Après
Guerre et montagne, les colonels chasseurs-alpins Le Nen et Givre
prennent encore de la hauteur avec une réflexion sur la guerre moderne. En un
peu plus d’une centaine de pages et cinq chapitres courts (c’est le principe,
heureux, de cette nouvelle collection « Guerres et opinions » chez
Economica), ils exposent leur vision de cette guerre mondiale en miettes qui a
succédé à la guerre froide. J’en expose ici les grands traits avant de revenir plus
précisément dans les jours qui viennent sur certains points.
On
pourrait résumer leur idée maîtresse à l’embarras des nations occidentales
victorieuses, un peu par défaut et beaucoup par surprise, de l’URSS et qui se
retrouvent comme puissances militaires dominantes dans l’univers changeant et
souvent violent de la nouvelle mondialisation.
Leur
premier chapitre, qui n’est pas sans rappeler La géopolitique de l’émotion de
Dominique Moisi ou le chapitre de Thomas Lindemann sur les guerres de
reconnaissance dans La fin des guerres majeures ?, décrit un
nouveau contexte où la stratégie de la guerre froide, froide aussi par la
rationalité imposée de l’arme nucléaire, fait place à une palette plus large de
motivations que le simple intérêt comme la peur ou l’honneur (la
reconnaissance). Le contraste devient alors énorme entre la posture
pacifiée, sinon pacifiste, européenne et
celles des multiples acteurs de l’arc de crise. Cette classification des
sources des conflits entre les trois motivations décrites par Thucydide est une
première originalité, très éclairante, de l’ouvrage.
La
seconde trinité utilisée par les auteurs, plus classique, est la fameuse
trinité clausewitzienne décrivant les rapports l’Etat, le peuple et l’armée.
Selon eux, là où Clausewitz décrivait un Etat souverain chez lui et un peuple
obéissant, c’est l’inverse que se passe aujourd’hui, au moins dans les pays
démocratiques, heureusement de plus en plus nombreux. Tout se passe en effet comme si c’était le
peuple qui finalement dominait complètement un Etat attentif à ses moindres
pulsations. Le duel des armes ne visent plus à convaincre l’Etat ennemi de la défaite mais à décourager son
peuple, l’Etat ne faisant que suivre ensuite les sondages d’opinion.
Ces
guerres d’opinion apparaissent d’autant plus comme la norme que d’un côté, nos
adversaires ne peuvent nous affronter sur le champ de bataille sans risque
d’être écrasés et que de l’autre, ces mêmes adversaires sont presque toujours
non-étatiques formant des trinités beaucoup plus incrustée, par leur tête
politique et leurs miliciens volontaires, dans une population. Le jeu d’échecs
fait alors place au jeu de Go avec ses stratégies extensives (orientées vers
les populations et les forces, amies comme ennemies) et ses victoires toujours
relatives. De duel armé avec la grande bataille décisive comme point Oméga, les
opérations militaires sont désormais systémiques et surtout destinées à
conforter le moral des siens et saper celui des autres par une accumulation de
petites victoires.
Dans
ce cadre, l’action militaire elle-même étendue à de nouveaux champs comme le
cyberespace et l’espace extra-atmosphérique n’est qu’un instrument parmi d’autres
pour atteindre cet objectif, d’autant plus difficilement que, tout en se
protégeant sur son sol des frappes ponctuelles, terroristes ou non, de
l’ennemi, cette stratégie extensive s’exerce presque entièrement au cœur de
pays étrangers et souverains. Il s’agira donc de s’associer à une trinité
locale, d’essence étatique ou contre-étatique comme en Libye, pour vider de sa
substance celle de l’adversaire.
Au
bilan, les deux auteurs développent une vision claire et cohérente du contexte stratégique
mondial s’appuyant sur des concepts originaux. Elle est à rapprocher de celle,
beaucoup plus historique, du général Guy Hubin dans La guerre-une vision française, de The new
western way of war de Martin Shaw et bien sûr de La guerre probable du général Desportes. Elle est surtout à lire et
à développer.
Colonel
Pierre-Joseph Givre et colonel Nicolas Le Nen, Enjeux de guerre, Economica, 2012. Préface de Hubert Védrine.