pour sauver l’honneur et la rentabilité des trajets
Mourmelon-Paris un échantillon de… allez, 1000 Duster affichera le succès des
ingénieurs de Poclain Etupes.
Pour le reste, choisissons de
faire la guerre avec du matériel de guerre.
Chef d’escadrons de réserve Jacques Soulhier
PS : Les habitants d'Étupes(25)
sont appelés Lai Herbatons : agneaux
nés en automne, ayant passé l'hiver à l'étable, découvrant avec étonnement le
monde du printemps1.(source : Wikipédia). Tout un programme ? Vivement
l’été.