Fiche au chef d’état-major
des armées, 2007
Il
y a juste cinquante ans, l’armée de terre était engagée aux côtés des forces de
police pour éradiquer le terrorisme dans une grande ville française. On connaît
le résultat : une victoire acquise en quelques semaines, mais un désastre
stratégique et psychologique dont l’armée s’est difficilement remise. À l’heure
où la menace du terrorisme est présentée à nouveau comme menace majeure, voire
unique, et où la tentation est forte d’employer tous les moyens pour s’en
préserver, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette expérience.
Pourquoi l’armée ?
En 1957, le gouvernement
fait appel à l’armée parce qu’il est désemparé face au phénomène du terrorisme
urbain qui frappe Alger, menace nouvelle et d’une grande ampleur non pas par le
nombre de victimes qu’occasionne chaque attentat, très inférieur par exemple
aux attaques de Madrid en 2004 ou à New York en 2001, mais par leur
multiplication. A partir de septembre 1956 et pendant plus d’un an, cette ville
de 900 000 habitants est en effet frappée en
moyenne chaque jour par deux attaques qui font, toujours en moyenne, un mort et
deux blessés.
Les forces de police ne
parviennent pas à faire face au problème, car elles sont paralysées par trois
facteurs : la multiplicité et la rivalité des services (RG, sécurité
militaire, PJ, DST, gendarmerie), la méconnaissance du phénomène et la
compromission avec la population européenne dont elle est majoritairement
issue. Elle se retrouve donc à la fois décrédibilisée pour son inefficacité du
côté « européen », selon les appellations
de l’époque, et pour sa partialité du côté « musulman », 400 000 habitants dont 80 000 dans le labyrinthe de la Casbah. Le 10 août 1956, les
Musulmans ont été victimes rue de Thèbes dans la Casbah du pire attentat de
toute la période avec officiellement 16 morts mais sans aucun doute beaucoup
plus, une attaque dont les auteurs, des « ultras » partisans de l’Algérie française, ont été mollement poursuivis.
Les Musulmans sont exaspérés aussi de l’inaction policière face aux « ratonnades » qui suivent souvent les
attentats et qui occasionnent au moins autant de victimes innocentes que ces
mêmes attentats. De ce fait et autant que par sympathie idéologique ou par peur,
cette population musulmane accepte bon gré mal gré la mainmise du FLN.
Dans ces conditions et
alors que le FLN lance la menace d’une grève générale, le ministre-résidant
Robert Lacoste, estime n’avoir pas d’autre solutions que de faire appel à
l’armée et notamment à la 10e division parachutiste du général
Massu, dont on a pu constater l’efficacité dans le « djebel ». Dans son esprit, c’est
la suite logique du glissement opérée depuis 1954 lorsque les militaires ont
été engagées dans des opérations ipso
facto de sécurité intérieure puisqu’on leur refusait le titre de « guerre ». Cette décision ne
suscite que peu d’opposition politique.
Le 7 janvier 1957, le
préfet du département d’Alger signe une délégation de pouvoirs au général
Massu dont l’article premier est rédigé ainsi : « Sur le territoire du
département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du
préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile ».
Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit pour se lancer
immédiatement dans une énorme perquisition au sein de la Casbah. A la fin du
mois de janvier, ils brisent par la force la grève générale, au mépris de la
loi et à la satisfaction de tous.
Logique militaire contre logique policière
Dès son arrivée à Alger,
le général Massu donne la méthode à suivre : « Il s’agit pour vous, dans
une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de
le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en
repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même
temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de
propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que
vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous
attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre
révolutionnaire !
Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre
mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre
intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement
se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades,
en cours dans le département d’Alger. »
Toute l’ambiguïté de
l’action policière effectuée par des militaires est dans ce texte. Pour les
parachutistes, qui reviennent amers de l’expédition ratée à Suez, Alger est un
champ de bataille, au cadre espace-temps précis, dans lequel ils s’engagent à
fond, sans vie de famille et sans repos, jusqu’à la victoire finale et en
employant tous les moyens possibles.
En réalité, cette opération
mérite difficilement le qualificatif de « bataille » tant la dissymétrie des adversaires est énorme, à l’instar
de la police face aux délinquants qu’elle appréhende. La logique policière agit
alors de manière linéaire ne cherchant pas à surmonter une dialectique adverse
qui n’existe pas ou peu, mais à déceler et appréhender tous ceux qui ont
transgressé la loi. Cette logique est soumise à la tendance bureaucratique à
rechercher le 100 % d’efficacité et donc à réclamer toujours plus de
moyens pour y parvenir et plus de liberté dans l’emploi de la force, avec cet
inconvénient qu’à partir d’un certain seuil, les dépenses s’accroissent plus que
proportionnellement aux résultats. La tentation est alors forte de les
justifier en élargissant la notion de menace. Cette tendance reste cependant
étroitement contrôlée de manière explicite par la loi, mais aussi normalement par
une culture policière d’emploi minimal de la force.
Dans la logique militaire,
selon l’expression de Clausewitz, c’est chaque adversaire qui fait la loi de
l’autre et c’est cette dialectique qui freine la montée en puissance. En
Algérie, après quelques succès, les grandes opérations motorisées de bouclage menées
en 1955 ont rapidement perdu toute efficacité dès que les combattants ennemis
ont appris à les déjouer. Sans cet échec, on aurait probablement éternellement continué
dans cette voie jusqu’aux fameux et finalement inatteignables 100 % de
succès.
A Alger, la dialectique
est très réduite et la force militaire tend donc à monter très vite aux
extrêmes d’autant plus que les freins qui existent pour la police sont beaucoup
moins efficaces avec des militaires qui n’ont pas du tout le même rapport au
droit. Dès les premières opérations de contre-guérilla en 1954, les unités de
combat étaient stupéfaites de voir des gendarmes devoir les accompagner,
dresser des procès-verbaux et compter les étuis après les combats. Dans le
combat, elles restaient dans une logique militaire de duel entre adversaires
respectables, mais dès la fin du combat elles entraient dans une logique
policière contraire. L’ennemi anonyme mais honorable devenait un individu
précis mais contrevenant à la loi, à condition toutefois de le prouver. Lorsqu’elles
ont vu par la suite que les prisonniers étaient souvent libérés « faute de preuves », la plupart des unités
ont simplement conservé leurs ennemis dans la logique guerrière en les tuant.
Ce faisant, elles ont franchi une « ligne jaune » bafouant ouvertement un droit en retard permanent sur la
logique d’efficacité militaire.
Avec les attentats
d’Alger, l’ennemi n’apparaît même plus respectable puisqu’il refuse la logique
de duel pour frapper de manière atroce des innocents. Ajoutons enfin
l’importance de la notion si prégnante pour les militaires du sacrifice, à la
différence près que dans le cas de la « bataille » d’Alger, on ne sacrifiera pas sa vie (il n’y aura que deux
soldats tués et cinq blessés) mais son âme.
La continuation de l’action policière par d’autres moyens
Le cadre légal de l’action
de la division parachutiste est très large. Les quatre régiments parachutistes engagés
peuvent appréhender en flagrant délit ou contrôler des groupes et agir sur
renseignement avec des OPJ affectés à chacun d’eux.
Le général Massu,
nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour
et de nuit. Normalement, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité
judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures, mais le préfet délègue
à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée pendant au
maximum un mois. Cette assignation à résidence permet d’arrêter de simples
suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de
les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police judiciaire. Le
tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les
affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de
traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le
tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les
tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant
lui.
Forte de ces pouvoirs, la division
parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs
structures. Le premier système, dit « de surface », consiste à
protéger les sites sensibles et à quadriller la ville par des points de
contrôle et plus de 200 patrouilles quotidiennes. Les régiments sont
affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître
parfaitement et la Casbah est complètement bouclée. Ce contrôle constant en
impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN, mais
il ne permet pas d’effectuer beaucoup d’arrestations.
Le démantèlement des
réseaux est le fait de l’organisation « souterraine », c’est-à-dire d’abord de la structure de renseignement. Les
renseignements proviennent de trois sources : la documentation, c’est-à-dire
les fichiers (mais les services compétents sont réticents à coopérer) ou les
documents du FLN ; la population, mais les
langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre, et
surtout les interrogatoires de suspects. Dans l’ambiance qui règne alors
d’urgence, de lutte implacable contre un ennemi invisible et détesté et il faut
bien le dire, de mépris vis-à-vis d’une population musulmane « moins française que les autres »,
les notions de suspects et d’interrogatoire se brouillent très vite. Tout
musulman tend à être suspect et tout interrogatoire tend à devenir torture. Au
sein de cette structure de renseignement, le commandant Aussaresses, est chargé
des exécutions extrajudiciaires maquillées le plus souvent en suicide, comme
celles du leader FLN Mohamed Larbi Ben M’hidi ou de l’avocat Ali Boumendjel.
Où s’arrête la sécurité
globale ?
Comme le souligne le général Massu dans son
ordre d’opération, la traque des terroristes selon des méthodes inspirées de
celle de la police n’est qu’un aspect du problème. Il faut aller beaucoup plus
loin. Dans la trinité clausewitzienne, la force armée, le gouvernement et le
peuple se renforcent et se contrôlent mutuellement. Lorsqu’une guerre est
déclarée, les deux armées ennemies s’affrontent dans un duel gigantesque, et
lorsqu’un vainqueur se dessine, le gouvernement vaincu et le peuple à sa suite
se soumettent. Dans la « guerre
contre-terroriste », on détruit les
cellules tactiques ennemies mais aussi les chefs, avec qui il est hors de
question de négocier. Si l’on veut mener une guerre, le seul pôle sur lequel on
peut agir est donc la population. Combinant la recherche policière du 0 terroriste
et la vision militaire de lutte collective, l’armée se lance dans le contrôle
étroit du « peuple de l’ennemi » pour éviter qu’il sécrète à nouveau des « malfaisants ».
On s’engage donc dans une voie dont on ne
cerne pas la fin et les contradictions. Outre que l’on n’hésite pas à
brutaliser la population musulmane (plusieurs dizaines de milliers de suspects,
innocents pour la très grande majorité, passeront par les centres de triage),
on lui impose, sur l’initiative du colonel Trinquier, un dispositif d’autosurveillance
inspiré des régimes totalitaires communistes qui ont tant marqué les vétérans d’Indochine.
Dans le cadre de ce dispositif de protection urbaine (DPU), aussitôt surnommé
Guépéou. Chaque maison de la Casbah ou des bidonvilles est numérotée et chacun
de ses habitants est fiché. Des chefs d’arrondissements, îlots, buildings ou
maisons sont désignés (7 500 au total)
avec l’obligation de tenir à jour des fiches de présence et de signaler tout
mouvement, sous peine de sanctions. La mise en place du DPU permet ainsi de
découvrir Ben M’Hidi.
Le DPU sert aussi de relais pour
l’encadrement psychologique et administratif de la population. En s’immisçant
dans tous les aspects de la vie, avec la création de sections administratives
urbaines (SAU), d’organisations d’anciens combattants, de « cercles féminins » (où les femmes reçoivent un enseignement pratique sous l’impulsion
d’équipes médico-sociales) et en inondant la ville de photos, affiches, tracts,
messages par radio, journaux ou cinémas itinérants, on espère gagner « la bataille des cœurs et des esprits ». Cette mainmise permet aux parachutistes de
devenir à leur tour des « poissons dans
l’eau » même s’il s’agit surtout de
poissons prédateurs.
Cela n’empêche pas Yacef Saadi, le chef du
réseau « bombes » à Alger d’organiser à nouveau une série d’attentats
atroces. Les 4 et 9 juin, Saadi et ses poseurs de bombes, souvent des porteuses pour moins attirer la méfiance, tuent 18 personnes et en blessent près de 200. Cette fois le général Massu fait appel au colonel Godard
pour organiser les opérations. Godard, futur membre de l’OAS, est très hostile
aux méthodes employées précédemment et notamment l’usage de la torture. Trinquier
et Aussaresses sont écartés au profit du capitaine Léger qui parvient à
organiser de spectaculaires opérations d’infiltration et d’intoxication des
réseaux du FLN, la fameuse « bleuite ». Même s’il y aura quelques attaques l’année suivante, la bataille
d’Alger se termine en octobre 1957, avec l’arrestation de Yacef Saadi et la
mort du tueur Ali-la-pointe.
Où est la victoire ?
La méthode, souvent
brutale, a été tactiquement efficace. Le réseau « bombes » est démantelé une première fois en février 1957 puis à
nouveau en octobre. Le comité
exécutif du FLN, privé de Ben M’Hidi s’est enfui pour la Tunisie.
Officiellement, jusqu’à la fin mars, la 10e DP a tué 200 membres
du FLN et arrêté 1 827 autres, mais beaucoup
plus selon d’autres sources comme Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger, qui font aussi l’objet de controverses.
Mais si la victoire
immédiate sur le terrorisme est flagrante, il est probable que les méthodes
employées, quoique souvent moins dures que celles du camp d’en face y compris
contre les siens, ont contribué encore à pousser la population musulmane dans
le camp ennemi. La polémique qui naît sur les méthodes employées va également empoisonner
l’action militaire jusqu’à la délégitimer gravement.
En interne, le malaise est
aussi très sensible du fait du mélange des genres. D’un côté, certains ne se
remettront pas de leur engagement dans l’action policière poussée à fond alors
que d’autres souffriront au contraire de ce non-combat si contraire à l’éthique
militaire et si frustrant. Cela se traduit parfois par des bouffées de violence
comme en juin 1957, lorsque trois parachutistes agressés depuis une voiture se
ruent dans un hammam et tuent plusieurs dizaines d'innocents. Bien
qu’infiniment moins meurtrière pour eux que les batailles de 1944-1945 par
exemple, les soldats français gardent un souvenir détestable de cette période
jusqu’à l’incruster profondément dans l’inconscient collectif.
En guise de conclusion,
voici ce que disait le colonel Bigeard à ses hommes en juillet 1957 avant de
reprendre un « tour » à Alger. Cela résume assez bien la
problématique des unités de combat engagées contre les organisations armées pratiquant le terrorisme : « Nous avons deux éventualités
possibles pour « tuer » notre période d’Alger : la première peut
consister à se contenter du travail en surface, en évitant de se compromettre,
en jouant intelligemment sans prendre de risques, comme beaucoup hélas !
savent trop bien le faire ; la seconde, jouer le jeu à fond, proprement,
sans tricher, en ayant pour seul but : détruire, casser les cellules FLN,
mettre à jour la résistance rebelle d’une façon intelligente, en frappant juste
et fort. Nous adopterons immédiatement la seconde. Pourquoi ? parce que
c’est une lâcheté de ne pas le faire. […] Il y a ces articles de presse qui nous calomnient. Il y a ceux qui ne
prennent aucune position et qui attendent. Si nous gagnons, ils seront nos
défenseurs ; si nous perdons, ils nous enfonceront. Les directives
concernant cette guerre, les ordres écrits n’existent pas et pour cause !
Je ne peux vous donner des ordres se référant à telle ou telle note de base…Peu
importe ! Vous agirez, avec cœur et conscience, proprement. Vous
interrogerez durement les vrais coupables avec les moyens bien connus qui nous
répugnent. Dans l’action du régiment, je serai le seul responsable. »