Quand
on examine les opérations extérieures menées par la France sous la Ve République
depuis la fin de la guerre d’Algérie, on peut distinguer plusieurs phases.
La
première est celle des actions menées unilatéralement en Afrique afin de
protéger des intérêts français, comme à Bizerte en 1961, ou de soutenir des
gouvernements en place face à des organisations non-étatiques soutenues le plus
souvent par des Etats voisins. Ces 50 opérations, dont 14 entre 1977 et 1980,
ont toutes été des succès militaires qui témoignaient d’un savoir-faire
français reposant sur une chaîne de commandement rapide, un consensus général
sur cet emploi « discrétionnaire » des forces, des unités
prépositionnées, des éléments en alerte, une bonne capacité de projection à
moyenne distance mais aussi sur un décalage qualitatif énorme entre les soldats
français et les bandes mal armées et mal équipées qui constituaient
généralement nos adversaires. Ce système permettait à nos forces d’éteindre les
incendies au plus tôt sans y consacrer beaucoup de moyens et sans rester sur
place outre mesure. L’autorité politique n’étant pas inhibée par les pertes (33
morts en mai-juin 1978 au Tchad et au Zaïre), elle s’immisçait peu dans les
opérations. Celles-ci avaient donc de plus fortes chances de succès et les
pertes restaient limitées.
A
côté de ces opérations « coup de poing », l’engagement français au
Tchad de 1969 à 1972 aux côté du gouvernement contre le Front de libération
nationale (Frolinat) représente sans
doute le plus bel exemple de contre-insurrection moderne réussie. Avec un
volume de forces équivalent à celui de l’opération Pamir en Afghanistan, les
Français ont réussi à rétablir la sécurité dans une zone dix fois plus peuplée
que la province de Kapisa et deux fois plus grande que la France. Ce succès a reposé sur
quelques principes simples : des objectifs limités puisqu’on on ne
cherchait pas à faire du Tchad une démocratie avancée et prospère mais
simplement à rétablir l’autorité de son Etat ; une autonomie du théâtre
par rapport à Paris ; l’intégration des efforts sous l’autorité de
l’ambassadeur de France ; l’application d’une véritable approche globale
comprenant simultanément l’assistance à
l’administration locale (par des militaires français), l’assistance aux
forces de sécurité tchadiennes (avec 650 militaires français vivant au sein de
ces forces pendant un an) et la lutte directe contre les forces rebelles.
Les
opérations françaises ont commencé à perdre de leur capacité à obtenir le
succès lorsque la conduite politique a nié la notion d’ennemi, alors qu’il y en
avait un voire même plusieurs en face de soi. On abandonnait donc la stratégie à
l’adversaire tout en se contentant d’une simple mise en œuvre de moyens sous
forme de présence. Cela a commencé au Liban avec l’engagement dans la Force intérimaire
des Nations-Unies au Liban (Finul) et dans la Force multinationale de sécurité
à Beyrouth (FMSB). Cet engagement « sans ennemi » au Liban a coûté la
vie à 158 soldats français dont 92 dans les dix-mois d’existence de la FMSB,
« tués par personne » selon le mot amer d’un des commandants sur
place. Le désastre de la FMSB ,
la plus grande défaite de la
France depuis la fin de la guerre d’Algérie, aurait pu alerter
sur le rapport coût-inefficacité des missions d’interposition. Il n’en a rien
été.
Malgré
des précédents historiques tous fâcheux depuis le début du XXe
siècle, cette période a également été l’occasion du retour des forces dans les
missions de sécurité intérieure en 1985 en Nouvelle-Calédonie avec l’Etat
d’urgence puis la garde aux frontières à
partir de 1986 et enfin Vigipirate en 1991, autant d’opérations beaucoup plus
symboliques qu’utiles mais qui, outre une charge supplémentaires sur les
unités, a réintroduit les forces armées dans les rues françaises. Cette
dérivation de ressources militaires vers de nouvelles missions sans ennemi
relevait de la gesticulation politique, dans le champ intérieur, cette fois.
Elle marquait cependant le premier pas dans une confusion des genres et les
prémisses de la notion de continuum sécurité-défense.
La
fin de la guerre froide et la nécessité, comme après les deux guerres
mondiales, d’en gérer les crises conséquentes a entraîné une dilatation du
champ des opérations jusqu’à des endroits inconcevables quelques années plus
tôt comme l’Arabie Saoudite, le Kurdistan ou le Cambodge. La dilatation est
aussi dans le volume des forces engagées avec un pic à plus de 20 000 hommes en
1990-1991 mais également dans le spectre des missions avec d’emblée le retour
très inattendu de la guerre inter étatique, contre l’Irak. Ce temps des crises
post-guerre froide, que l’on espérait provisoire, a coïncidé avec la nouvelle
liberté d’action du Conseil de sécurité des Nations-Unies débarrassé du blocage
du veto. Oubliant, le précédent du Liban, la France s’est pleinement engagée
dans ces missions avec 10 000 hommes « sous casques bleus » au
début des années 1990 et très rapidement des pertes conséquentes à chaque fois
que ces ennemis que l’on niait sont réapparus. C’est ainsi que 55 autres
soldats sont tombés de 1992 à 1995 en Ex-Yougoslavie. Ces échecs cinglants des
missions d’interposition n’ont pourtant pas empêché la France de réitérer encore
en République de Côte d’Ivoire, de 2002 à 2010, pour y perdre encore 27 hommes,
sans parler des souffrances imposées à la population française expatriée dans
ce pays. Au bilan, plusieurs milliers de jeunes Français ont ainsi été tués ou
blessés sur plusieurs continents par peur politique de désigner un ennemi et
d’engager la force contre lui.
Les
Américains se sont les premiers détournés de ce mode d’action stérile et ont
imposé dès 1995 une conception plus saine de l’emploi de la force armée. On
s’aperçut alors que les adversaires qui nous humiliaient étaient souvent bien
plus faibles que nous l’imaginions. Après une paix imposée par des frappes
aériennes et des tirs d’artillerie, la sécurité en Bosnie ou au Kosovo fut
assurée par l’étouffement de ces territoires grands comme quelques départements
par des forces coalisées de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Cette
séquence balkanique était plus efficace que la précédente mais elle
introduisait plusieurs illusions comme la possibilité de gagner une guerre par
des feux à distance, l’idée que l’on pouvait atteindre un objectif par la
simple présence de troupes nombreuses pendant longtemps et la nécessité d’agir
forcement en coalition, ne serait-ce que pour avoir les effectifs nécessaires. Alors
que nous théorisions sur cette séquence brève coercition-longue stabilisation,
les Américains en refusaient la seconde étape (ou plutôt la laissait aux
Européens).
Cette
dichotomie s’est retrouvée en Afghanistan dans le découplage en deux opérations
d’inspiration opposées mais entravées par plusieurs facteurs comme l’alliance
avec les seigneurs de la guerre, le sanctuaire pakistanais ou simplement les
dimensions du théâtre bien supérieures à celles des Balkans, elles furent un
échec. Non seulement l’ennemi ne cédait pas mais il se réorganisait pour mener une
vraie campagne au milieu des populations. Le passage au combat de
contre-insurrection fut difficile. Les problèmes des opérations multinationales
apparurent alors au grand jour. Le principal d’entre eux, comme le montrait
déjà l’armée d’Orient immobilisée à Salonique de 1915 à 1918, est la
schizophrénie des membres d’une coalition qui poursuivent à la fois des
objectifs nationaux propres et des objectifs communs. Le second fut, pour les
nations qui ont accepté le combat, de se dégager de la culture militaire du
meneur, très dominant, de la coalition et par forcément la mieux adaptée à ce
type de conflit. Cette deuxième campagne française de contre-insurrection, dans
un contexte aussi contraint fut bien moins efficace que la première.
L’intervention
en Libye en 2011 fut le dernier révélateur de toutes les entraves qui pèsent
sur l’emploi efficace des forces armées : délais imposées par le dogme de
la légitimité du mandat des Nations-Unies qui permettent à l’ennemi de se
renforcer en ôtant toute foudroyance à l’action et contraignent cette dernière
au plus petit dénominateur stratégique commun, refus de l’engagement au sol
seul à même d’obtenir la décision stratégique, ralentissement par le travail en
coalition et dépendance matérielle des Etats-Unis. Au bilan, il aura fallu dix
mois à la plus puissance coalition militaire de l’histoire -créée pour stopper
en quelques jours une offensive massive du Pacte de Varsovie- pour
venir à bout d’un dictateur et de sa milice. La France a participé pour environ
un quart à ce résultat.
Le
pire est qu’au point de vue tactique nos adversaires ne sont guère meilleurs et
mieux équipés que ceux que nous affrontions dans les années 1970. C’est nous
qui, malgré les innovations techniques, sommes devenus plus faibles et
essentiellement par inhibition politique. Cette inhibition politique nous
pousse d’une part à rechercher de la légitimité par l’action à plusieurs, sur
un ordre venu de l’extérieur et d’autre part à limiter l’action au sol jugée la
plus électoralement coûteuse car la plus dangereuse. On se prive ainsi de tous
les atouts qui faisaient notre force comme la vitesse de décision et
d’exécution ou la confiance accordée aux hommes sur le terrain.
Il
ne faut se leurrer sur la raréfaction attendue des opérations. Beaucoup de
celles qui ont été menées depuis vingt ans étaient totalement imprévues. Le
destin de la France se jouant désormais au loin, l’ère des OPEX est loin d’être
terminée. Il sera donc nécessaire de sortir de la spirale de l’inefficience, ce
qui suppose en premier lieu de sortir de l’inhibition politique et de revenir à
une conception plus gaullienne de l’emploi de la force. Cela passe sans doute par
un travail de pédagogie pour ne pas dire d’influence, à l’instar de la doctrine
Powell-Weinberger et de l’art opératif américain aux Etats-Unis après la guerre
du Vietnam.
Votre analyse des diverses OPEX de la France depuis les années 70 est tout à fait pertinente par rapport à votre grille d'analyse : niveau de pertes, positionnement des politiques...Vous présentez les premières interventions au Tchad comme un exemple réussi de contre-insurrection. Certes, mais au final pour quel résultat ? Même si la situation économique(grâce au pétrole) s'est un peu améliorée, ce pays est stable actuellement? Que je sache le pouvoir actuel est toujours menacé et l'unité du pays toujours problématique. Nos intérêts strictement français sont mieux défendus maintenant? La position géographique du Tchad en Afrique est fort intéressante : nous sommes certains de pouvoir en disposer toujours? Je suis d'accord avec vous pour considérer que nous n'avons pas à imposer notre modèle de démocratie, mais quelque soit le régime politique, il faut tout de même bien qu'une majorité de la population le soutienne ainsi que ses forces armées. Les Américains n'ont pas réussi à faire en sorte que le gouvernement du sud-Vietnam ait un soutien suffisant de sa population : on connaît le résultat. On risque d'assister au même phénomène en Afghanistan.
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