Mesdames et messieurs
les députés,
Je précise que je
m’exprime ici en mon nom propre, n’engageant en rien l’armée de terre et encore
moins le centre de doctrine dans lequel je sers, et qui, par ailleurs, ne
traite pas de ses questions. C’est un simple officier, un peu expérimenté et un
peu historien, qui vous parle en essayant de refléter ce qui lui semble être
l’opinion générale de ses camarades.
Pour commencer, je
voudrais rappeler certaines évidences. Le service des armes est certes un
métier mais c’est aussi tout autre chose, et c’est ce « tout autre
chose » qui fait la différence. Ce « tout autre chose », c’est
en réalité une série de caractères extraordinaires relatifs à la chose
militaire.
Le premier est son
importance. L’armée est, ne l’oublions pas, l’instrument de défense des
intérêts de la nation et de sa vie même. Que ce mur humain se fissure et c’est
la Patrie qui se trouve en danger. Il y a encore des millions de Français qui
ont connu l’occupation allemande. Avant eux, leurs parents avaient connu
l’invasion allemande de 1914 et leurs grands-parents celle de 1870.
On ne peut que se féliciter de l’apaisement des relations entre Etats européens
qui nous connaissons depuis plusieurs dizaines d’années. L’historien ne peut
s’empêcher cependant d’y voir plus une heureuse anomalie qu’une nouvelle
normalité, une parenthèse qui peut hélas se refermer très vite. S’il avait
existé à l’époque, le prix Nobel aurait sans doute été attribué à la
Sainte-Alliance issue du Congrès de Vienne qui avait déjà régulé les relations internes
de l’Europe peu de temps que celle-ci ne bascule dans deux guerres totales. Le
prix Nobel de la paix a, en revanche, été attribué à Norman Angell auteur d’un essai au
retentissement mondial où il expliquait que dans le cadre de ce que l’on
n’appelait pas encore la mondialisation toute guerre entre Etats européens
était devenu impossible. Ce livre s’appelait La grande illusion et il a été publié en 1910.
Le premier principe
extraordinaire est donc qu’on ne badine pas avec la vie de la nation et que
rien ne doit entacher le fonctionnement de ce qui la protège. L’exemple
ukrainien est là pour nous montrer ce qui peut advenir lorsqu’un
Etat vide son armée de toute substance.
J’ajoute, et ce n’est
pas neutre dans le débat en cours, que contrairement aux armées qui nous
entourent, à l’exception du Royaume-Uni, le combat n’a jamais cessé pour
l’armée française. Le nombre de soldats français tombés au combat depuis 1945
dépasse, et de très loin, celui de tous les autres armées de l’Union européenne
réunies. Et ils tombent encore, plus de 600 depuis 40 ans, et ce sont même les
seuls soldats européens qui tombent actuellement au combat. L’armée française
reste donc, plus que d’autre, sensible au deuxième caractère extraordinaire de
la chose militaire : la mort comme hypothèse de travail. Lorsque je suis
revenu d’une mission de six mois dans Sarajevo, période où j’ai vu plus de 50
soldats français tués ou blessés, j’ai
découvert la nouvelle existence dans mon régiment d’une chargée de prévention
qui est venue me demander quels étaient les emplois dangereux dans mon unité.
Le moment de surprise passé, je lui ai expliqué que par principe tous
l’étaient. Car notre première association professionnelle se fait avec la mort.
La mort reçue, bien sûr, et il n’est pas inutile de rappeler que, même si nous
n’avons pas le monopole du risque, être soldat dans l’armée de terre reste le
métier le plus dangereux de France. La mort donnée surtout, car c’est bien là
la spécificité du soldat. Il a dans certaines conditions légales bien entendu,
le droit de tuer, ce qui, on en conviendra, cadre mal avec le premier des
droits de l’homme : la vie. Il faut donc peut-être s’attendre à ce qu’un
jour la Cour européenne des droits de l’homme soit saisie et conclut qu’il
serait mieux que les soldats combattent sans mourir et surtout sans tuer.
Le troisième caractère
extraordinaire de la chose militaire, lié aux deux précédents, est son
caractère non-linéaire, sa turbulence. Le soldat passe son temps de la paix à
la guerre, de la préparation à l’opération, de l’attente au combat, combat qui est sa finalité, ce pourquoi il
existe et il se prépare. Ces variations, ces projections rapides de la quiétude
en France au cœur d’une crise à l’étranger, parfois en quelques heures, ces
dilatations de violences et d’émotions, cadrent mal avec le fonctionnement
habituel et réglé des autres organisations humaines. Dans cette turbulence, c’est
l’impératif de la victoire qui conditionne tout ce qui peut survenir en amont.
Or vaincre dans cet univers extrême impose aussi une préparation, une formation
voire un modelage des hommes qui doivent, pour être efficace, se rapprocher
autant que faire se peut de la dureté et de la complexité du combat réel. Un
entraînement difficile reste le gage de l’efficacité au combat selon le vieil
adage qui veut que « la sueur épargne le sang ». Un dernier
point mérite d’être souligné. Contrairement là-aussi à toutes les autres
organisations et administrations nous devons faire face à des ennemis, pas des
concurrents, des contestataires ou même des délinquants, mais bien à des
ennemis, c’est-à-dire des groupes politiques qui veulent nous imposer leur
volonté par les armes. Outre qu’ils amènent bien sûr avec eux la mort, ces
groupes que nous affrontons, dont on constatera au passage qu’aucun n’est
syndiqué et n’envisage a priori de
l’être, introduisent aussi l’incertitude. Face à un ennemi, le chemin le plus
rapide n’est pas forcément le plus court car c’est peut-être là qu’il vous
attend. Une armée doit être capable de faire face aux attaques de l’ennemi, à ses
surprises, et elle a donc aussi un impératif de souplesse, de réactivité.
A la base de tout cet
édifice, on trouve la relation entre toutes ces exigences du combat et de sa
préparation et celles de la « condition militaire », entendu au sens
de conditions de vie et de travail. La conception que l’on a de cette relation
est alors essentielle.
On peut considérer
qu’il y a étanchéité entre les deux et que ce qui relève de la condition
militaire relève simplement du droit du travail. On peut estimer aussi et
surtout qu’il y a bien une influence. On peut penser par exemple qu’au sein
d’un même budget de fonctionnement que ce qui est pris pour le confort des
hommes le sera au détriment par exemple de moyens d’entraînement ou même que l’amélioration
du confort des hommes est contraire à la rusticité et la rudesse nécessaires
aux combattants. On peut estimer au contraire que l’effort sur les conditions
de vie et de travail ont une influence positive sur le fonctionnement général
d’une armée, surtout quand elle compte dans ses rangs 70 % de contrats courts
et qu’elle est donc fondée sur le volontariat et la bonne volonté à rester. Beaucoup
des jeunes gens qui s’engagent chez nous, notamment dans les unités de combat,
viennent certes pour y trouver une vie exigeante mais si on peut les faire
vivre et notamment les payer correctement c’est encore mieux. Cela contribue à
augmenter le nombre de volontaires et donc la sélection à l’entrée, cela
contribue aussi à les maintenir en service et donc aussi à augmenter notre
niveau d’expérience.
On est bien là au cœur
du commandement qui doit arbitrer entre tous ces éléments y compris jusque dans
les combats, où il faut là encore estimer le risque pris au regard de
l’impératif de réussite de la mission et c’est bien ici également que se situe
la problématique des associations destinées à la défense des droits individuels
ou collectifs de ses membres. La plupart des militaires français, en
particulier dans le corps des officiers pensent que l’introduction de telles structures
et en particulier des syndicats aurait tendance à modifier négativement la
préparation et même l’engagement de nos forces, jusqu’à avoir des conséquences
stratégiques graves. Cela pour plusieurs raisons.
La première, sur
laquelle je passe rapidement tant elle est évidente, est qu’elle peut introduire
une deuxième hiérarchie, potentiellement contradictoire et même concurrente de
la première. Elle introduit un biais qui sape le principe d’obéissance aux
ordres. La discipline, force principale des armées, ne sera jamais une formule
ringarde tant qu’il sera question de vie et de mort, depuis les individus
engagés au combat jusqu’à la nation même. La deuxième est l’idée que cette
séparation entre ceux qui s’occuperaient spécifiquement de la
« condition » et ceux qui
s’occuperaient simplement de la conduite des opérations auraient des
conséquences graves sur l’efficience et même l’efficacité de ces dernières. Dans
un monde certes différent du monde du combat, qui est celui de la sécurité
intérieure, la comparaison entre la police et la gendarmerie est édifiante. Pour reprendre les propos du député Folliot, la
syndicalisation de la première induit un coût supplémentaire pour obtenir une
efficacité équivalente à la seconde. Ces différences de coût sont
essentiellement le fait d’une différence de traitements qui sont eux-mêmes source
de frustrations. Quand on a vu, pendant les évènements en Nouvelle Calédonie,
des gendarmes mobiles loger sous des tentes à côté de l’hôtel où logeaient les
CRS, on peut le concevoir. Surtout, la présence de syndicats est souvent
synonyme de contraintes supplémentaires destinées à améliorer les conditions de
vie mais bien souvent au détriment de l’efficacité opérationnelle. Invité par
un ami commissaire, j’ai passé une nuit dans un commissariat. J’avoue avoir été
sidéré lorsque j’ai constaté que tous les policiers s’arrêtaient de patrouiller
entre 1h à 2h du matin pour respecter la « pause syndicale ». C’est à
ce moment-là que j’ai compris qu’un tel mode de fonctionnement était
incompatible avec les exigences opérationnelles militaires.
Vous pourrez me
rétorquer, qu’il ne s’agit pas là du
même métier que le mien, c’est vrai et c’est heureux. On peut constater cependant
et malheureusement, que même si le droit de grève ou de retrait n’existe pas
dans les armées syndiquées, l’habitude, une certaine posture intellectuelle,
font malgré tout que les contraintes appliquées en « temps de paix »,
y transpirent plus qu’ailleurs dans le domaine opérationnel. Alors que je
débutais ma carrière, un de mes anciens me racontaient comment le bataillon
belge arrivant au sein de la FINUL (Force intérimaire des Nations-Unies au
Liban sud) en 1978 avait arrêté d’un seul coup son installation, pourtant en
zone dangereuse, parce qu’il ne fallait pas dépasser le nombre d’heures
réglementaire de travail d’affilée. A un autre moment, le bataillon français
avait dû même prendre en compte le secteur belge, le temps de la résolution de
problèmes internes. Quelques années plus tard, ce sont des militaires néerlandais
qui ont refusé de partir en mission dans la province afghane de l’Uruzgan
prétextant que les matériels n’étaient pas adaptés et qui ont demandé à un
syndicat de les appuyer dans leur refus d’exécuter un ordre.
D’une manière
générale, il n’est pas inutile de souligner que les armées les plus en pointe en
terme de syndicalisation sont aussi celles qui ne combattent le moins parmi les
nations occidentales. Cette causalité est évidemment factice, c’est la
conception politique de l’emploi de la force armée qui est en cause mais c’est
cette même conception politique qui a facilité, sinon imposé, l’existence des
syndicats. Quand on ne conçoit pas son armée comme un instrument de combat mais
comme une force de présence ou au mieux une organisation humanitaire, autrement
dit que l’on nie l’existence d’un ennemi, l’efficacité tactique importe peu et
on peut tolérer toutes les contraintes syndicales. On notera au passage que les
armées allemande, néerlandaise et belge, sont aussi parmi celles qui déclinent
le plus vite en Europe. L’existence des syndicats militaires n’a donc pas plus
sauvé ces armées que dans des nations où ils n’existent pas, comme en France.
Car après ces
critiques générales, il y a un problème conjoncturel majeur qui risque de se
poser en France, avec l’introduction éventuelle de syndicats. Ce problème est
que cette introduction, forcée car les militaires n’en veulent pas,
interviendrait dans une institution déjà en crise. Les exigences que j’évoquais
plus haut sont déjà en réalité mises à mal depuis un certain nombre d’années et
plus particulièrement depuis le livre blanc de 2008 qui peut apparaître
désormais comme une sorte de Mai 1940 administratif. Depuis 2008, la
rationalisation des coûts au sein des armées françaises s’est faite au prix
d’une profonde désorganisation. Avec des monstres comme les bases de défense et
des réductions d’effectifs plus importantes que celles réalisées par le Viet
Minh et le FLN réunis, notre structure s’est rendue vulnérable à des
catastrophes, internes comme Louvois mais peut-être aussi bientôt opérationnelles.
Nous voici désormais
entrés dans une spirale de démoralisation avec les coûts humains et financiers
que cela comporte. Cette implosion humaine déjà se manifeste surtout par des
départs plus rapides et importants que prévus et une plus grande difficulté à
recruter, des problèmes disciplinaires et des problèmes médicaux qui augmentent.
Et voici que l’on
annonce la mise en place éventuelle de syndicats. Certains s’en réjouissent
finalement quand ils constatent la manière dont nous avons été traités par
rapport à d’autres ministères beaucoup plus aptes à la contestation. Une étude
interne de 2008 indiquait que 28 % pensaient que les militaires seraient mieux
défendus avec des syndicats, il est probable que ce chiffre a augmenté devant
le spectacle du désastre. La grande majorité y demeure cependant très hostile
et considérerait sans doute cette mesure comme un coup de grâce.
Sans même évoquer ce
qu’il peut y avoir de choquant pour les défenseurs de la France de constater
que celle-ci ne maîtrise pas plus le fonctionnement de son armée que celui de son
économie et ses finances, il est probable qu’après avoir constaté la forte
dégradation de notre soutien logistique, de notre administration, jusqu’au
paiement des soldes, les militaires considèrent que c’est désormais le système
de commandement, déjà affaibli, et notre système de dialogue social qui
seraient aussi en danger. Que ce dernier soit perfectible est sans doute
vrai mais il faut désormais être très prudent avec les innovations sociales ou
organisationnelles.
Le point de rupture
n’est pas loin et il suffirait maintenant de peu de choses pour
l’atteindre.
Je vous remercie de
votre attention.
Michel Goya